mondialisme.org

Socialisme et syndicalisme en France (1876-1914)

lundi 25 octobre 2010

Les 6 articles qui suivent ont été publiés dans la revue Programme communiste en 1963, 1964 et 1982. Nous ne partageons pas les positions du Parti communiste international (héritier de la Gauche communiste italienne au sein de la Troisième Internationale) sur de nombreuses questions (caractère pseudo-scientifique du marxisme, nécessité d’un Parti unique, dictature du prolétariat assimilée à la dictature du Parti, réduction de l’anarchisme à un courant « petit-bourgeois », etc.). Néanmoins, ces articles offrent une excellente description de l’évolution du socialisme et du syndicalisme avant 1914. Et ils présentent aussi une critique sans concessions des faiblesses de l’anarchosyndicalisme et du syndicalisme révolutionnaire avant 1914 – faiblesses dont leurs héritiers, au XXIe siècle, n’ont apparemment pas encore tiré le bilan, comme en témoigne l’ouvrage de René Berthier L’anarchosyndicalisme et l’organisation de la classe ouvrière paru en février 2010 aux Editions du Monde libertaire. Les anarchistes expliquent encore la faillite de l’anarchosyndicalisme français par les erreurs de quelques dirigeants ayant « trahi » leurs camarades (1) ; par les silences coupables de la Charte d’Amiens à propos de « la lutte contre l’Etat » et des « illusions sur le parlementarisme » ; ou par l’introduction dans un mouvement ouvrier sain par nature d’ « idées et de pratiques réformistes » par des éléments extérieurs au syndicalisme. L’analyse de Programme Communiste se situesur un terrain plus fertile en explications (les caractéristiques profondes de la société française et du mouvement ouvrier avant 1914 ; l’émergence d’une bureaucratie syndicale et ses rapports avec l’Etat, la fonction du syndicalisme dans les grands Etats capitalistes depuis l’apparition de l’impérialisme, etc.) que les seuls défauts personnels des chefs de la CGT ; le légalisme, le parlementarisme, et les manœuvres fractionnelles des sociaux-démocrates avant 1914 ; ou le rôle d’« idées » néfastes introduites de l’extérieur. Les tares bien réelles des socialistes n’expliquent nullement l’échec du syndicalisme révolutionnaire et de l’anarchosyndicalisme, pas plus que la révolution russe ou les manœuvres du PCF et des staliniens après le Congrès de Tours. Il est caractéristique que, dans son livre, Berthier fasse l’éloge d’une « fraction anti-fraction » anarchiste au sein des syndicats, pendant les années 1970, qui s’appelait l’Alliance syndicaliste. Sans le savoir, il donne raison à Programme communiste qui considérait que les anarchistes n’étaient opposés à la politique au sein des syndicats, que s’il s’agissait d’une autre « politique » que la leur... Il serait temps que les libertaires confrontent la réalité des structures syndicales actuelles avec le projet anarchiste de destruction de l’Etat et de toute structure de pouvoir, qu’ils arrêtent de rêver à un Age d’Or qui n’a jamais existé, et comprennent que les travailleurs inventeront forcément d’autres formes d’auto-organisation… 1. Le SNUIPP a édité une brochure fort instructive « Les syndicalistes et la Première Guerre mondiale » qui contient des textes de Bouët, Dumoulin, Jouhaux, Merrheim, Monatte et Rosmer écrits entre 1915 et 1918, que l’on peut trouver sur le site la Bataille socialiste. Ni patrie ni frontières

PS. Ceux qui souhaitent se renseigner sur le Parti communiste international peuvent se rendre sur le site http://www.pcint.org/ D’autres textes se trouvent sur http://www.sinistra.net/ notamment les articles ci-dessous ou sur d’autres sites correspondant aux différentes scissions du PCI....

Socialisme et syndicalisme

dans

le mouvement ouvrier français

(1876-1914)

x Avant-propos

Le mouvement syndical français – ou ce qui en reste dans la centrale qui se réclame impudemment de sa tradition historique – approche de son « heure de vérité » : le moment n’est plus loin où la CGT devra renoncer à ses dernières attitudes d’opposition à la politique du patronat et du gouvernement. Devenue seulement vers 1936 un véritable syndicat de masse, elle n’a jamais été capable de maintenir hauts et fermes les principes fondamentaux du syndicalisme de lutte de classe, mais elle n’avait jamais encore confessé franchement son réformisme contrairement aux Trade-Unions anglaises ou aux syndicats allemands. Le moment est venu pour elle de « s’aligner ».

Depuis longtemps la vieille CGT de tradition révolutionnaire n’existait plus : elle ne faisait que tenter de se survivre. Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, son histoire n’a été qu’un tissu de menaces vaines et d’abandons scandaleux, de « réussites » trompeuses et d’échecs catastrophiques, de réunifications éphémères et de scissions durables. Pendant tout ce temps et toutes ces occasions, elle n’a cessé de perdre et de gaspiller en masse cette énergie prolétarienne de lutte et de révolte, toujours déçue mais toujours renaissante, qui naît de l’exploitation capitaliste et que l’exploitation capitaliste réveille toujours, mais que la traîtrise opportuniste fourvoie toujours en la canalisant vers des buts opposés à ceux du prolétariat révolutionnaire, tels la « restauration de la démocratie », « l’indépendance nationale », la « sauvegarde de la production », « l’expansion », etc.

Si les opportunistes et les renégats qui contrôlent l’actuelle CGT ont pu, en dépit de maintes crises, conserver intacte leur influence sur les ouvriers les plus combatifs, dont le nombre va d’ailleurs en diminuant, cette influence ne pourra pas se maintenir pendant bien longtemps sur la base de cette « opposition » équivoque et superficielle qui est devenue de tradition dans ce syndicat. Depuis le Front populaire de juin 1936 et, plus encore, depuis la Libération d’août 1944, la CGT ouvrière a cessé d’être une organisation prolétarienne. Politiquement, elle a adopté une plate-forme de défense de la société bourgeoise et adhéré sans réserve à son idéologie. Pratiquement, elle s’est toujours refusée lors des grèves et conflits sociaux parfois violents qui se sont déroulés depuis la guerre, à déclencher de vraies batailles avec les moyens propres au prolétariat. Pourtant elle n’avait jamais encore avoué expressément, comme elle est en train de le faire depuis deux ou trois congrès, que pour conserver ses adhérents il lui fallait pratiquer la plus basse collaboration de classe à tous les échelons de son activité et dans les formes les moins équivoques.

La liquidation du parlementarisme traditionnel, c’est-à-dire l’éviction de la petite-bourgeoisie comme facteur de jeu parlementaire, l’essor vertigineux du productivisme, les diverses conséquences de la guerre d’Algérie sont sans aucun doute à l’origine de cette évolution, mais ils n’ont fait que précipiter et accentuer le processus souterrain qui depuis des années minait déjà la grande centrale opportuniste. Depuis la fin de la guerre, la CGT allait accumulant et multipliant les compromis et les abandons qui devaient priver les travailleurs de leurs ultimes possibilités de résistance aux exigences draconiennes de l’exploitation. Lier le sort des travailleurs à l’expansion de la production nationale, c’était les lier eux-mêmes à leurs entreprises. Dès lors comment auraient-ils pu « prendre leur part » (!) de la trompeuse « prospérité » bourgeoise, sinon en se résignant aux formes jadis les plus haïes de l’exploitation capitaliste : travail aux pièces, heures supplémentaires, salaire au rendement, etc., qui augmentent les « rentrées » de l’ouvrier sans diminuer le profit de la sacro-sainte entreprise ? Tout cela n’empêcha d’ailleurs pas les ouvriers de tomber dans le piège du crédit qui, pour un peu de confort douteux, leur met au cou le carcan certain des traites à échéance et aggrave encore leur dépendance à l’égard de l’employeur. Leur combativité, et bien entendu leur unité ainsi ruinées, la CGT, responsable en fait de cette ruine, put se plaindre qu’elle était dans l’impossibilité de défendre les conditions de travail des ouvriers par la faute des ouvriers. Ces plaintes sont au fond tout ce qui l’ont distinguée des autres centrales, ouvertement conformistes. Si elle a signé des accords d’entreprise interdisant les grèves pour toute une année, c’est « parce qu’elle y a été obligée » : pardi ! A-t-elle été également « obligée » de réclamer sa propre participation aux discussions sur l’« intéressement » des ouvriers, dont elle continue platoniquement à condamner le principe ? Il lui faut maintenant, pour conserver quelques lecteurs à sa presse syndicale, s’aligner sur l’abjecte propagande bourgeoise qui endort les travailleurs en leur faisant miroiter les progrès de la technique, le luxe à la portée de toutes les bourses, les vacances populaires, la mode et le sport. Tous ces détails caractéristiques même s’ils paraissent de simples détails démontrent que le masque d’intransigeance de la CGT est près de tomber, qu’elle va être obligée de renoncer jusqu’à cette hostilité de façade contre le patronat et le gouvernement qui lui servait à dissimuler sa collaboration de classe effective.

Cette déchéance, si elle a pour résultat immédiat et brutal de décourager et de rejeter dans l’inaction ceux qui conservaient quelque foi dans la valeur combative de la CGT, a aussi son aspect positif. Accentuant aujourd’hui la division et l’impuissance des ouvriers, elle rendra pourtant plus difficile, lors de la reprise générale de la lutte prolétarienne, les diversions et le sabotage que les dirigeants syndicaux ont jusqu’ici réussis avec une facilité déconcertante. Plus l’appareil syndical se bureaucratise et se sépare de la base ouvrière, plus les manœuvres dilatoires de ses dirigeants sont malaisées et plus grandes sont les chances d’une radicalisation des mouvements. La possibilité d’une orientation de classe des luttes à venir suppose cependant une condition qui est loin d’être remplie : la formation d’éléments solidement imprégnés des principes fondamentaux de l’action prolétarienne, la présence du parti de classe – fût-il encore à l’état embryonnaire – dans toutes les agitations. Pour en arriver là un effort énorme est nécessaire, d’autant plus difficile à accomplir que la jeune génération politique est particulièrement inavertie des expériences passées. C’est précisément pour combler cette lacune que nous avons entrepris le raccourci historique qu’on va lire.

Que notre but soit bien clair. Nous ne « découvrirons » rien ; nous ne « révèlerons » rien, contrairement à tous ces « réhabilitateurs » aujourd’hui fort prisés, même par la presse bourgeoise. Nous chercherons seulement à attirer l’attention des lecteurs (et particulièrement des jeunes) sur les points les moins compris, sinon les moins connus, de l’histoire du mouvement syndical, sans autre prétention que de reconfirmer les principes que le marxisme a tirés de toute l’histoire et de toutes les formes de lutte de la classe ouvrière. Plus particulièrement, contre le préjugé profondément enraciné en France, et qui veut que le syndicat soit une forme plus apte que le parti à défendre les intérêts ouvriers et à conduire le prolétariat à la victoire, nous voulons prouver historiquement que s’il est arrivé une seule fois dans l’histoire que les principes de la lutte de classe intransigeante soient défendus par une organisation autre que l’organisation politique du prolétariat, il n’est pas un cas où ce dernier soit sorti d’une période de dépression et de reflux en se passant des principes et de la vision programmatique révolutionnaire qui sont l’apanage exclusif du parti.

Dans ce pays où, pour diverses raisons historiques, il n’a jamais existé de grand parti du nom de marxiste (carence fatale pour le prolétariat non seulement français mais international), les contrastes sociaux n’en ont pas moins été aigus, nous laissant des expériences riches d’enseignements. Après le triomphe définitif des formes politiques bourgeoises, l’expansion du capitalisme aux dépens des modes antérieurs de production devait fatalement déterminer d’amples luttes sociales ; celles-ci n’ont cependant pas été encadrées par une organisation marxiste mais par le syndicalisme révolutionnaire, né au sein des organisations syndicales, mais marqué par une idéologie qui mieux que le marxisme répondait aux traditions de pensée de la France ex-« révolutionnaire » et longtemps petite-bourgeoise. L’orientation qu’a prise dès le départ le mouvement ouvrier français a eu pour effet de retarder l’implantation du marxisme en son sein ; c’est pourquoi son histoire met dans un relief particulier toutes les lacunes du syndicalisme et des idéologies qui en relèvent directement ou non. En effet, si durant deux décennies au moins les représentants de l’école syndicaliste ont détenu le monopole de toute l’énergie ouvrière existante, ils ont démontré par leur chute dans la collaboration de classe à l’éclatement de la guerre de 1914, ne pas avoir été mieux armés contre la corruption du système bourgeois que les hommes politiques qui, eux, y avaient succombé par opportunisme électoral. Ce fait suffit à réfuter définitivement la fable puérile de la « supériorité » du syndicat sur le parti en tant qu’expression du prolétariat. Il prouve en outre que le maintien d’un programme et d’une attitude révolutionnaires jusque dans les époques de réaction n’est pas simplement une question d’organisation.

Lorsque éclata la guerre impérialiste, les hommes de syndicat comme ceux de parti tombèrent avec ensemble dans la collaboration de classe : voilà ce que nous enseigne la première partie de notre historique syndical. Quand, sur tous les fronts de la lutte, la classe ouvrière est battue, ce sont toutes ses organisations qui passent sous le contrôle direct ou indirect des agents du capitalisme. Mais ce que nous enseignera la seconde partie, c’est que, de cette situation de défaite, le parti seul, à l’exclusion de tout autre type de groupement, peut tirer le prolétariat. La troisième partie de l’histoire du syndicat qui n’est pas encore conclue dans les faits, n’est pas non plus maigre d’enseignements à ce propos. Après la seconde vague opportuniste qui emporta l’Internationale de Moscou et ses divers partis comme la première avait emporté la Seconde Internationale, non seulement la déviation syndicaliste a dévoyé les rares énergies révolutionnaires survivant à la débâcle et ainsi retardé considérablement le regroupement de l’avant-garde ouvrière, mais encore des tendances authentiquement politiques et issues du mouvement communiste et prolétarien (le trotskysme par exemple, ou encore la tendance des « communistes de conseils ») ont perdu, en voulant agir à tout prix sur le terrain limité que s’assigne tout syndicalisme doctrinal, la tradition révolutionnaire qu’elles avaient recueillie de la bouche même des victimes de la contre-révolution stalinienne. Dès lors que des tendances et des mouvements se réclamant du marxisme veulent conjurer la débâcle de toute la classe ouvrière en se confinant dans le cadre étriqué des entreprises, dès lors qu’ils escomptent découvrir la voie de la reprise sociale par la pratique routinière des revendications immédiates et en invoquant le mythe de la « conscience spontanée » de classe, dès lors qu’ils s’essayent à accroître leur propre force numérique dérisoire par des regroupements hybrides à mi-distance entre le parti et le syndicat, ils se perdent eux-mêmes en tant qu’éléments de tradition et de continuité révolutionnaires, car ils abandonnent irrémédiablement le terrain politique qui est celui de la révolution sociale, pour se cantonner sur le terrain économique qui est celui de la société en vigueur et où le prolétariat ne peut donc qu’aménager son esclavage, non s’en libérer.

Voilà donc la grande leçon qui nous reste de la longue période de confusion et d’impuissance dont nous commençons à peine à entrevoir l’issue : la lutte du prolétariat, sous toutes ses formes, ne peut être qu’une lutte politique à plus ou moins brève échéance : une telle lutte vise à la prise du pouvoir, à la disposition par le prolétariat de la totalité des moyens de production. C’est par cette voie et par cette voie seule que la classe ouvrière peut non seulement s’affranchir de la servitude salariée, mais affranchir la société tout entière des lois meurtrières et infâmes de l’économie mercantile. Quand le prolétariat est lancé dans cette voie, qui est sa véritable voie de classe, il n’y a pas de problèmes distincts qui intéresseraient, les uns l’activité syndicale, les autres l’activité politique ; il n’y a pas d’opposition de buts et de moyens entre le syndicat de classe et le parti de classe. Si la divergence survient, si les deux organismes se combattent, c’est un indice de reflux ou de stagnation de la lutte prolétarienne, c’est la preuve qu’une partie de la classe ouvrière demeure ou passe sous l’influence de la bourgeoisie capitaliste, c’est que l’un des deux organismes est devenu l’auxiliaire de la bourgeoisie auprès des travailleurs. Dans le camp de la trahison, on a vu souvent le parti car aucune forme d’organisation prolétarienne ne peut être totalement imperméable aux influences ennemies. Mais chaque fois le syndicat l’a suivi (s’il ne l’avait pas précédé) dans cette évolution fatale et d’une façon d’autant plus néfaste et honteuse qu’elle se dissimulait sous le masque de l’autonomie formelle du syndicat ouvrier à l’égard non seulement du gouvernement, mais de tout parti, le parti n’étant jamais composé de « seuls travailleurs ».

Par nature, l’activité syndicale tend à s’enfermer dans des revendications limitées à certains secteurs de la production, à certaines catégories de salariés, chaque syndicat de métier se préoccupant des membres de sa profession, chaque union locale s’intéressant en priorité à sa région. Sur cette base, la classe ouvrière ne peut maintenir une unité de classe ; dans le cadre limité de la profession ou de la localité, c’est le capitalisme qui dicte aux ouvriers leur propre comportement, qui est concurrence et auto-destruction de leur force collective ; ou alors il faut qu’un grand nombre de travailleurs adhère au même but politique révolutionnaire, en d’autres termes que vive le parti de classe.

C’est pourquoi, lorsqu’il s’agit, comme dans la situation présente, de reconstruire et le syndicat et le parti, on ne saurait admettre la moindre distinction de nature entre revendication « économique » et revendication politique. Toute lutte, même la plus élémentaire et la plus limitée, doit concourir au renforcement du prolétariat et à sa réorganisation en vue de sa mission politique de révolution. Toute lutte doit en premier lieu permettre aux ouvriers de surmonter la concurrence à laquelle le capitalisme les pousse nécessairement et que la trahison opportuniste ne fait qu’exacerber. Si la fonction essentielle du syndicat comme organisme de la classe ouvrière est de combattre cette concurrence et d’en dénoncer les effets désastreux, a fortiori le syndicat ne peut-il, sans perdre son caractère de classe, l’encourager. Or c’est ce que font tous les syndicats sans exception aujourd’hui, depuis les syndicats chrétiens jusqu’à la CGT en passant par la visqueuse Force Ouvrière.

On comprend aisément que lorsque les alliés du capitalisme sont parvenus à monopoliser la direction des syndicats, grâce en particulier aux liens puissants qui lient les travailleurs non révolutionnaires à la prospérité bourgeoise, les syndicats ne peuvent redevenir des organisations de classe par la seule spontanéité des syndiqués, divisés et découragés ; il faut pour cela la lutte longue et persévérante d’une avant-garde organisée et consciente. Toute l’histoire que nous allons ici retracer démontre qu’en dehors du programme historique du prolétariat et de l’expérience des luttes qu’il a déjà menées pour sa réalisation il n’y a pas de « conscience prolétarienne ».

Source : Programme Communiste n° 22, janvier-mars 1963

**************

X Cadre historique et social

du mouvement ouvrier français

x Un trait dominant du mouvement

L’histoire du mouvement syndical en France peut être divisée en trois phases. La première occupe la période qui s’étend de 1876 à la guerre mondiale de 1914. La seconde dure de 1914 jusqu’aux lendemains du second conflit impérialiste de 1939-45. La dernière enfin s’achève avec l’avènement du gaullisme et la guerre d’Algérie.

La première époque est essentiellement marquée par l’échec du syndicalisme révolutionnaire dans sa tentative de suppléer le mouvement socialiste embourbé dans la collaboration de classe et le parlementarisme à la tête des luttes ouvrières. Les syndicalistes, en dépit de leurs intentions révolutionnaires, étaient aussi conformistes dans le but que les socialistes l’étaient dans leurs moyens d’action et c’est pourquoi, pas davantage que ces derniers, ils ne pouvaient résister à la débâcle politique lors de l’éclatement de la guerre impérialiste.

La seconde période témoigne d’un effort révolutionnaire tout aussi infructueux, celui qui fut entrepris cette fois par le jeune Parti communiste français, en vue de mobiliser toutes les forces vives du mouvement syndical dans la perspective tracée par la Troisième Internationale. Échouant dans leur tentative d’arracher les masses à l’influence des dirigeants réformistes, les communistes, que quelques transfuges du syndicalisme révolutionnaire avaient rejoints, laissèrent s’accomplir la scission syndicale de 1921 qui isola des ouvriers les militants les plus actifs ; puis, quelques années plus tard, ils refirent l’unité avec les traîtres de la Seconde Internationale et leurs acolytes syndicaux, la grande unité de honte de 1936 qui prépara l’embrigadement du prolétariat international dans la seconde guerre impérialiste.

La dernière phase est l’aboutissement logique de cette succession d’échecs ; c’est la phase de la trahison totale et générale de toutes les tendances politiques ou syndicales du mouvement ouvrier, de leur passage déclaré au service du capitalisme, du contrôle direct ou indirect de l’État bourgeois sur toutes les organisations syndicales, de la défaite des ouvriers jusque dans leurs dernières tentatives de résister à l’exploitation. Dans cette phase, la division du mouvement syndical ne se fait plus entre révolutionnaires et réformistes, mais entre divers complices syndicaux du capitalisme. En fonction de sa clientèle propre, chaque centrale participe à sa façon au sabotage général de la lutte ouvrière, et toutes, de la CGT à FO et à la CFTC, elles se rangent délibérément sous le drapeau de la bourgeoisie : intérêt supérieur de la production et grandeur française. Au-delà de cette phase, qui est loin d’être terminée, perce pourtant la possibilité d’une reprise prolétarienne dans laquelle le syndicat pourra retrouver sa fonction de lutte de classe : la crise qui mûrit au sein de la société bourgeoise décadente doit en effet non seulement entraîner dans sa chute les partis capitalistes, ses suppôts traditionnels, et les opportunistes aujourd’hui placés à la tête des syndicats, mais ressusciter le parti révolutionnaire, sans lequel toute cette pourriture saura encore se survivre longtemps.

L’étude de ces trois phases du mouvement syndical met en évidence une caractéristique frappante du mouvement ouvrier français : c’est la réapparition constante, après des phases plus ou moins longues de diffusion plus ou moins efficace des positions révolutionnaires, de l’influence idéologique de la petite-bourgeoisie au sein des organisations de travailleurs. Le prolétariat français, comme classe révolutionnaire, a été littéralement décapité par l’écrasement de la Commune et pareille épreuve ne pouvait pas ne pas lui laisser une empreinte indélébile. S’il faut de longues décennies de luttes et de propagande pour arracher le mouvement ouvrier à sa gangue originelle d’idéologies petites-bourgeoises, il suffit d’une seule bataille perdue pour en compromettre tous les résultats. Quand cette bataille survient avant que ce travail de préparation ait été achevé – voire même tant soit peu avancé, comme ce fut le cas pour l’héroïque prolétariat parisien – les conséquences de la défaite n’en sont que plus lourdes.

Dans ses formes élémentaires et immédiates, la lutte ouvrière se développe à l’intérieur du cadre juridique et social de l’exploitation capitaliste. Elle exprime, le plus souvent avec violence, la révolte des travailleurs contre la situation dans laquelle elle les enferme, mais elle ne les détache que passagèrement d’un système de valeurs auquel ils sont liés, par des liens non seulement économiques, mais idéologiques et moraux. Ces liens, la lutte journalière peut momentanément les affaiblir, mais seule l’organisation politique de classe peut véritablement les combattre. Possédant la vision d’autres rapports de production que ceux de l’exploitation de la force de travail, elle s’est déjà émancipée de leurs effets politiques et moraux et peut donc dans des circonstances favorables en émanciper aussi de façon plus ou moins large et durable, le reste de la classe ouvrière. Mais si cette organisation est détruite, ses militants fusillés ou déportés, ses adhérents dispersés par la répression, il est fatal que l’emprise ennemie se rétablisse plus vigoureusement encore.

En France, plus que partout ailleurs, l’idéologie qui enchaîne le prolétariat au capitalisme, c’est le culte de la démocratie. Des premiers flottements politiques du Parti ouvrier de 1880 aux saturnales belliqueuses de 1914 et 1939, pas un reniement, pas un abandon qui ne s’y soit accompli sans célébrer la démocratie, la démocratie à conquérir, la démocratie à défendre... ou à « rénover ». Au début de leur histoire, les ouvriers se heurtaient journellement au cadre légal de la démocratie et finissaient par se dresser contre elle les armes à la main, mais sans le savoir. Par la suite, grâce à l’expérience, à la critique et à la diffusion des principes socialistes, ils prirent conscience de cette équation capitale : démocratie = capitalisme, misère et exploitation. Mais ce progrès considérable fut sans cesse remis en cause par les échecs et la stagnation de la lutte sociale. Tout reflux de l’agitation révolutionnaire réintroduisait en effet dans les fractions avancées de la classe ouvrière les revendications de « liberté » et de « justice » dont la lutte précédente avait pourtant démasqué le contenu d’esclavage et d’oppression.

Pour toute la période qui s’étend de 1830 à 1871, cette règle ne trouve pas d’exception, comme il est compréhensible puisqu’il a fallu un demi-siècle à la bourgeoisie française pour conquérir sa forme propre de gouvernement, et qu’elle ne l’a conquise qu’avec l’aide du prolétariat, toujours sollicité, toujours massacré dès le premier avantage militaire acquis sur la monarchie. Mais comment expliquer que lorsque tout mobile historique d’alliance entre prolétariat et bourgeoisie eût disparu avec la stabilisation définitive de la démocratie capitaliste, le parti prolétarien solidement constitué quelques années après la Commune et, cette fois, solidement campé sur la base du marxisme, ait à nouveau, par la suite, succombé au préjugé démocratique et, ce coup-ci, sans lutte et sans répression ? C’est ici qu’un examen plus serré de la société française et de son historique contemporaine apparaît nécessaire.

La faiblesse théorique qui devait conduire le Parti ouvrier français a la collaboration de classe de la Première Guerre mondiale ne relève sans doute pas de raisons exclusivement nationales puisque la même déchéance attendait presque toutes les sections de l’Internationale socialiste. Une défaite historique du prolétariat moderne n’est jamais un phénomène purement national, mais il n’en est pas moins vrai que les signes avant-coureurs de la faillite de la Seconde Internationale se sont manifestés d’abord en France, que la trahison bellico-patriotarde s’y est affirmée d’une façon plus totale que dans les autres pays, et que, quand en 1939-45 le mouvement communiste succomba à son tour à la deuxième union sacrée, ce fut encore en France qu’elle commença, ce fut encore le Parti « communiste » français qui en donna le ton, battant tous les records de l’abjection chauvine.

Quand les principes internationalistes ne sont pas plus solidement ancrés dans la classe ouvrière d’un pays, quand la déroute idéologique y reprend toujours les mêmes thèmes et s’y habille des mêmes formules aussi surannées qu’odieuses, une explication historique devient nécessaire. Dans le cas de la France, elle devra montrer pourquoi et comment la révolution bourgeoise a dû, pour abattre le féodalisme, faire appel à une classe destinée à devenir son pire adversaire : le prolétariat. À la suite de cette coalition éphémère entre bourgeoisie et prolétariat embryonnaire, l’antagonisme éclata à plusieurs reprises. Explosion nécessaire, eu égard au « niveau historique » général de développement de la société moderne, précieuse en ce qui concerne la formulation définitive du programme historique du prolétariat international, mais trop précoce pour ce qui regardait l’état qualitatif et quantitatif des forces de la classe ouvrière française et qui, chaque fois, devait donc se conclure par une défaite totale de cette dernière.

Formé dans une société au passé rempli de luttes politiques, le prolétariat français s’est donc épuisé dans des révoltes sanglantes en vue d’abolir le capitalisme avant que le développement de ce capitalisme lui en ait fourni la force. S’il a ainsi écrit les premières pages glorieuses du mouvement qui devait conduire à la victoire prolétarienne de l’Octobre russe, s’il a tracé avec son sang les lignes immuables du programme révolutionnaire de sa classe, il y a perdu une énergie historique qu’il ne devait plus jamais reconquérir, même quand l’industrialisation capitaliste fut venue grossir ses rangs de centaines de milliers d’hommes, et qu’il eut assimilé les principes fondamentaux du socialisme moderne.

X Deux grandes révolutions bourgeoises

Une classe ouvrière donnant l’exemple de la lutte révolutionnaire la plus radicale avant même d’être arrivée à son plein épanouissement dans le cadre national ; un prolétariat livrant le premier assaut historique au capitalisme dans un pays où le capitalisme n’avait pas encore atteint son maximum d’expansion ; telles sont les contradictions qui expliquent toute l’évolution ultérieure du mouvement ouvrier français (et en particulier ses caractères originaux sur le plan syndical) et qui se comprennent mieux à la lumière d’une comparaison entre les révolutions bourgeoises française et anglaise.

En Angleterre, la bourgeoisie fit sa révolution avec ses seules forces de classe. Elle sut combiner toutes les méthodes d’accumulation primitive, exproprier brutalement la paysannerie, s’incorporer la nouvelle noblesse, réformer la religion et spolier l’Église. C’est pourquoi quand le prolétariat se manifesta, ce fut immédiatement comme classe opprimée et opposée à l’État bourgeois, et non pas comme allié de la bourgeoisie révolutionnaire ainsi qu’en France.

En France, où la bourgeoisie manufacturière n’était que faiblement développée, où, longtemps abritée à l’ombre protectrice de la monarchie, elle s’était montrée impuissante contre les corporations et complice de la propriété foncière, la révolution bourgeoise fut essentiellement l’œuvre de la petite bourgeoisie appuyée par le prolétariat naissant ; pour « l’exporter » à travers l’Europe, le premier Bonaparte sollicita en outre la paysannerie. C’est pourquoi jusqu’à son achèvement tardif et laborieux, on assista à des périodes plus ou moins longues de coalition entre petite-bourgeoisie et prolétariat, qui laissèrent une durable empreinte jacobine sur les partis et groupements ouvriers, et qui s’expliquent finalement par le fait que la révolution française fut relativement tardive.

En Angleterre la classe ouvrière n’intervint pas avant le plein développement des formes capitalistes ; en France elle fut un artisan de la lutte politique qui assura leur triomphe. En Angleterre le capital modela d’emblée la structure sociale à l’image de ses intérêts (1) ; en France la bourgeoisie eut besoin de tout un siècle pour diriger son propre État et, avant d’y parvenir, elle dut subir l’intervention, sur la scène politique, de toutes les classes de la société : bourgeois et propriétaires fonciers en 1830, prolétaires en 1848, paysans ralliés aux aigles fanés du second Bonaparte en 1851, prolétaires encore dans la glorieuse Commune de 1871. Mais pendant toute cette période la petite-bourgeoisie fut toujours présente. Rarement héroïque mais toujours bruyante ; éloquente mais lâche, oscillant sans cesse entre le capital et le prolétariat, elle conquit à sa façon sa participation au pouvoir en investissant progressivement les assises du capitalisme, en se casant au Parlement, en s’infiltrant dans l’administration, pour finalement, lorsque la forme républicaine de gouvernement fut établie sans retour, se hisser jusqu’au timon de l’État, qu’elle tint en main pendant plus de cinquante ans au service du capital.

Ce rôle considérable de la petite-bourgeoisie dans l’histoire du capitalisme français doit être expliqué, car c’est lui qui a fait le plus puissamment obstacle au triomphe du marxisme en France et déterminé la maladie endémique des organisations politiques et syndicales du prolétariat français. On connaît déjà ses origines, mais la durée de son influence pernicieuse ne peut s’expliquer uniquement par le passé révolutionnaire. Si on comprend que celui-ci ait facilité l’influence de la petite-bourgeoisie sur la classe ouvrière, on ne comprend pas que cette influence n’ait cessé de s’accroître pendant plus de cinquante ans, au sein de la société bourgeoise tout entière, des partis, de l’administration, de l’État. A cela il doit y avoir des raisons économiques.

Ces raisons résident dans les formes parasitaires du capitalisme français. Par suite des vicissitudes internationales et de l’inégal développement des ressources énergétiques du pays, le capital financier se développa bien plus vite en France que le capital industriel. Cela a eu en politique deux conséquences qui ont longtemps masqué aux contemporains la signification véritable des luttes qu’ils menaient. À cause de la faiblesse relative du capital industriel, la bourgeoisie française parvint très tard à une unité de classe (2).

Longtemps partagée entre deux et même trois fractions royalistes, elle finit par adopter la république uniquement par peur du prolétariat, sans pouvoir cependant conjurer le spectre de la république sociale incarnée dans la brève Commune de 1871. Même après l’écrasement de celle-ci, elle continua à bouder la forme républicaine dont la nécessité et l’efficacité faisaient cependant de moins en moins de doute. La petite-bourgeoisie, au contraire, s’en montra très vite partisan résolu parce qu’elle en attendait une importance politique que la monarchie lui avait presque toujours refusée, et que par « démocratie » elle entendait précisément sa propre importance. Cela ne l’empêcha pas de tirer parti de son républicanisme comme d’une position anti-bourgeoise auprès du prolétariat, lui insufflant sa propre crainte d’une réaction « monarchique » qui menaçait bien davantage ses intérêts à elle que ceux des ouvriers.

Dans ces querelles de surface de la bourgeoisie, il ne pouvait s’agir pourtant d’un retour à des formes pré-capitalistes et les bagarres... parlementaires entre républicains et réactionnaires ne servaient qu’à masquer un phénomène plus profond : la promotion de la petite bourgeoisie comme instrument du capital financier. Dans cette fonction, la petite bourgeoisie était irremplaçable. Il fallait créer les conditions les plus favorables à l’accumulation du capital, c’est-à-dire entretenir la confiance des petits épargnants, garantir aux « bas-de-laine » de la campagne la paix sociale contre les « partageux », neutraliser le prolétariat en utilisant l’argument irrésistible de la « menace de la réaction » et de la nécessité de « l’unité autour de la République », besognes dans lesquelles les jacobins en pantoufles et les héritiers dégénérés de la grande « Montagne » de 1793 excellaient. Parvenus à la direction de l’État, ils surent d’ailleurs joindre à ces talents la corruption des cadres syndicaux, la provocation à l’égard des ouvriers et l’utilisation désinvolte de l’armée contre les grévistes de la ville et des champs.

Indispensable donc pour drainer l’épargne dans les coffres du grand capital et pour créer le climat politique propice aux placements lucratifs et aux spéculations, la petite bourgeoisie ne l’était pas moins pour décourager les luttes ouvrières et détourner le prolétariat de ses objectifs de classe. Ceci explique déjà en grande partie pourquoi le mouvement ouvrier, pris dans le grand jeu de la « défense républicaine » a pu se laisser surprendre, contaminer et pourrir par les divers émissaires de la petite bourgeoisie.

X Deux formes de corruption du prolétariat

Il est un autre facteur d’importance historique qui consolida cette influence et lui permit de se perpétuer jusqu’à nos jours : c’est l’impérialisme et la conquête des colonies. On ne souligne pas assez, en général, que 1880, date de la constitution des organisations ouvrières de masse, fut aussi celle où le capital financier suffisamment concentré entreprit sa campagne d’expansion mondiale en commençant, à la pointe des baïonnettes, le pillage systématique de l’Asie et de l’Afrique. En même temps qu’il augmentait la puissance du capital financier, le produit de ses rapines assurait à la petite-bourgeoisie, qu’elle fût rentière, administrative ou parlementaire, une part appréciable des profits, et en outre des alliés indéfectibles dans les couches supérieures du prolétariat, grâce à la corruption que des miettes de ces profits rendait possible.

Si cette corruption d’éléments issus de la classe laborieuse eut, en fin de compte, les mêmes résultats que la corruption « à l’anglaise », elle n’en revêtit pas moins des formes différentes. En Angleterre, l’exploitation coloniale avait assuré à la bourgeoisie une paix sociale sans fissure. En France, elle ne put empêcher des luttes de classes provoquées par l’industrialisation plus récente et qui ne cessèrent pas tout au long de la Troisième République. Depuis longtemps déjà, depuis la faillite du Chartisme, le mouvement ouvrier anglais s’était orienté vers une politique réformiste. Sur le continent (et en particulier en France), le réformisme mit un demi-siècle encore à triompher, précisément en raison du retard de l’industrie européenne sur l’industrie anglaise. Délaissant l’industrialisation du pays pour des spéculations à l’extérieur, le capitalisme français entretenait l’anachronisme social du pays, c’est-à-dire la prédominance numérique de la paysannerie sur les classes urbaines, de la petite-bourgeoisie sur le prolétariat industriel, des rentiers sur les entrepreneurs. En Angleterre, le prolétariat étouffait sous le poids de la prospérité capitaliste. En France, il ne parvenait pas à s’organiser en dépit de trois décennies de luttes épuisantes à cause du poids de l’archaïsme social.

Les influences combinées de tous ces facteurs agirent de façon à rendre très difficile la formation d’un véritable grand parti prolétarien. La puissance du capital financier entretenait des formes de parasitisme social qui constituaient, en même temps qu’une source permanente de corruption idéologique des diverses couches ouvrières, un obstacle énorme à la formation d’un vaste prolétariat industriel. L’importance de la petite-bourgeoisie et son rôle politique étaient tels qu’ils eurent finalement raison des principes intransigeants du noyau marxiste du socialisme français. L’existence de mille petits métiers, la dispersion des ouvriers dans une multitude d’entreprises rendaient impossible la formation de vastes organisations syndicales et laissèrent, en fin de compte, la direction des syndicats existants aux tendances issues de l’anarchisme. Face à ces tendances, enfin, le parti marxiste perdit très tôt la partie, renforçant les éléments sains du mouvement dans leurs préjugés anti-politiques alors qu’il aurait dû les regrouper sur une véritable plate-forme de classe.

C’est ainsi que, quand la grande crise de régime du capitalisme éclata avec la guerre impérialiste 1914-18, le prolétariat français fut le seul de tout le continent à ne pas disposer, au sein des vieilles organisations dégénérées, d’une fraction radicale capable de reprendre le flambeau révolutionnaire de la lutte prolétarienne qui figurait dans sa tradition et dont la flamme avait été ravivée par la révolution bolchevique.

Notes

1. Alors qu’en France, encore en 1896, la majorité de la population (70 %) est rurale (et en grande partie liée à la parcelle) et que les 9/10e de l’industrie sont constitués par de toutes petites entreprises de 3 à 4 ouvriers, en Angleterre, dès 1834, date de la venue au pouvoir de la bourgeoisie, la nouvelle « loi sur les pauvres » supprime l’assistance paroissiale aux indigents valides, exproprie des masses de travailleurs à domicile et de paysans et provoque un afflux extraordinaire de main-d’œuvre dans la grande industrie.

« Sous les Bourbons c’était la grande propriété foncière qui avait régné, avec ses prêtres et ses laquais. Sous les Orléans c’étaient la haute finance, la grande industrie, le grand commerce, c’est-à-dire le capital avec sa suite d’avocats, de professeurs et de beaux parleurs. La royauté légitime n’était que l’expression de la domination héréditaire des seigneurs terriens, de même que la monarchie de Juillet n’était que l’expression politique de la domination usurpée des parvenus bourgeois. Ce qui, par conséquent divisait entre elles les fractions, ce n’était pas de prétendus principes, c’étaient leurs conditions matérielles d’existence, deux espèces différentes de propriété, le vieil antagonisme entre la ville et la campagne, la rivalité entre le capital et la propriété foncière ». « ... Nous parlons de deux intérêts de la bourgeoisie, car la grande propriété foncière, malgré sa coquetterie féodale et son orgueil de race, s’était complètement embourgeoisée par suite du développement de la société moderne » (K. Marx : Le dix-huit brumaire de Louis Napoléon Bonaparte). Dans toute la littérature marxiste il n’est peut-être pas de description plus mordante, plus féroce, plus exacte des grands mouvements de transformation de la jeune société capitaliste. Marx y a décrit l’anatomie de la société française avec un luxe de détails qui n’ont pas seulement le mérite de l’exactitude mais qui ont valeur générale d’anticipation sur tous les événements qui devaient se dérouler jusqu’à la fin du siècle. En expliquant en 1852, comment les deux fractions royalistes de la bourgeoisie française sentaient tout à la fois que la seule forme possible de leur domination était la république et que cette république porterait la lutte de classe à son degré maximum, Marx dénonçait, vingt-cinq ans à l’avance, la bourde monumentale des opportunistes socialistes qui tremblaient à tout instant devant le fantôme de la restauration monarchique.

Source : Programme Communiste n° 22, janvier-mars 1963

**************

Le Parti ouvrier

et l’essor syndical :

le réveil ouvrier

passe par la formation du Parti

C’est seulement après 1871 qu’apparaît en France un véritable mouvement syndical. Jusqu’en 1863, la fameuse loi scélérate de 1791 refusant aux ouvriers le droit de coalition resta en vigueur (1). Leurs premiers organismes embryonnaires de défense, « les sociétés de résistance », qui tombaient par conséquent sous le coup de la loi, étaient clandestins, sans vaste influence et sans liaisons permanentes. Par ailleurs, les révoltes ouvrières auxquelles il leur arrivait de participer s’inspiraient d’un illuminisme bourgeois aux yeux duquel les maux sociaux avaient leurs racines non dans les contradictions de la société, mais dans les imperfections du gouvernement. De là dérive le constitutionnalisme qui marquera tout le mouvement ouvrier jusqu’en juin 1848 : ce qui est revendiqué n’est pas le renversement de la domination bourgeoise, mais le respect des principes de liberté et de justice inscrits dans toute Constitution, l’élargissement des libertés constitutionnelles. Même quand une revendication sociale est posée, elle ne l’est encore que sous la forme d’un droit nouveau à inscrire dans la constitution (tel le fameux « droit au travail » de février 1848) par « une abstraction débonnaire des antagonismes de classes » comme dit Marx, c’est-à-dire par une naïve croyance dans la possibilité de faire triompher les intérêts ouvriers aux côtés des intérêts bourgeois, et non pas contre eux.

Il fallut les flots de sang de la répression de l’insurrection ouvrière de juin 1848 pour convaincre les ouvriers que l’instauration de la République ne signifiait en rien l’abolition de la domination bourgeoise, que « la plus infime amélioration de leur situation restait une utopie au sein de la République bourgeoise, utopie qui se change en crime dès qu’elle veut se réaliser » (2). Comme K. Marx le mît magistralement en évidence, et comme non seulement l’histoire des sectes ouvrières jusqu’en 1871, mais plus encore l’insurrection communarde elle-même le confirment historiquement, « après Juin, révolution veut dire : subversion de la société bourgeoise, alors qu’avant février, cela avait signifié : subversion de la forme de l’État » (3). Au cri de juin 1848 : « Renversement de la bourgeoisie ! Dictature de la classe ouvrière ! » fait en effet écho, vingt-trois ans plus tard, la proclamation de la République sociale par la Commune de Paris. Mais si ce seul fait démontre que la phase constitutionaliste est close, cela ne signifie pas que le mouvement ouvrier en ait désormais fini avec l’illuminisme démocratique. Premier exemple de dictature prolétarienne parce qu’elle a été fondée et s’est maintenue par une violence dirigée contre le pouvoir légal et la bourgeoisie, la Commune amalgame à des objectifs socialistes encore confus des principes démocratiques hérités de la pensée bourgeoise, et c’est précisément cette immaturité que traduit la formule équivoque de la « République sociale » (4).

De même qu’il avait fallu la défaite de juin 1848 pour que la réalité de l’antagonisme des classes pénètre dans la conscience collective, de même il faudra la semaine sanglante de mai 1871, l’écrasement féroce de la Commune par le gouvernement légal de Thiers, pour qu’y pénètre à son tour l’antithèse qui oppose la dictature du prolétariat à toutes les formes de démocratie. Encore ce résultat n’a-t-il pas été recueilli en France même, mais partiellement en Allemagne et surtout en Russie. En France, pendant un demi-siècle encore, les fractions les plus radicales et les plus combatives de la classe ouvrière resteront sous l’emprise du vieux démocratisme illuministe hérité de la Grande Révolution.

Si nous faisons partir cette étude des années qui suivirent l’écrasement de la Commune, c’est que cette période marque cependant un tournant d’une grande importance dans l’histoire du mouvement ouvrier français ; c’est alors que pour la première fois le programme et les principes du socialisme scientifique furent nettement et intégralement acceptés par une partie de l’avant-garde. En dépit de l’avenir tourmenté qui guettait celle-ci, ce fait est capital. C’est de lui que nous devons partir pour juger des mérites et des faiblesses de tout le mouvement et pour déchiffrer l’enchaînement des situations qui conduisirent la section française de l’Internationale socialiste à la débâcle politique lors de l’éclatement de la guerre impérialiste de 1914.

En 1876, donc cinq ans à peine après l’écrasement de la Commune, alors que la dépression causée par la répression versaillaise restait sensible, un congrès ouvrier se réunit à Paris. Ses revendications étaient timides et nettement légalitaires, mais sa seule existence révélait que la classe laborieuse commençait à sortir de sa torpeur : le socialisme, que ce pédant de Taine déclarait « enterré pour plus de 50 ans », n’avait pas fini de faire trembler la bourgeoisie.

Un prolétariat battu et éliminé de la scène politique ne sort le plus souvent de sa prostration que pour poser des revendications immédiates d’ambition modeste. De ce fait, les idéologues du syndicalisme tirent cette conclusion simpliste que la lutte économique est la forme par excellence de la lutte de classe, et le syndicat, l’organe par excellence, voire unique de cette lutte. Mais d’une part, cette « loi historique » souffre des exceptions capitales comme les révolutions de février et octobre 17 en Russie après la défaite de 1905 l’ont prouvé, et d’autre part, dans toute reprise, on peut nettement distinguer deux courants : celui qui voudrait cantonner la classe ouvrière dans les revendications « raisonnables » et « immédiatement applicables » et celui qui ne craint pas de lier la lutte spontanée des travailleurs aux grands objectifs finaux de la révolution sociale.

Le réveil politique d’après 1876 eut lieu au déclin du XIXe siècle des grandes luttes révolutionnaires, qui avait vu naître bien des États modernes et s’affirmer bien des nationalités. En France, la déportation ou la mort des chefs prolétariens, l’abattement général qui suit toute défaite, était une raison supplémentaire d’immobilisme. Mais à peine quelques représentants d’intérêts encore purement corporatifs eurent-ils manifesté une certaine velléité de réorganiser un mouvement syndical que le problème des buts généraux de la lutte prolétarienne ressurgit dans toute sa force.

Les plats initiateurs du congrès de 1876 étaient des hommes prudents et timorés. Ils venaient de l’école mutualiste fondée par Proudhon et qui considérait que le capitalisme devait céder la place à des groupements de producteurs liés entre eux par des services et obligations réciproques. Ils avaient en sainte horreur la politique et, par-dessus tout, redoutaient les théories révolutionnaires qui, disaient-ils, avaient été introduites chez les ouvriers par de dangereux rêveurs bourgeois (5). À leurs yeux, il s’agissait uniquement de réformes à réaliser « par l’étude, la concorde, la justice » et il fallait laisser la politique aux parlementaires qui se disputent le gouvernement.

Cette condamnation de la théorie et de la politique caractérise le syndicalisme non seulement français mais international, et on la retrouvera chez les tenants de la révolutionnaire « action directe ». C’est essentiellement là ce qui la distingue non seulement du socialisme réformiste, mais aussi et surtout du socialisme révolutionnaire qui ne crut jamais que le parti devait disputer le gouvernement à la bourgeoisie, puisqu’il se proposait de détruire toute la machine de l’État bourgeois.

Au congrès de 1876, les mutualistes l’emportèrent sans difficulté. Mais au congrès suivant, en 1878, une voix révolutionnaire se fit entendre. C’était celle du Lyonnais Balleret qui dénonçait vigoureusement l’électoralisme et les réformes obtenues par la voie parlementaire, mais qui, en tant qu’anarchiste se déclarait aussi farouchement hostile à toute « autorité » et à tout État. Dans ce discours de Balleret, remarquable par sa teneur sinon par ses effets puisqu’il fut repoussé avec horreur par la majorité, les syndicalistes révolutionnaires ont découvert plus tard la première formulation historique de leur doctrine, ce qui est peut-être vrai ; mais ce qu’on y trouve surtout, à la vérité, c’est la dernière expression des idées traditionnelles de la section française de l’Association Internationale des Travailleurs dont il ne restait plus en 1878 que des survivants, c’est-à-dire d’un « collectivisme » qui s’opposait au mutualisme et au coopérativisme d’inspiration proudhonienne, puisqu’il proposait (comme son nom l’indique) une appropriation collective des moyens de production, mais qui se voulait également anti-étatiste, puisqu’il ne prévoyait cette appropriation que dans le cadre du fédéralisme de Bakounine, et non sous la forme centralisée prévue par Marx, son grand adversaire au sein de la Première Internationale.

Jules Guesde, transfuge de l’anarchisme rallié au marxisme et Paul Lafargue, propre gendre de Marx, se dénommaient aussi « collectivistes », afin, dit A. Zévaès dans son Histoire du socialisme et du communisme en France, « de se distinguer des systèmes communistes de la première moitié du XIXe siècle et qui, tous, versaient dans l’utopie ». Dans toute cette phase du mouvement socialiste l’imprécision des dénominations du parti ne devait pas peu contribuer – comme on l’a vu plus tard avec celle de « social-démocratie » – à entretenir bien des confusions. Quoi qu’il en soit au troisième congrès ouvrier, à Marseille en 1879, collectivistes-marxistes et collectivistes-anti-étatistes se retrouvèrent côte à côte pour balayer enfin les mutualistes (6).

Entre le second et le troisième congrès, il s’était passé des changements politiques importants. Aux assises ouvrières de 1878, Guesde et le petit groupe de militants rassemblés autour de son journal L’Égalité avaient déjà déposé sans succès une motion collectiviste qui avait recueilli bien peu de voix, mais tout de même réussi à faire connaître ses positions, qu’un procès sensationnel devait bientôt populariser. Les autorités ayant interdit le Congrès qui devait bientôt se tenir pendant l’Exposition Universelle de Paris, Guesde et ses amis avaient passé outre, ce qui leur valut de comparaître en correctionnelle. La défense collective des accusés assumée par Guesde et publiée sous la forme d’un opuscule répandit largement la position des collectivistes et introduisit parmi les ouvriers avancés les principes du socialisme scientifique que Guesde, d’autre part, propageait inlassablement dans des réunions organisées tant en province qu’à Paris.

Ainsi préparée, la victoire des collectivistes au congrès de Marseille fut éclatante. Repoussant la thèse des coopérateurs (autre dénomination des mutualistes) selon laquelle les associations des producteurs pouvaient, en se développant, détruire pacifiquement les rapports économiques de la société bourgeoise, la résolution adoptée affirmait qu’aucune amélioration définitive de la situation des classes laborieuses ne pouvait survenir sans une transformation complète de la société, c’est-à-dire « du travail salarié lui-même ». Elle indiquait également que le but du mouvement ouvrier était « la collectivité du sol, du sous-sol, des instruments de travail, matières premières, donnés à tous et rendus inaliénables par la société à laquelle ils doivent retourner ». C’était là une première formulation du socialisme prolétarien que Guesde devait développer l’année suivante dans un véritable programme pour le Congrès du Havre dont Marx, consulté sur place à Londres, prépara lui-même les « considérants » (7).

Si la victoire remportée au Congrès de 1879 et confirmée au Congrès de 1880 représente, qualitativement, un grand pas vers la formation en France du parti du prolétariat, quantitativement sa portée restait limitée. Les influences proudhoniennes (coopérativistes et mutualistes) et corporatistes qui avaient dominé le mouvement ouvrier français d’avant 1871 y demeuraient fortement enracinées, et si les collectivistes avaient remporté la victoire, ce n’était pas tant grâce à l’énergie et à l’éloquence de Guesde que grâce à la composition nouvelle du congrès. Contrairement aux précédents, en effet, il ne comprenait pas seulement des représentants ouvriers (en général sous l’influence des tendances précitées) mais aussi des délégués de jeunes groupes socialistes en voie de constitution.

Le long et rude chemin de la constitution du parti de classe ne faisait d’ailleurs que commencer ; l’organisation était à peine dotée de son programme que Guesde dut non seulement affronter des ennemis intérieurs, mais, au-dehors, faire front à la fois aux sollicitations des partis radicaux-bourgeois et à l’hostilité des anarchistes dont la hargne ira grandissant avec le temps, non d’ailleurs sans raison, puisque le socialisme français s’enfonçait progressivement dans le parlementarisme.

X Mérites et faiblesses du Parti ouvrier

La première bataille gagnée par l’équipe de Guesde fut celle du programme du parti. Ce programme fut adopté au Congrès du Havre de 1880 par 43 voix contre 10 et 6 abstentions, en dépit de l’hostilité des anarchistes et des réformistes qui, selon C. Vuillard (ouvrage cité) lui reprochaient d’introduire un socialisme « étranger », « allemand » (8). En réalité, les réformistes ne voulaient pas de la lutte de classe, et les anarchistes qui s’en déclaraient partisans ne pouvaient tolérer que le programme ouvrier parlât de conquête du pouvoir, c’est-à-dire s’assignât une tâche politique. Fondant sa revendication de la société sans classe non point sur la critique matérialiste de la société actuelle et la définition dialectique du socialisme, mais sur un rationalisme de type bourgeois et une exaltation de l’individu directement héritée de la tradition illuministe, l’anarchisme devait fatalement esquiver le problème politique de l’instauration d’une dictature après destruction de l’État bourgeois.

Les coopérateurs s’étaient éliminé d’eux-mêmes en tenant un congrès à part et ils disparurent quelques années après, tout au moins comme groupe homogène. Si les anarchistes évitèrent le même sort, c’est en partie grâce à leur faculté remarquable de s’adapter aux formes d’organisation créées par la classe ouvrière au cours de son développement et, notamment, aux syndicats qui, en France, ont pris leur essor sous leur parrainage occulte ou avoué. Durant cinquante ans, les anarchistes ont pillé dans le marxisme tout ce qu’ils y trouvaient de compatible avec leur hostilité de principe à l’égard de l’État. Ils se sont dépouillés de leur formalisme individualiste du début, se sont divisés en de nombreuses écoles et sous-écoles, et ont marqué de leur empreinte idéologique, le syndicalisme d’abord, puis le socialisme ouvriériste et plus tard les divers courants qui au sein du Parti communiste oscillaient encore entre centralisme et fédéralisme, marxisme et « démocratisme révolutionnaire ».

D’une façon générale, l’anarchisme est toujours plus ou moins directement lié aux faiblesses et carences du mouvement politique du prolétariat et aux conséquences de ses défaites. L’anarchisme, disait en substance Lénine, c’est la rançon que le mouvement ouvrier paie à l’opportunisme. En 1880, en France, l’influence anarchiste, tout en résultant des mêmes causes générales, était plus étroitement liée aux conditions sociales et économiques, car si elle gardait les positions conquises dans la Première Internationale, c’était en partie grâce à la survivance d’une grande quantité de petits métiers qui ont toujours constitué un milieu favorable aux idéologies libertaires.

C’est le plus souvent par l’intermédiaire d’artisans que la doctrine anarchiste « théorisée » par des penseurs bourgeois ou petits-bourgeois s’est diffusée parmi les purs salariés. Dans tous les métiers où le producteur n’était pas encore séparé de ses moyens de production, « l’idéal » anarchiste qui lui promettait la sauvegarde de sa propriété rencontrait un plus grand succès que le socialisme. Comme, d’autre part, ces artisans subissaient la contrainte de l’État bourgeois sous forme d’impôts particulièrement lourds et une concurrence impitoyable de la part du Capital, ils ne pouvaient manquer d’être séduits par l’abolition de l’État que les anarchistes promettaient de réaliser en un tour de main et par cette liberté d’association, qui, tout en laissant intacte la propriété des moyens de production, aurait été leur arme suprême dans la concurrence.

L’implantation de l’anarchisme est à ce point déterminée par la persistance de la production parcellaire que dans la Première Internationale, par exemple, un de ses bastions était la Fédération jurassienne qui groupait tous les artisans des versants suisses et français nord-ouest des Alpes.

L’état du développement industriel de la France d’après 1871 et la « géographie » des influences politiques dans les différentes régions du pays prouvent exactement la même chose. La fragmentation de l’industrie y était telle que 85 % des entreprises étaient constituées par des ateliers occupant moins de 5 ouvriers. Dans le Nord, où régnait la grande industrie textile, et dans le Centre où existaient quelques grandes concentrations sidérurgiques, le programme marxiste conquit assez rapidement de l’influence, et ces régions sont restées les fiefs du Parti socialiste dégénéré d’aujourd’hui.

Par contre, dans les régions où vivotaient la petite entreprise, et à Paris où fleurissait une foule de petits métiers (et particulièrement de métiers d’art), les cadres politiques et syndicaux restaient plus ou moins imprégnés d’idéologie anarchiste.

Cela ne signifie pas que les militants de ces zones aient nécessairement embrassé l’ensemble des dogmes figés de l’anarchisme, mais qu’ils en gardaient ce farouche esprit d’indépendance et de liberté qui correspond en politique aux désirs d’autonomie économique des petits producteurs. Or cette psychologie a été un grand obstacle au développement de la propagande et de l’organisation du Parti ouvrier.

La France demeurera essentiellement un pays de paysans en grande partie parcellaires (70 % de la population) et un pays de rentiers (2 millions et demi), la petite bourgeoisie y constituait une force politique qui de mille façons pesait sur le mouvement ouvrier naissant ; menaçant d’étouffer celui-ci sous son poids, elle suscitait chez nombre de militants des réactions contre la politique et contre l’organisation de parti qui n’était pas faites pour renforcer celui-ci.

Dans ces conditions, en dépit de l’incessante transformation économique de la société française (9) la topographie politique héritée de la période antérieure à 1871 demeurait sous bien des aspects inchangée. D’une part le développement industriel n’avait pas encore profondément modifié la « représentation » syndicale et politique des milieux ouvriers, de l’autre un événement comme la guerre franco-prussienne, faisait encore sentir ses effets, puisqu’en portant un coup fatal à l’Internationale tout en laissant intacte sa section suisse, elle avait donné à la Fédération jurassienne d’inspiration anarchiste, une influence et une place disproportionnées à son importance réelle. « C’est une période de transition, écrit E. Dolléans (10) pendant laquelle la proportion des travailleurs de la grande industrie va s’élever au détriment de la population artisanale, mais les survivances politiques et sociales resteront prédominantes ».

Non seulement ces conditions ne devaient pas favoriser la propagande générale des positions marxistes par le Parti ouvrier de Guesde et de Lafargue, mais elles constituèrent le principal obstacle à sa pénétration dans les syndicats, comme nous le verrons plus loin. Elles expliquent également que la fraction marxiste du socialisme français se soit littéralement épuisée dans la lutte que, deux ans après sa constitution, elle eut à entreprendre contre le révisionnisme, autre héritage du passé.

Dès sa constitution, le Parti ouvrier s’était trouvé en compétition avec l’Alliance socialiste républicaine composée d’anciens membres de la Commune qui conservaient leurs conceptions politiques d’antan. S’adressant à « tous les hommes de bonne volonté » (et en ceci véritable préfiguration du frontisme actuel) l’Alliance préconisait l’union « sur le terrain de l’action politique et des réformes pratiques immédiatement réalisables ». Elle fut éphémère, mais lorsqu’elle se sépara, quelques-uns de ses membres entrèrent au Parti radical dont ils formèrent la fraction « avancée », qui recherchait la jonction avec le socialisme, tandis que d’autres ralliaient directement le Parti ouvrier où ils introduisaient leur opportunisme.

La première et sérieuse offensive du révisionnisme vint pourtant non pas de l’extérieur, mais de l’intérieur du parti, et se manifesta dès le congrès de Reims (1881). Divers délégués s’y plaignirent de l’intransigeance du programme du parti qu’ils rendaient responsable des maigres résultats obtenus dans les élections. Ils voulaient « fractionner le but idéal en plusieurs étapes sérieuses, immédiatiser en quelque sorte quelques-unes des revendications pour les rendre enfin possibles ». « Immédiatiser », « rendre possible » : les deux formules étaient particulièrement heureuses, dans ce sens qu’un siècle plus tard, elles restent la meilleure caractérisation de l’opportunisme. Avec son ardente verve, Guesde s’empara de la seconde, flétrissant les révisionnistes de l’épithète méprisante de « possibilistes », alors qu’aujourd’hui nous désignons par le terme d’« immédiatistes » tous ceux qui, syndicalistes purs ou « communistes » officiels et dissidents, taisent ou bafouent les buts révolutionnaires et le programme historique du prolétariat, sous prétexte d’obtenir des résultats « immédiats » – encore plus dérisoires qu’en 1881, bien entendu.

Entre la fraction de Guesde et les possibilistes, la rupture devint rapidement inévitable et Guesde la décida énergiquement. Elle eut lieu l’année suivante au congrès de Roanne. Face au Parti ouvrier, les possibilistes formèrent la Fédération des travailleurs socialistes de France dont le chef, Brousse, théorisa une sorte de « socialisme des services publics » prévoyant l’éviction pacifique du capitalisme par étatisation progressive des divers secteurs de l’économie nationale. Les possibilistes ne réalisèrent bien entendu pas ce beau plan, mais ils fournirent par contre un nombre appréciable d’arrivistes aux municipalités et aux diverses administrations et institutions politiques de la bourgeoisie.

La répartition de l’influence respective des deux organisations traduit de façon suggestive le contraste qui opposait alors les régions industrielles (favorables au marxisme) et celles de petite entreprise urbaine ou rurale (bastion traditionnel du réformisme) (11).

Tandis que se fixait la « géographie » de l’influence politique du Parti ouvrier, l’inlassable petite équipe de Guesde et de ses amis continuait avec ardeur à exploiter tous les événements politiques et sociaux pour diffuser sa propagande et organiser les travailleurs luttant souvent sans liaisons et sans soutien. Sur le plan politique, Guesde mena une campagne ardente, et dans le plus pur langage de classe, pour l’amnistie des communards ; il polémiqua sans cesse contre toutes les tendances déviationnistes pour empêcher que l’activité électorale, qui tendait à absorber entièrement le parti, ne devînt une fin en soi. Sur le plan social, il intervint à propos de toutes les grèves et de toutes les répressions. C’est durant la période qui s’étend en gros de 1880 à 1890 et qu’il n’est pas possible de retracer ici que le Parti ouvrier a écrit ses plus belles pages. Mais lorsqu’on étudie ces brèves années qui ont été déterminantes pour la tradition du mouvement ouvrier français, on est frappé par le contraste entre les principes défendus par Guesde et l’opportunisme qui imprégnait tout le socialisme français et qui menaçait continuellement de faire sombrer le parti dans le parlementarisme.

Notes :

1. Les termes de la loi Le Chapelier, de 1791, ne laissent planer aucun doute sur les intentions que la bourgeoisie, à peine victorieuse de la monarchie féodaliste, nourrissait à l’égard des travailleurs dont l’appui lui avait permis de remporter cette victoire. « C’est aux conventions libres d’individu à individu à fixer la journée pour chaque ouvrier ; c’est ensuite à l’ouvrier à maintenir la convention qu’il a faite avec celui qui l’a occupé » disent les considérants du rapport introductif de la loi dont le principal article stipule : « L’association ouvrière, sous quelque prétexte et sous quelque forme que ce soit, est prohibée ».

Mais la loi Le Chapelier, tout en interdisant n’importe quel accord entre ouvriers grâce auquel ces derniers auraient pu réduire l’atroce concurrence à laquelle ils étaient livrés, ne défendait pas, par contre, aux patrons de se coaliser : « elle n’entend pas empêcher les commerçants de causer ensemble de leurs affaires ». On ne saurait mieux exprimer, en quelques mots, la véritable signification de classe de la grande victoire remportée par le « peuple » en 1789 (passages cités par L’Encyclopédie anarchiste, page 390). Cette attitude de la bourgeoisie correspond à la phase de son histoire dans laquelle sa domination politique encore instable et son développement économique à peine ébauché lui font redouter plus que tout la coalition ouvrière. Par voie de conséquence, toute revendication élémentaire des travailleurs aboutit à l’émeute.

Plus tard – en France vers la fin du Second Empire – la bourgeoisie trouva plus avantageux de tolérer les coalitions ouvrières (et par suite les organismes permanents qui les dirigeaient) afin de maintenir dans le cadre légal les revendications concernant les salaires et conditions de travail. En France toutefois les syndicats dont l’existence était tacitement admise depuis 1863, ne furent officiellement reconnus qu’en 1884 (cf. « Les trois phases du capitalisme », Programme Communiste n° 11, avril-juin 1960).

2. Les Luttes de classe en France (1848-1850), Karl Marx.

3. Les Luttes de classe en France (1848-1850), Karl Marx.

4. Une image de L’assiette au beurre, revue satirique de la fin du siècle dernier, résume mieux que toutes les explications cette tradition confuse du mouvement ouvrier français. Le dessin représente Marianne, bonnet phrygien et cocarde tricolore, au bras d’un ignoble richard pansu. Trois ouvriers en blouse la regardent et se détournent en crachant de dégoût :« Encore une qui a mal tourné » (reproduite sur la couverture du Crapouillot).

5. Le rapport d’ouverture du Congrès indique : « Nous avons voulu que le Congrès fût exclusivement ouvrier et chacun a compris nos raisons. Il ne faut pas l’oublier : tous les systèmes, toutes les utopies qu’on a reprochées aux travailleurs ne sont pas venus d’eux, tous émanaient de bourgeois bien intentionnés sans doute, mais qui allaient chercher les remèdes dans des idées et des élucubrations au lieu de prendre conseil de nos besoins et de la réalité » (cité dans L’Encyclopédie anarchiste, p. 274.).

6. Pour justifier cette convergence des anarchistes et des marxistes, P. Besnard écrit : « Il est vrai qu’à cette époque le collectivisme condamnait l’État, ce qui n’existe plus de nos jours (1931) chez les communistes et les socialistes qui ne voient de salut que dans une administration étatique centralisée » (Encyclopédie anarchiste, p. 392). La vérité est que les vrais marxistes (et en 1931, bien que l’I.C. roulât à vive allure sur la pente de la dégénérescence opportuniste, les communistes n’avaient pas encore formellement renié la dictature du prolétariat) ont toujours « condamné l’État »... capitaliste et que « l’administration étatique centralisée » dans laquelle « ils voient le salut » est celle de l’État révolutionnaire prolétarien des ouvriers en armes. Mais il n’est de pire sourd...

7. Engels disait de ces « considérants », œuvre intégrale de Marx, qu’ils constituaient un « chef-d’œuvre d’argumentation saisissant, explicable aux masses en peu de mots » et dont « la forme concise » l’étonnait lui-même (« Introduction aux œuvres choisies » de J. Guesde, C. Vuillard, Editions Sociale 1959).

8. En cette époque où les hommes qui se réclament du socialisme et du communisme sont devenus des piliers du Parlement et les plus importants colporteurs des mensonges sur le caractère sacré de l’activité des députés et ministres, il n’est pas inutile de souligner la conception révolutionnaire que les premiers et vrais socialistes du Parti ouvrier de Guesde avaient de l’activité parlementaire. Pour continuer à les combattre à posteriori, les anarchistes, qui spéculent sur l’hostilité traditionnelle de certains ouvriers contre le principe de la délégation de « représentants » qui toujours les trahissent, les anarchistes donc, écrivent que c’est du congrès de Marseille « que date l’intrusion de la politique dans le mouvement ouvrier » (Encyclopédie anarchiste), entendant par là qu’il faut y voir les débuts de la collaboration de classe des socialistes au parlement. Rien n’est plus faux en ce qui concerne les socialistes de cette époque. Si la plupart de ces hommes devaient effectivement, mais bien plus tard et à cause de situations complexes que nous étudierons plus loin, être victimes de cette forme d’activité, en 1880 leur position en ce qui concerne la tâche qu’ils s’assignaient au parlement ne laisse aucune équivoque. Ils disaient et affirmaient qu’aucune assemblée de cette nature n’était susceptible d’affranchir la classe ouvrière, mais que la voix des socialistes, du haut de la tribune de la Chambre des députés, « aurait un écho, leur propagande un retentissement que vingt congrès ouvriers ne (leur) donneraient pas »(« Adresse des réfugiés de la Commune au congrès de 1880 », Zévaès, ouv. cité). La tâche des députés ouvriers au parlement consiste, d’après la position marxiste, dans la dénonciation de la politique bourgeoise et, comme l’ajoutera la Troisième Internationale en s’inspirant des mêmes principes, dans le sabotage de l’activité parlementaire.

9. De 1871 à 1883 le nombre de machines utilisées dans l’industrie a presque doublé (de 26 000 à 48 000). De 1869 à 1881 la production d’acier a quintuplé en dépit de l’amputation du bassin de l’Est (de 110 000 tonnes à 512 000 tonnes) (Cl. Vuillard, op. cit.).

10. Dans son Histoire du mouvement ouvrier, où nous puiserons de nombreux détails utiles à cette étude.« Les guesdistes concentrent plus particulièrement leurs efforts sur les centres industriels du Nord, du Centre, sur Lille, Roubaix, Calais, Montluçon, Commentry et Roanne. La parole amère et mordante de Guesde, sa dialectique pressante, sa démonstration implacable de l’antagonisme des classes, conviennent à ces cités dolentes où le développement de la grande industrie a créé tout à la fois une accumulation de richesses et une accumulation de misère et où, par suite, les travailleurs sont plus aptes à saisir immédiatement les conséquences tirées par le socialisme du développement du machinisme et de la concentration des capitaux. Le Nord, le Pas-de-Calais, la Loire et l’Allier deviennent ainsi les citadelles du guesdisme. Au contraire, les possibilistes s’attachent plutôt à la propagande dans Paris et dans certains départements de l’Ouest, tel que le Loir-et-Cher, l’Indre-et-Loire, le Maine-et-Loire et la Vienne. Ces régions, moins brutalement divisées par le heurt des classes et possédant une classe moyenne industrielle et agricole assez développée, conviennent mieux à leur propagande, moins âpre, moins véhémente, moins scientifique que celle des guesdistes » (A. Zevaès, op. cit., pp. 121-122).

Source : Programme Communiste, n° 23, avril-juin 1963.

*
***********

X Le Parti ouvrier

et l’essor syndical

x Le Parti ouvrier et les syndicats.

Si, au terme de la longue dépression déterminée par l’écrasement de la Commune de Paris, la constitution du Parti ouvrier, c’est-à-dire de la première organisation prolétarienne marxiste en France, a été un résultat politique de première importance, on en chercherait vainement l’équivalent dans le domaine syndical. Si en 1880, en effet, les principes du socialisme scientifique sont pour la première fois en France affirmés de façon nette et claire, quinze ans plus tard, en 1895, la majeure partie des organisations syndicales échappe encore à l’influence de ce socialisme et la rupture entre le parti de Guesde et les syndicalistes est déjà consommée. C’est dans cette période historiquement brève que pour des dizaines d’années s’est joué le sort du mouvement syndical français, que s’est fixée son idéologie et son orientation, bref que s’est constituée la fraction qui devait pour longtemps en garder la direction.

Nous avons vu qu’en 1879, les collectivistes avaient triomphé des mutualistes et qu’en 1884, la loi consacrait enfin l’existence de fait des syndicats.

En 1886 se fonde la Fédération nationale des Chambres syndicales, dont la position à l’égard de la lutte politique et de ses rapports avec le mouvement de revendications économiques se lit clairement dans cette décision de son Congrès de Lyon du 11 octobre 1886 : « La Fédération nationale des Chambres syndicales se déclare sœur de toutes les Fédérations socialistes ouvrières existantes, les considérant comme une armée occupant une autre aile de la bataille : ces deux armées devront dans un temps peu éloigné faire leur jonction sur un même point pour écraser l’ennemi commun » (L’Encyclopédie anarchiste, op. cit.). Contre les désirs des guesdistes, cet organisme enregistrait donc passivement la division du mouvement ouvrier en mouvement « économique » et mouvement « politique », mais il ne la revendiquait pas comme utile aux fins révolutionnaires de la classe ouvrière. C’était-là une supériorité sur la position des « allemanistes » (2) et des blanquistes partisans de l’autonomie syndicale, et à plus forte raison des anarchistes qui considéraient la présence du parti et de sa « politique » dans les syndicats comme une trahison pure et simple ; mais la Fédération des Chambres syndicales n’eut jamais beaucoup d’influence ni d’activité.

En 1886 naquit également la première des Bourses du Travail. Celles-ci se multiplièrent rapidement et constituèrent en 1892 une Fédération. La même année, la Fédération des Chambres syndicales tint un Congrès où fut repoussée (non sans difficultés d’ailleurs) une résolution en faveur du principe de la grève générale. En juillet de l’année suivante, le Congrès de Paris adopta une motion qui réclamait la fusion entre la Fédération des Chambres syndicales et celle des Bourses du Travail, mais celle-ci reste lettre morte. Mais en 1895, ce qui subsistait de la première fusionna avec la seconde et quelques fédérations d’industrie, pour constituer la Confédération Générale du Travail, qui ne prit d’ailleurs sa forme définitive qu’en 1902 ; or, la fusion avait été précédée d’une défaite des guesdistes au sein de la Fédération des Chambres syndicales : ils n’avaient pu obtenir que celle-ci repousse une nouvelle fois une motion en faveur de la grève générale, et ils démissionnaient parce que celle-ci n’était qu’une caricature de la conception marxiste de la révolution prolétarienne.

Dans quelle mesure la fragmentation syndicale des années 1890-95 engageait la responsabilité du parti de Guesde, c’est ce que nous allons voir. Auparavant, nous devons rejeter résolument la conception qui inspire les historiens anarchistes ou syndicalistes et selon laquelle le syndicat serait le domaine réservé des syndicalistes… et l’éviction de l’influence socialiste avant même la formation de la CGT une preuve de l’émancipation de la classe ouvrière à l’égard de la « politique ». Pour cette conception, le syndicat est l’organisation ouvrière idéale, et il se suffit tout à fait à lui-même. Elle repose sur deux erreurs que nous, marxistes, avons toujours vigoureusement combattues. La première est que politique ne peut signifier que parlementarisme et collaboration de classe. La seconde est que le syndicat est seul apte à exprimer les aspirations des ouvriers parce qu’il ne comprend que des ouvriers et est en contact plus étroit et direct avec eux qu’aucun autre type d’organisation.

L’expérience historique est là pour réfuter cette seconde thèse des anarcho-syndicalistes : s’il est vrai que les organisations politiques ouvrières ont fréquemment sombré dans le parlementarisme, il n’y a pas un seul exemple que les syndicats aient mieux résisté à l’influence ennemie. Quant à la première, elle pose la grande question des rapports existant entre l’action immédiate des salariés et les buts révolutionnaires finaux de la classe prolétarienne. Aux yeux des syndicalistes, les deux choses sont naturellement, spontanément liées dans la lutte syndicale, pourvu que n’intervienne aucune influence étrangère. En réalité, ni l’anarchisme ni le syndicalisme ne sont des produits spontanés de la lutte ouvrière ; tout comme le socialisme lui-même, ce sont des doctrines qui lui viennent toujours du dehors, mais qui ont sur lui le désavantage de ne pas savoir définir les buts généraux de la lutte ouvrière, de ne pas comprendre les conditions économiques et politiques qui rendront possible le renversement du capitalisme.

S’il fallait déterminer à quelle idéologie les travailleurs sont spontanément conduits lorsque aucune influence révolutionnaire ne s’exerce sur eux ; après quelle forme d’activité ils aspirent, lorsque réduits à merci par l’exploitation ils cherchent leur voie en s’inspirant uniquement de la conscience immédiate de leur condition, on s’apercevrait que cette idéologie et cette activité ne sont pas subversives, mais conformistes, qu’elles ne sont pas imprégnées des principes généraux et généreux de toute vision de bouleversement de la société, mais du souci étroit et essoufflé d’un soulagement rapide et à n’importe quel prix. L’idéologie et l’activité qui conviennent le mieux aux aspirations brutes des travailleurs telles qu’elles sont déterminées par l’horizon sans espoir du bagne productif ne sont pas nées par hasard dans le pays qui fut le premier pays capitaliste du monde et aussi le premier où la faillite du mouvement ouvrier révolutionnaire laissa le plus tôt les exploités sans perspective historique. Cette idéologie c’est le trade-unionisme dont Lénine disait qu’il représentait le maximum de conscience à laquelle les travailleurs pouvaient spontanément atteindre. Les démocrates et les intellectuels progressistes se hérissent en général à la lecture de Que faire ? et de la formule « Le socialisme doit être importé dans la classe ouvrière. » Ils taxent d’orgueil ceux qui la professent ; ils y voient une preuve de mépris du théoricien pour le travailleur manuel. C’est parce qu’en réalité, eux qui vénèrent « l’Homme » en général, ne voient l’homme, dans la classe ouvrière, que sous les traits du salarié exténué et abruti et que, dans leur optique, dénoncer et vilipender la situation du travailleur au travail c’est le vilipender en tant qu’individu. S’il y a mépris dans la formule de Lénine, ce n’est pas à l’égard des malheureux qui peinent dans les usines et les chantiers, mais à l’égard des conditions infâmes qui leur sont faites et dont seuls de doux rêveurs qui n’ont jamais travaillé de leurs mains peuvent penser qu’elles enfanteront spontanément la vision lumineuse de la société de demain. Ces conditions, en dépit de tout « progrès social », sont les vraies conditions du prolétariat et elles dureront jusqu’à la victoire totale du socialisme. Elles ne secrètent que la colère et la violence qui sont d’ailleurs nécessaires pour venir à bout de la toute-puissance du capital ; mais la vision et le schéma général de la société socialiste de l’avenir exigent une conquête théorique autrement large et profonde que les aspirations du pauvre hère que la machine ravale au niveau du plus simple instrument.

Le syndicalisme dans son acception française des années 1890-1910, c’est-à-dire le syndicalisme comme idéologie, était donc, au même titre que le socialisme, un produit extérieur à la masse ouvrière, et c’était un produit anarchiste. Les syndicalistes, surtout ceux de la phase ultérieure, se rebiffèrent lorsqu’on leur attribua ce parrainage. Pelloutier, leur fondateur, avait magistralement rompu, disaient-ils, avec l’individualisme des libertaires. C’était vrai dans la forme ; mais non dans le contenu.

Au travers de l’œuvre de l’animateur des Bourses du travail, c’étaient les conditions matérielles de l’organisation collective de l’activité de masse qui étaient venues à bout des principes intellectualistes des penseurs anarchistes et qui les avaient modifiés pour leur donner une forme conciliable avec les exigences et les modalités de l’action revendicative quotidienne. C’était cette pratique empirique comprenant d’ailleurs la lutte pour imposer l’existence des syndicats au gouvernement, qui les brimait malgré la loi, et qui amalgamant tous les apports non marxistes du mouvement, maintînt le principe fondamental de la grève générale en le matérialisant par l’action directe, beaucoup trop dédaignée par les socialistes absorbés par l’action parlementaire, et qui, d’autre part, convenait parfaitement à la fragmentation des métiers et au développement général insuffisant du prolétariat.

Que la divergence entre socialistes et syndicalistes n’ait reposé, au début du conflit tout au moins, que sur une lutte pour la direction du mouvement syndical – et non sur la supériorité et l’utilité d’une forme d’action déterminée – il suffit pour s’en convaincre de constater que la fameuse « grève générale » prônée par le syndicalisme français ne vit jamais le jour en France. Lorsqu’au début du siècle suivant des grèves générales éclatèrent en Russie, elles ne confirmaient en rien les schémas des anarcho-syndicalistes français (et étrangers (3) ) d’une part, mais de l’autre, les socialistes corrompus par une longue pratique parlementaire étaient devenus incapables d’en saisir la portée et à fortiori d’en prendre la direction, si d’aventure, cette forme de lutte s’était généralisée de la Russie tsariste à la France ultra-bourgeoise.

Cela ne change rien au sens de la divergence initiale. Jusqu’à ce tournant du début du XXe siècle, la substitution du mot d’ordre de « grève générale expropriatrice » à celui de « prise du pouvoir politique » n’était et ne pouvait être qu’une répudiation du parti et de l’action politique, même si dans la pensée de ses partisans, elle était un moyen de conjurer la déviation parlementariste. Au conflit surgi autour de 1890 entre les guesdistes et les syndicalistes, l’évolution du rapport des forces de classe en France ne pouvait pas donner rapidement une solution ; mais ce conflit n’en traduisait pas moins l’opposition irréductible entre deux conceptions de la révolution ouvrière : le marxisme pour lequel il n’y a pas de socialisme sans destruction de l’Etat bourgeois et emploi d’un instrument de répression qui est l’Etat prolétarien ; le syndicalisme qui, bien qu’ayant rompu formellement avec l’anarchisme, demeurait ennemi de « tout » Etat, opposé à « toute » contrainte. L’importance de principe du problème soulevé justifie amplement l’intransigeance de Guesde.

X La question de la grève générale

La scission de 1894 au sein de la Fédération des Chambres syndicales, jusque-là patronnée par le Parti ouvrier, survint à la suite de l’adoption, par la majorité, d’une motion favorable à la grève générale. Pelloutier, qui passa aussi par le socialisme, avait rompu avec Guesde à cause de leur divergence sur cette même question. Et c’est encore à cause de la grève générale qu’Allemane se trouva en désaccord avec Guesde. En dépit de ce que les contempteurs de la « politique » prétendaient (et que les meilleurs militants syndicalistes ont cru jusqu’à ce que le marxiste Lénine vînt réhabiliter l’action directe et la grève insurrectionnelle), ce n’étaient nullement les mérites et les inconvénients de la grève générale en tant que forme d’action qui étaient en jeu dans la polémique entre socialistes et syndicalistes : c’était bel et bien une question de programme, la substitution du mot d’ordre socialiste de la prise du pouvoir par le prolétariat et de la dictature de la classe révolutionnaire victorieuse sur les classes expropriées par le mot anarcho-syndicaliste de la « grève générale expropriatrice ». En d’autres termes, c’était la continuation de la vieille polémique entre marxisme et anarchisme.

Guesde voulait, à juste titre, la rupture avec ceux qui faisaient de la grève générale une fin en soi et faisaient croire qu’il était possible d’en finir avec le Capital sans affronter l’Etat capitaliste, renverser le pouvoir bourgeois, instaurer la dictature révolutionnaire, et c’est à juste titre aussi qu’il tenta d’empêcher que le mouvement syndical naissant tombât dans les mains d’une fraction imprégnée d’utopisme anarchiste au moment où la seule centrale existante était aux mains du Parti socialiste. L’indignation des démocrates ouvriers devant les tentatives « autoritaires » de Guesde pour maintenir l’influence du Parti dans le syndicat est donc d’autant plus philistine, et plus vaines leurs invocations de la prétendue volonté générale qui aurait été ainsi « bafouée » que la lutte se développait dans des cercles très restreints et que le gros du prolétariat y était alors totalement étranger. Le syndicat lui-même n’était encore qu’un embryon, et la seule question qui se posait était de savoir s’il tomberait sous l’influence des socialistes marxistes ou sous celle des anarchistes.

La grande erreur de Guesde fut de transporter mécaniquement dans les conditions d’immaturité du mouvement ouvrier français une formule d’étroit contrôle du syndicat par le parti qui n’était possible que dans des pays à développement et à concentration industriels bien plus poussés, comme l’Allemagne et la Belgique, deux terres d’élection de la social-démocratie. Dans ces pays, et jusqu’à la dégénérescence opportuniste de la Seconde Internationale, la centralisation des deux organismes avaient permis la conjugaison des revendications syndicales avec la lutte socialiste au Parlement. En France, par contre, la tentative avortée de paraphraser maladroitement la social-démocratie allemande en matière syndicale eut pour effet de polariser davantage encore l’activité du parti vers la propagande électorale, de dresser contre elle les militants par formation déjà hostiles, d’exaspérer la volonté d’autonomie des dirigeants syndicalistes et de donner un caractère de principe éternel et sacré de sauvegarde de l’organisation syndicale à une nébuleuse formule qui n’exprimait au début que l’idéologie propre à une minorité.

Une autre conséquence, encore plus grave, de l’attitude intransigeante de Guesde fut de rendre à la longue le parti hostile par principe à la grève générale, même considérée comme simple moyen d’action dans la lutte ouvrière. Ce qui n’était chez Guesde que déformation scolastique devait devenir, les circonstances aidant, un argument véritablement opportuniste. Un souci louable d’écarter des conceptions aventuristes devait se transformer en refus de la lutte et en complicité objective avec la bourgeoisie. Ainsi, parce que les anarchistes voulaient coiffer l’activité syndicale d’une perspective révolutionnaire romantique, Guesde en arriva bien vite à adopter l’attitude qui, vingt ans plus tard, en Allemagne, trahit la sclérose totale de la social-démocratie et qui consistait à laisser aux syndicats les revendications corporatives et à confier au parti les réformes à réaliser au Parlement.

Une attitude véritablement inspirée du marxisme eut été différente. L’importance, l’ampleur et la forme de luttes à conduire ne sont pas affaire de principes, mais seulement d’appréciation du rapport des forces et, dans la perspective révolutionnaire de prise du pouvoir, déjà, la notion de grève générale est parfaitement orthodoxe. C’est sur les objectifs politiques, la nature et la forme du pouvoir et l’acceptation de la dictature prolétarienne que se posent les questions de principe. En dépit de leur phraséologie intempestive, les anarchistes et les syndicalistes qui s’inspirent de leurs principes ont une conception démocratique de la révolution ; incapable d’envisager la dictature de fer qui est nécessaire pour la destruction des rapports de production capitalistes, leur libéralisme s’accommode de la coalition des classes et des partis les plus disparates, et c’est par l’intermédiaire de ces derniers qu’ils sont vaincus par la contre-révolution, comme ils eurent l’occasion d’en faire la démonstration, un demi-siècle après les événements qui nous intéressent ici… au cours de leurs « grèves générales » d’Espagne aux côtés des républicains et antifascistes qui trahirent et livrèrent à Franco les insurrections prolétariennes de 1936. Il est donc nécessaire que le marxisme combatte l’acception anarchiste de la grève générale et Guesde, sous cet angle-là, était parfaitement autorisé à le faire à l’aube du mouvement syndical français. Mais cette délimitation et cette sauvegarde des principes acquis dans le mouvement prolétarien n’exigeait nullement que le parti rejetât, même en période d’expansion du capitalisme, un puissant moyen d’action valable pour des revendications d’amélioration propres à toute la classe. C’est sur ce terrain et non dans les antichambres malsaines de l’activité parlementaire que le parti des ouvriers peut agir en faveur des revendications immédiates du prolétariat dans les périodes où la perspective de l’assaut révolutionnaire au pouvoir lui est interdite. En d’autres termes il aurait convenu que le parti de Guesde, en face du mot d’ordre dont les anarchistes ont fait le nec plus ultra de la révolution sociale, s’attache à en disjoindre l’aspect idéologique, qu’il fallait combattre comme entaché d’utopisme et d’apolitisme, de son contenu de combativité sociale qu’il fallait encourager et développer.

En adoptant la position contraire, la fraction syndicale de Guesde témoignait que le parti contenait déjà les virus de l’évolution opportuniste qui, se concentrant sur les élections et la conquête des municipalités, suscita dans le mouvement syndical une farouche tradition « anti-parti » et laissa aux syndicalistes le monopole d’agitations en vue d’objectifs qui étaient pourtant strictement conformes aux tâches du parti, notamment la dénonciation de la guerre impérialiste en vue, l’antimilitarisme et l’anticolonialisme qui, dans les décades suivantes, devaient constituer les titres de gloire du syndicalisme révolutionnaire.

Si nous replaçons maintenant la formation de la tendance anarcho-syndicaliste dans les conditions de l’époque, nous comprenons pourquoi l’idéologie de la grève générale a permis à ses partisans de mieux répondre que ne le faisait le Parti socialiste aux aspirations des ouvriers. Et cela nous donne le droit de disjoindre l’incontestable efficience pratique des syndicalistes, pour une période déterminée, d’une vision sociale qui est tout autant conformiste et déviationniste à l’égard du programme initial du prolétariat que celle des réformistes avoués.

Ces conditions, on les a développées plus haut, se caractérisaient par la faiblesse et l’inégalité du développement industriel et par la prédominance, dans le mouvement ouvrier, de tendances pré-marxistes. Elles avaient pour conséquence d’interdire au parti son véritable rôle sur le plan syndical, qui eût exigé davantage de véritables prolétaires, et de favoriser toute tentative de grouper les travailleurs dans le cadre existant et toute propagande qui ne heurtait pas les préjugés individualistes de nombre d’entre eux. Les mêmes raisons qui affaiblissaient le mouvement marxiste renforçaient le mouvement syndical indépendant puisque anarchistes, dissidents socialistes, proudhoniens, coopérativistes et réformistes (pourvu qu’ils fussent apolitiques) pouvaient s’y rassembler sous la large bannière d’une idéologie qui, en fin de compte, tolérait toute expression pourvu qu’elle n’ait pas une vision rigoureuse des tâches du prolétariat et de la révolution.

Aussi, sans rien retrancher des mérites individuels des syndicalistes, militants souvent intègres, dévoués et pleins d’abnégation, ne peut-on suivre l’apologie qu’en font leurs historiens lorsque ces derniers affirment doctement que ce syndicalisme représentait la forme définitive et future du mouvement révolutionnaire du prolétariat. Si les promoteurs de l’indépendance syndicale et de la grève générale se sont trouvés à la tête du premier du groupement de masse des travailleurs, ce n’est nullement en tant que représentants du prolétariat industriel de l’avenir mais bien au contraire, en tant que survivance historique, parce que le faible niveau de développement et de concentration des forces productives avait laissé la direction du mouvement syndical aux vainqueurs d’une sorte de compétition en champ clos où, de deux minorités organisées en présence, la majorité était du côté de la perpétuation anachronique du passé.

Que le combat pour la direction des syndicats se soit livré au sein d’une minorité de la classe ouvrière, un chiffre concernant les effectifs de la CGT on 1902 nous le confirme : « A cette date, écrit Dolléans, sur le total des effectifs ouvriers de l’industrie (près de 3 millions) 17 % à peine sont syndiqués : c’est à la fois une minorité ouvrière et une minorité syndicale qui sont confédérées ». Pourquoi donc la plus grande partie des militants de cette avant-garde ouvrière optèrent-ils pour le syndicalisme, la grève générale et l’action directe ? Parce que le parti, déjà englué dans le parlementarisme, ne savait rien leur proposer d’autre que les élections, parce qu’ils étaient las d’une activité parlementaire décevante des délégués ouvriers (4), parce que leur tradition de classe leur transmettait la méfiance profonde et justifiée d’une plèbe qui avait toujours été trompée par les représentants de la petite bourgeoisie, parce que, pour les deux ou trois générations précédentes, politique avait toujours signifié bavardage impuissant au parlement, trahison dans la rue. Pourquoi les travailleurs étaient-ils des partisans acharnés de l’indépendance syndicale ? Parce qu’avant même que les « socialistes de gouvernement » de Millerand aient voulu annexer le mouvement syndical, « les militants ouvriers avaient tellement souffert des divisions politiques entre leurs organisations qu’à leurs yeux l’autonomie syndicale était la condition de l’unité ouvrière » (Dolléans). Parce que les anarcho-syndicalistes, qui donnèrent des militants remarquables, étaient les seuls, dans tout le mouvement, à échapper à l’étouffement de l’activité essentiellement électorale du parti, à pouvoir se consacrer aux problèmes immédiats de la revendication ouvrière et par suite les seuls à savoir comment les résoudre et à s’y atteler avec acharnement dans les organismes les mieux appropriés.

X Le « sectarisme » de Guesde

Dans l’histoire du mouvement syndical en France il faut soigneusement distinguer la période que nous examinons ici de celle qui suivit la victoire de l’anarcho-syndicalisme. Dans une première phase le parti de Guesde, sans commettre de sérieuses infractions à l’égard des principes du mouvement prolétarien révolutionnaire, ne sut toutefois pas comprendre quelles étaient les exigences impératives du mouvement syndical et, en grande partie pour cette raison, en perdit le contrôle. Dans cette phase la polémique entre socialistes et syndicalistes garde un caractère de délimitation sur les principes généraux de la révolution prolétarienne, même si le débat se dissimule quelquefois sous les préoccupations de tactique du parti et si ses résultats pratiques eurent pour effet d’impulser, par réaction, l’organisation matérielle des syndicats et des bourses du travail. Dans la seconde phase, par contre, nous voyons poindre une praxis d’action qui s’oppose à l’hostilité aveugle du parti flanqué des œillères du parlementarisme. L’organisation syndicale est à ce moment-là parvenue à un degré notable de cohésion et d’efficacité et elle prend résolument la tête des luttes ouvrières en y appliquant des formes d’action et des mots d’ordre dont la reprise du mouvement révolutionnaire d’après-guerre saura s’inspirer.

Ainsi la date de 1895, pour arbitraire qu’elle soit, sépare deux périodes de signification toute différente, et pour le parti, et pour le syndicat. Elle sanctionne le décalage historique entre le développement du mouvement politique français et son développement numérique comme classe sociale. Quand le parti incarne encore les principes révolutionnaires du marxisme, les syndicats, comme organisme d’action et de liaison, ne comptent pratiquement pas. Quand les syndicats, sous l’impulsion des meilleurs éléments venus de tout l’horizon social, acquièrent une expansion et une cohésion suffisantes, le parti est déjà sur la pente glissante qui lui fera perdre ses caractères de classe.

Ces conditions historiques ayant été établies, il reste à examiner la base théorique de ce qu’on a appelé, bien mal à propos, le « sectarisme » de Guesde, et que nous considérerions plutôt comme une déformation scolastique, c’est-à-dire une propension à appliquer les principes sans tenir compte des considérations de temps et de lieux. C’est un principe fondamental du marxisme que le caractère unitaire de la lutte ouvrière tant sur le plan syndical que sur le plan politique et donc un devoir impérieux des marxistes de prendre la tête des syndicats. Encore faut-il, pour appliquer ce principe, que les syndicats existent comme organisations agissantes et que les socialistes qui veulent en prendre la direction soient à même de se consacrer à leur développement. À la base de la surestimation, de la part de Guesde, des possibilités du parti en cette matière, il semble bien qu’il y ait eu une erreur d’ordre théorique et doctrinal. Si l’on se fie à certains de ses écrits, on peut supposer en effet que Guesde avait, sur la question des rapports d’échange entre salaire et force de travail, une conception assez proche de celle de Lassalle et de sa fameuse « loi d’airain des salaires ».

Si cela était faux on s’expliquerait encore plus difficilement que Guesde, qui se dépensa sans compter en faveur des ouvriers en grève (à Carmaux et Anzin notamment) n’ait pas manifesté plus de souplesse à l’égard de l’action directe préconisée par les anarcho-syndicalistes et qui, à l’encontre de leur « grève générale », était souvent un fait. Guesde épousait ardemment la cause des grévistes en tant que révolte sociale (plusieurs de ces grèves constituaient des ripostes à des offensives délibérées du patronat). Il polémiquait avec une violence, une hardiesse et un mordant qui demeurent encore des modèles du genre. Il dénonçait les radicaux qui promettaient aux ouvriers – souvent leurs électeurs – que les réformes démocratiques résoudraient le « problème social » mais qui, lorsque les exploiteurs se liguaient, comme à Roanne en 1881, pour réduire les salariés par la faim, se gardaient bien de soustraire un denier à la caisse de l’Etat pour venir en aide aux affamés jetés sur le pavé. Guesde savait fustiger ces hommes auxquels une grande partie du prolétariat apportait ses voix et exhorter les ouvriers à rallier le Parti socialiste, mais il ne paraît pas avoir pensé que le patronat pouvait reculer devant la poussée revendicative. Or l’augmentation des salaires, si elle est fatalement éphémère, est possible à deux conditions : la lutte unitaire des ouvriers – l’expansion capitaliste. Le développement des syndicats et du parti aurait permis de réaliser la première. Quant à la seconde, elle pointait déjà à l’horizon avec le développement de la productivité et le pillage des colonies, dans les années 80. Ce qui distingue le marxisme des autres écoles n’est pas qu’il nie la possibilité d’une augmentation du salaire moyen en économie capitaliste ; c’est qu’il affirme qu’une telle augmentation est incompatible avec la paix sociale et la prospérité bourgeoise, qu’elle accentue les contradictions internes de l’économie et peut même dans certaines périodes provoquer la crise. Au contraire, Guesde semble avoir pensé que le capitalisme est incapable d’assurer à l’ouvrier le minimum nécessaire à sa subsistance et en avoir conclu qu’il incombait aux socialistes de faire imposer aux patrons le paiement de ce minimum par la loi au moyen d’une lutte parlementaire adéquate (5).

En réalité, si le minimum de salaire heurte effectivement les intérêts immédiats des entrepreneurs capitalistes, il n’est pas « incompatible avec l’ordre économique actuel », en ce sens qu’il ne met nullement en cause le capitalisme (depuis, sa forme moderne, l’actuel salaire minimum interprofessionnel garanti, constitue au contraire une sauvegarde de la paix sociale). Que les ouvriers, en le revendiquant par leurs luttes propres, sur leur propre terrain, dans le cadre de l’action de leurs propres organisations, fassent l’expérience de l’impossibilité, en régime bourgeois, de toute garantie de leur croûton de pain ; c’est incontestablement un fait positif favorable à la prise de conscience des travailleurs. Mais soumettre, dans le même sens, un projet de loi qui est censé assurer la même démonstration parce qu’il sera refusé, c’est un procédé beaucoup plus aléatoire. D’abord parce que le capitalisme peut faire cette concession, ensuite parce que, si la revendication aboutit, ses résultats sont totalement opposés à ce que Guesde attendait de la mesure. L’expérience nous a en effet appris depuis qu’une telle décision était compatible avec le paternalisme de l’Etat bourgeois, et qu’elle avait surtout pour but d’entretenir les illusions réformistes prodigués par les agents du capitalisme. Nous savons donc qu’il est plus sage, si l’impossibilité d’améliorer la condition des travailleurs doit être faite au parlement, s’il est des illusions qui doivent se dissiper à l’expérience des réformes légales, c’est aux autres, aux bourgeois libéraux et aux réformistes que les révolutionnaires doivent laisser ce soin. La véritable formule d’activité révolutionnaire dans les deux organismes, syndicat et parlement, pourrait être résumée ainsi : il faut appuyer les luttes syndicales même si leur objectif contingent ne peut être atteint ; il faut dénoncer et saboter l’activité réformiste du parlement même si elle peut arriver à des résultats positifs.

Notes

1. Les « allemanistes » (du nom de leur chef Allemane) peuvent être considérés comme les précurseurs de l’ouvriérisme (c’est-à-dire des conceptions diverses qui voient dans la composition exclusivement ou majoritairement ouvrière des organisations du prolétariat la garantie suprême contre leur risque de corruption opportuniste). Allemane et ses amis s’étaient séparés de Brousse et du possibilisme parce que ce dernier s’engageait de plus en plus exclusivement dans l’activité électorale. Les allemanistes acceptaient l’existence et l’appui du parti à la lutte ouvrière, mais considéraient ce dernier comme devant jouer un rôle essentiellement « auxiliaire ». Ils avaient rompu avec les possibilistes de 1889.

2. Le seul courant qui ait compris la portée des grèves générales de Russie des années 1904-1905 et en ait tiré les leçons pour le prolétariat d’Occident est le marxisme de gauche (ou extrémiste ou radical, comme on voudra l’appeler) qui n’était malheureusement pas représenté en France. On consultera sur ce point la remarquable brochure de Rosa Luxembourg, militante de la section allemande de la Deuxième Internationale : Grève générale, parti et syndicats, qui parut peu avant le Congrès Socialiste de Stuttgart de 1907.

3. Sur le plan de l’amélioration sociale : « Entre 1871 et 1892 deux lois seulement sont intervenues » (Dolléans). Encore la seconde, celle qui prétendait réglementer la durée du travail, servit-elle de paravent aux pires abus patronaux : 4 régimes existaient, s’échelonnant des enfants aux adolescents, aux femmes et aux adultes. Le patron pouvait profiter de la présence de ces 4 catégories sur les lieux du travail pour « unifier » la durée de la journée sur la base de la journée la plus longue, celle des adultes. Cette situation dura jusqu’à la loi du 30 mars 1900.

4. Clemenceau, en 1880, avait accepté le « programme minimum » du Parti ouvrier mais réfutait l’article revendiquant la garantie légale du salaire minimum. Guesde, polémiquant avec lui, écrit que le développement de l’armée industrielle de réserve fait que ce minimum est de moins en moins atteint. Il cite un économiste bourgeois qui fait état de la mort annuelle, par la misère, de près de deux cent mille personnes et s’écrit : « Eh bien notre article A – s’il pouvait trouver place dans une société qui sacrifie les producteurs aux produits – aurait pour effet d’arracher à la mort ces cent quatre vingt treize mille victimes du minotaure capitaliste. C’est-à-dire que, loin d’être “inutile”, notre minimum de salaire s’impose. Mais, comme vous l’avez dit, si “juste” qu’il puisse être, il est incompatible avec l’ordre économique actuel » (Textes choisis de J. Guesde, Editions sociales 1959)

Source : Programme Communiste n° 24, juillet-septembre 1963.

***************

Le

syndicalisme révolutionnaire

contre le réformisme

x Marqué par l’anarchisme

« Nous sommes les ennemis inconciliables de tout despotisme moral ou collectif, c’est-à-dire des lois et des dictatures, y compris celle du prolétariat, et des amants passionnés de la culture de soi-même ». Cette déclaration faite par Pelloutier le Premier mai 1895, rappelle on ne peut mieux la nature anarchiste de l’idéologie qui régnait chez les syndicalistes fondateurs de la CGT. Cette déclaration de principe des dirigeants de la première organisation prolétarienne de masse n’est qu’une expression particulière des concepts de la petite-bourgeoisie révolutionnaire (2). Elle est individualiste et professe que chaque citoyen détient une parcelle de la sagesse sociale de la nation. Elle est fille de la raison parce qu’elle pense que la misère, l’oppression et le chaos de l’économie marchande sont les fruits de l’ignorance et de la superstition. Elle exècre l’autorité et l’Etat parce qu’elle les considère, non comme des formes historiquement nécessaires et que l’histoire éliminera, mais comme des excroissances monstrueuses et inutiles de la société humaine. Pour tous ces motifs, qui correspondent à la croyance en une antinomie éternelle entre « Bien » et « Mal » social, l’œuvre de ces premiers syndicalistes était axée principalement sur la propagande des idées et la culture des individus, qui constituaient tout à la fois le moyen et la fin de leur activité, la raison suffisante de leur volonté d’autonomie à l’égard du mouvement politique ouvrier.

La principale contradiction de ce syndicalisme vient de ce que, par suite des circonstances historiques et sociales, cette idéologie de petits-bourgeois se trouvait transplantée, non plus dans des milieux restreints de travailleurs, mais dans un organisme de classe du prolétariat, c’est-à-dire dans un organisme dont l’existence même infirmait les principes de ses fondateurs. Qu’un individualiste convaincu comme Pelloutier, un ennemi décidé de l’autorité et donc du centralisme, un fanatique du rationalisme soit devenu le promoteur d’un mouvement qui suppose la primauté du collectif sur l’individuel, dont la force réside dans la supériorité du centralisme sur la dispersion et dont les principes sont déterminés par l’action, et non vice-versa, c’est en apparence paradoxal. Pour expliquer le fait, il faut se souvenir des conditions qui favorisaient l’infiltration des idées anarchistes dans la classe ouvrière française. Si la naissance d’un syndicalisme français est à rapporter à l’élimination partielle de ces conditions, le fait qu’elles ne l’aient jamais été totalement explique les caractères anachroniques du mouvement.

L’idéologie anarchiste est essentiellement la sublimation des illusions libérales de la petite-bourgeoisie, d’autant plus vives que la transformation capitaliste de l’économie a été plus tardive et moins complète. Comment, en France, ces illusions pouvaient-elles survivre en 1890 ? Tout simplement parce que le développement du capitalisme dans ce pays avait laissé subsister, aux côtés de la concentration manufacturière, souche de l’industrie moderne, d’innombrables métiers semi-artisanaux. Ces métiers, notamment ceux qui occupaient les travailleurs à domicile et, d’une façon plus générale, tous ceux dont les membres nourrissaient l’espoir de devenir un jour leur propre patron, facilitaient la diffusion de l’utopie anarchiste de la « libre association » car la condition de détenteurs des moyens de production qui caractérisait des catégories de travailleurs leur interdisait une vision prolétarienne de l’émancipation sociale : la socialisation des moyens de production. Ces catégories étaient d’autant plus ouvertes à la phrase incendiaire de l’anarchie que leur cloisonnement ne leur permettait d’autre action collective que la révolte sur la place publique. Par ailleurs, dans ces métiers, le niveau de culture générale était souvent plus élevé que chez les salariés industriels ; or, en l’absence d’un fort mouvement prolétarien, toute élévation du degré d’instruction d’un travailleur est facteur d’idéologie petite-bourgeoise.

L’implantation de l’idéologie anarchiste dans des branches entières de métiers s’explique donc aisément et sa diffusion est fonction de l’importance des métiers semi-artisanaux. On a déjà évoqué le cas de la Fédération jurassienne dans la Première Internationale (3) et on a déjà dit quelles formules et professions de foi anarchistes avaient servi de cri de ralliement aux militants hostiles à l’emprise du parti sur les syndicats. De même, ce sont surtout des arguments idéologiques contre la participation du Parti ouvrier (4) aux élections que les libertaires et bakounistes ont fourni au mouvement syndical qui, dans la période des attentats anarchistes de 1892 et 1893, expression sublimée de l’exaspération et de l’impuissance des classes exploitées, prenait son premier essor.

Par la suite, aussi bien l’organisation exigée par la lutte syndicale que cette lutte même imposèrent au mouvement ses caractères propres et obligèrent ses chefs à « théoriser » les moyens tactiques employés. Ce furent notamment les Bourses du Travail, avec la structure d’organisation syndicale qui en dérivait, qui donnèrent ses traits dominants à la période d’essor du syndicalisme français qui va de 1895 à 1906 environ. Dans la seconde et dernière période, qui va jusqu’à la guerre de 1914, on assiste à une vigoureuse réaction de l’avant-garde ouvrière contre l’opportunisme croissant du Parti socialiste et en particulier le « ministérialisme » (ou participation de socialistes au gouvernement). C’est dans leur développement historique que nous allons donc examiner les théories qui caractérisent le syndicalisme révolutionnaire français (5).

X Des Bourses du Travail aux « théories » du syndicalisme révolutionnaire

Comme nous l’avons vu plus haut, la Fédération des Chambres syndicales a connu des jours difficiles, la médiocrité de ses résultats contrastant avec l’ambition du Parti ouvrier qui, tout comme les sections allemande et belge de l’Internationale socialiste, entendait contrôler les destinées des syndicats. En fait, c’est le mouvement des Bourses du Travail, vigoureusement impulsé par Pelloutier, qui devait l’emporter en France sur celui des Chambres syndicales. Les Bourses du Travail présentaient un gros avantage sur ces dernières : celui de grouper les salariés disséminés dans diverses professions sur une base territoriale, qui favorisait le dépassement du particularisme des syndicats de métier. Mieux placées que les syndicats pour diffuser les idées révolutionnaires, elles avaient en outre le mérite de répondre à des besoins immédiats impérieux. « Les Bourses, écrit Dolléans, attiraient les syndiqués par les services qu’elles leur rendaient : placement, caisse de secours et de chômage, enseignement. » A ces avantages d’intérêt capital en une époque qui ignorait toute législation sociale, tout système de prévoyance pour les salariés, s’ajoutaient, pour les militants syndicaux, la possibilité d’un contact étroit avec les travailleurs et les enseignements d’une expérience journalière. En outre, les bibliothèques ouvertes par les Bourses du Travail à des travailleurs encore avides de s’instruire, favorisaient le rayonnement des idées syndicalistes, mais c’est plus à l’efficacité immédiate de leur action que les syndicalistes durent leur succès auprès des ouvriers qu’aux mérites de doctrines fumeuses.

La rupture de Pelloutier avec l’anarchisme illustre bien le souci d’efficacité des promoteurs des Bourses, qui ne s’embarrassèrent jamais de « principes » quelconques. La dynamique du mouvement était à ce point impérative que Pelloutier lui-même n’hésita pas à fouler aux pieds l’individualisme cher aux libertaires à l’intention desquels il écrivait : « En même temps qu’il travaille à l’affaiblissement de ses ennemis, à la désagrégation de la centralisation gouvernementale, le prolétariat doit accomplir la concentration de ses propres forces pour augmenter de plus en plus ses propres chances de victoire et hâter l’heure de la transformation sociale » (Histoire des Bourses du Travail, pp. 238-239). Nul, fût-il anarchiste, ne pouvait en effet prendre en charge l’organisation de la lutte ouvrière sans se convertir au centralisme, mais ce simple texte suffit à démontrer que la seule lutte immédiate et l’expérience acquise au cours de son organisation engendrent une conscience politique bien inférieure aux besoins de la révolution moderne. En effet, si Pelloutier revendique la centralisation de l’organisation ouvrière, il voit dans la décentralisation de l’Etat bourgeois un acteur favorable à la victoire ouvrière, ce qui était non seulement ignorer la tendance historique de cet Etat, mais rejeter toute l’expérience des révolutions antérieures, de la révolution jacobine notamment, qui dut son succès au centralisme. Pelloutier avait donc rompu avec les anarchistes en matière de moyens d’action et de formes d’organisation de la lutte ouvrière, mais il demeurait un des leurs en fait d’idéologie. Fermant délibérément les yeux sur les enseignements de la Convention et de la Terreur de 1793, il continuait à rêver d’une révolution sans contrainte et sans dictature : « La Révolution faite, écrivait-il à la fin du paragraphe cité, il n’y aura plus d’Etat, par conséquent plus de centralisation ».

Comme la lutte quotidienne des ouvriers pose constamment des problèmes d’orientation auxquels elle ne fournit pas par elle-même de solutions, la tendance syndicale créée par Pelloutier fut, au fur et à mesure de ses expériences, amenée à se donner une doctrine qu’elle ne possédait pas à l’origine. Faute de s’être ralliés au programme du socialisme, les syndicalistes qui, pendant vingt ans, s’étaient cru à la veille de la révolution, furent amenés à « théoriser » leur action ou, tout au moins, à la justifier en fonction de considérations générales : leur doctrine était donc essentiellement empirique. Griffuelhes, qui mieux que Pelloutier, tôt disparu, incarne l’esprit des dirigeants de la CGT, disait que l’action conduite par les syndicats n’avait jamais été « une manifestation se déroulant suivant un plan prévu d’avance ». Il se défendait, explique Dolléans, « d’être un théoricien ». Il se défiait, ajoute-t-il, des formules inventées par les idéologues, il craignait ces formules qui « dévient l’action et divisent les hommes menant une lutte commune ». C’est peut-être là la caractéristique la plus saillante du militant ouvrier français de toute une époque : la défiance envers la théorie, l’utilisation de bribes de doctrine exclusivement dans la mesure où elles peuvent justifier la pratique adoptée. Tout, dans l’histoire du mouvement ouvrier français, contribuait à cette défiance : le vieux fonds défaitiste qui attribuait les échecs de 1848 et 1871 à l’intrusion d’idéologues bourgeois ; l’allemanisme ouvriériste qui acceptait le parti, mais seulement comme instrument de propagande, l’éclectisme de militants passés par toutes les écoles politiques, de l’anarchisme au socialisme… bref, toute une tradition qui peut être prolongée jusqu’aux cégétistes d’aujourd’hui pour lesquels, tout comme avant 1917, le but de la CGT est « Bien-être et Liberté » et dont toute la science politique, forme dégénérée de l’empirisme de Griffuelhes, tient dans cette formule : écartons tout ce qui divise, recherchons tout ce qui unit (6).

Comment un mouvement qui affirmait les plus hautes ambitions révolutionnaires a-t-il pu se développer sans bases théoriques bien définies ? Cela ne peut s’expliquer que par le divorce qui s’était déterminé entre parti et syndicat : ses nombreuses batailles politiques détournaient le parti de sa tâche de combat dans les organisations économiques, absorbées de leur côté dans la lutte immédiate. Tout au long de cette époque de lutte entre monarchistes et républicains et d’ascension du radicalisme bourgeois, les différentes fractions de la classe dominante ne cessèrent de se compromettre alternativement dans des scandales politiques et financiers, la gauche s’emparant de l’affaire Dreyfus, comme la droite du scandale de Panama. La réaction cléricale harcelait continuellement l’équipe au pouvoir de reproches sur son « libéralisme » à l’égard des socialistes et des syndicats ouvriers. À peine légalisés, les syndicats faisaient l’objet de toutes sortes de pressions destinées à paralyser leur action ; le droit syndical était refusé aux fonctionnaires ; quantité de réformes purement bourgeoises demeuraient en suspens. Le syndicat avait à défendre son existence non seulement contre le patronat, mais contre l’Etat, et c’est dans cette lutte qu’il puisait ses inspirations. Absorbés par des besognes d’organisation, les militants se souciaient peu de questions de doctrine. La « doctrine » de la « grève générale expropriatrice » étant extrêmement vague et le « collectivisme socialiste » n’étant guère mieux élucidé par le parti, bien trop occupé à codifier sa tactique électorale et parlementaire, il pouvait sembler aux militants de l’époque que la voie à suivre résultait de l’expérience et non d’un programme pré-établi. Les théories et les doctrines étaient donc laissées à la « libre » opinion de chacun, et personne ne devait tenter d’en « imposer » une. Pour les syndicalistes de cette époque, leur mouvement était un « idéal » vers lequel convergeaient toutes les écoles politiques du mouvement ouvrier.

D’influence relativement faible si on pense au nombre des syndiqués, mais très important par ses positions politiques, le syndicalisme révolutionnaire ne pouvait pas ne pas susciter diverses interprétations.

Le théoricien de fait du syndicalisme révolutionnaire fut Sorel, dont nous ne pouvons ici que résumer la doctrine (7). Partant d’une critique du parlementarisme socialiste et profondément impressionné par l’œuvre syndicale de Pelloutier, Sorel en était arrivé à une conception de l’histoire et du mouvement prolétarien diamétralement opposée à celle de Marx. Pour le marxisme, la succession des modes de production et les bouleversements sociaux qui l’accompagnent proviennent de conflits entre les classes, qui se groupent en fonction de leur rôle dans la production et s’opposent en fonction des intérêts antagoniques qui en résultent. Dans la classe intéressée à la destruction du capitalisme, le prolétariat, le socialisme et le communisme expriment la conscience de ce processus historique et la volonté révolutionnaire de le clore en instaurant une société sans classes rendue non seulement possible, mais nécessaire, par tout le développement antérieur. Pour Sorel, cette vision de la société future n’est qu’une nouvelle édition, plus savante, plus « mystificatrice » de l’utopie révolutionnaire. A l’utopie, il oppose le mythe qui, sous sa plume, n’a pas un caractère péjoratif, puisqu’il stimule les masses et les porte à la violence collective, expression spécifique de la classe ouvrière à entretenir soigneusement comme telle.

Assez prisé chez les syndicalistes des autres pays (en Italie notamment), Sorel semble n’avoir eu que peu d’influence sur les militants révolutionnaires de la CGT. Ses seuls disciples se recrutèrent dans cette poignée de violents et de « saboteurs » que le Bureau confédéral désavoua peu avant la guerre, et peut-être ignoraient-ils leur filiation, d’ailleurs. Quant aux dirigeants du syndicalisme révolutionnaire français, ils parlaient plutôt avec mépris de Sorel, Griffuelhes, par exemple, déclarant, ne rien connaître de ses théories. Il n’en demeure pas moins que la seule justification théorique du syndicalisme révolutionnaire qui ait été tentée est le sorélisme. En admettant, comme on le faisait communément dans les milieux dirigeants de la CGT, que la révolution prolétarienne n’est rien d’autre qu’un idéal accrédité par une vague tradition révolutionnaire, on ne pouvait plus réfuter sa doctrine.

Si dans la première phase de son existence, le succès du syndicalisme s’explique par la faiblesse et la prétention injustifiée du parti, dans la seconde, c’est la dégénérescence opportuniste et la trahison de celui-ci qui lui fournit ses principaux atouts.

X Le « ministérialisme » et la réaction des syndicats

La seconde phase de l’histoire du syndicalisme révolutionnaire commence en 1906 au congrès d’Amiens où la CGT affirma avec force son indépendance et son hostilité à la politique du Parti socialiste. Pour comprendre les mobiles de cette manifestation qui rallia tous les éléments sains du mouvement syndical, il nous faut résumer les principales étapes du grand tournant qui amena le Parti socialiste à la crise du « millerandisme » et à la réunification de ses tendances les plus disparates.

Au moment même où le mouvement syndical met sur pied sa grande organisation unitaire, le socialisme français est en effet divisé en diverses fractions, les vrais marxistes et les vrais révolutionnaires n’étant qu’une minorité (8). Le drame de ceux-ci fut d’être contraints sous la pression des événements et des autres partis de l’Internationale, de fusionner avec les pires représentants de l’opportunisme électoral et de se corrompre à leur tour.

Pour la fraction de Guesde, une des tâches les plus difficiles était d’obtenir les réformes juridiques et économiques nécessaires pour l’organisation et la simple survie du prolétariat (9), mais tout autant pour la sauvegarde de la domination bourgeoise, même si la bourgeoisie répugnait au sacrifice. L’écueil était, comme dans tous les pays industriels, de tomber dans le réformisme, c’est-à-dire de considérer les réformes, non pas comme un moyen de vivifier la lutte prolétarienne et d’en clarifier les buts, mais comme une fin s’identifiant avec un socialisme pacifiquement imposé.

Le parti de Guesde avait dû se séparer des éléments qui prêchaient ouvertement un tel réformisme et préconisaient la lutte exclusivement pour les réformes « possibles ». Grâce à Guesde, inébranlable sur la question des principes, le parti était demeuré fermement opposé à cette déviation née en son sein. Il lui restait cependant à affronter de fortes secousses extérieures qui n’étaient pas des épreuves moins redoutables. À plusieurs reprises les cléricaux-monarchistes avaient laissé courir le bruit qu’ils se préparaient à des coups de force contre le gouvernement. La chose paraissait d’autant plus vraisemblable que les scandales successifs avaient davantage discrédité les équipes gouvernementales des « radicaux-opportunistes », suscitant de vives réactions de l’opinion publique. Pourtant, le danger de restauration n’existait plus : les classes qui avaient soutenu la monarchie pouvaient encore défendre quelques privilèges anachroniques (pour le clergé, par exemple, les monopoles de l’enseignement et de l’assistance publique) mais non faire rétrograder les formes capitalistes de production et les formes politiques correspondantes. En raison de leur formation jacobine, nombre de socialistes n’en demeuraient pas moins extrêmement sensibles aux « menaces de la réaction », et c’est grâce à eux que le réformisme sentimental et humanitaire de Jaurès commença à contre-balancer l’orthodoxie marxiste de Guesde.

Ces deux courants expriment respectivement une conception authentiquement marxiste, quoique souvent ampoulée et scolastique dans l’expression, et une tendance révisionniste qui, bien que généreuse et combative chez Jaurès, n’en traduit pas moins les illusions politiques classiques des petits-bourgeois. Leur conflit prit, à propos de l’affaire Dreyfus, une gravité lourde de conséquences pour tout le mouvement. Les deux leaders, ainsi que leurs partisans respectifs, se trouvèrent d’accord pour dénoncer à cette occasion la décomposition des organismes militaire et judiciaire de la société bourgeoise, qui laissaient condamner un innocent sous prétexte d’espionnage, simplement parce qu’il était juif, mais ils n’accordaient pas la même importance à l’agitation à conduire : parfaitement orthodoxe, Guesde jugeait que la classe ouvrière n’avait pas à prendre parti dans un conflit entre deux fractions de la bourgeoisie (10). Jaurès, au contraire, épousait totalement « la cause de la justice » contre celle de l’iniquité et voulait mobiliser les travailleurs pour la réhabilitation de l’accusé, voyant dans cette campagne l’occasion de battre la réaction et les cléricaux, toujours menaçants, selon lui, et dressés contre la République (11).

Dans le déroulement des faits, l’erreur d’appréciation commise par la fraction de Jaurès devait faciliter l’évolution opportuniste du parti, en dépit de toute la fermeté montrée par Guesde. Dans la conception marxiste l’éviction du féodalisme, et les révolutions démocratiques, sont des étapes nécessaires au plein développement de la dernière des luttes historiques de classe, la lutte moderne entre prolétariat et bourgeoisie. L’appui de la classe ouvrière à l’avènement de la démocratie bourgeoise est nécessaire quand celle-ci lutte révolutionnairement contre l’ancien régime. Quand elle a vaincu, le prolétariat n’a plus à l’« appuyer », mais à la combattre, car elle devient le principal obstacle sur le chemin de la révolution. Toute la difficulté est de définir le moment où l’appui à la démocratie bourgeoise cesse d’être stratégie révolutionnaire du prolétariat pour devenir trahison du socialisme. En France, après le massacre de juin 1848 et plus encore après la Commune de 1871, le prolétariat ne pouvait plus appuyer la démocratie bourgeoise à des fins socialistes. Pourtant, bien après cette date, le mouvement ouvrier français a vécu dans la crainte de la réaction monarchique, car en deux occasions le royalisme et le césarisme se trouvèrent à deux doigts de prendre le pouvoir. Dans de telles conditions, la tactique du parti prolétarien devait se subordonner aux conditions d’ensemble du développement économique et social et tenir compte du rapport de force réel entre les classes, plutôt que des vicissitudes immédiates. Seule l’exactitude de cette analyse pouvait préserver l’autonomie du Parti ouvrier tant que la lutte entre républicains et monarchistes occupait encore la scène politique, masquant le cheminement souterrain des forces du capitalisme et de la République bourgeoise.

Durant toute l’Affaire, la menace d’un coup de force monarchique se profile derrière les polémiques, mais la révélation des faux sur lesquels s’appuyait l’accusation contre Dreyfus porte à la droite un coup dont elle ne se relèvera pas. On est alors en août 1898, et pour mettre un comble à la fureur de la réaction éclate une grève de vingt mille ouvriers du bâtiment qui, bientôt, gagne les travailleurs des chemins de fer. Des régiments bivouaquent dans les rues de Paris, tandis que des groupes de réactionnaires et de nationalistes, encouragés par la complicité du président Félix Faure et par la veulerie des radicaux, se livrent à des manifestations bruyantes en jouant aux préparatifs de coup d’Etat militaire. Le sang-froid s’impose d’autant plus que c’est manifestement là leur dernière manifestation de vie. Mais Jaurès, un des chefs socialistes les plus populaires, ne songe qu’à « défendre la République » contre la « réaction monarchique et cléricale ». Guesde, plus clairvoyant, résiste au mouvement qui porte ainsi le Parti aux côtés des républicains bourgeois. Il met l’occasion à profit pour faire le procès des positions pro-dreyfusardes de Jaurès et pour dénoncer l’opportunisme qu’elles engendrent au sein du Parti (12). Mais lorsque les réactionnaires intensifièrent leur campagne et leur agitation, toutes les tendances du socialisme, y compris les possibilistes et les broussistes, avec lesquels le parti de Guesde avait rompu quelques années plus tôt, se retrouvèrent côte à côte dans des regroupements de « défense » destinés à faire front à la réaction. Quand des énergumènes royalistes se livrèrent à des voies de fait sur la personne du président Loubet (l’homme qui, lors des grèves de Carmaux, les avait livrés à la vengeance de la compagnie minière !), tous les ouvriers manifestèrent en sa faveur, se faisant matraquer bien plus durement par la police que les énergumènes en question : résultat suprême du long travail électoral des socialistes !

Cette manifestation ouvrière au cri de « Vive la République ! », ce regroupement des réformistes et des marxistes sur le même front annonce déjà l’Union sacrée à laquelle après quinze ans d’opportunisme croissant les socialistes – Guesde tout le premier – seront amenés, jusqu’à participer au gouvernement de guerre. En cet instant de 1898, il avait lui aussi subi l’entraînement fatal au front « contre la Réaction », bien que lors de l’entrée de Millerand au gouvernement il ait encore tenté de retenir le parti sur la pente de la collaboration, dénonçant prophétiquement le ministérialisme en ces termes : « J’affirme qu’un pareil état de choses, si l’on n’y mettait vite fin, amènerait la banqueroute irrémédiable du socialisme. »

Ce qui fait la gravité de la position de « défense de la République » prise par la fraction de Guesde lors des incidents politiques de 1898, c’est qu’elle la conduisit à renouer avec l’opportunisme possibiliste qu’elle avait toujours âprement combattu jusqu’alors. Sans même déterminer si la « menace contre la République » était réelle, les socialistes orthodoxes se rapprochaient ainsi des opportunistes dont ils s’étaient résolument et à juste raison écartés quelques années plus tôt. Ils ne pouvaient plus échapper aux conséquences d’un tel acte, qui devait étouffer pour longtemps dans le mouvement ouvrier français la flamme frêle mais vivace du socialisme marxiste.

En juin 1899 se constitue le cabinet Waldeck-Rousseau et, fait inouï et sans précédent dans l’histoire du socialisme, mais conséquence logique du désarroi du Parti socialiste français en 1898, le socialiste Millerand prend place aux côtés de Galifet, massacreur de la Commune, dans un gouvernement d’Union nationale. Jaurès et ses amis sont favorables à cette participation, si l’ex-blanquiste Vaillant la dénonce violemment et Guesde accable le transfuge sous des foudres oratoires terribles, mais désormais impuissantes : le principe de la « défense de la République » l’avait emporté sur celui de la lutte de classe au sein du socialisme français, puisque, après la démission de Millerand, Jaurès et ses partisans soutiennent le gouvernement radical Combes, sous le prétexte que les socialistes devaient appuyer sa politique anti-cléricale.

Pourtant, le contenu le plus clair de la victoire de la forme républicaine, c’était la promotion parlementaire et ministérielle de la petite-bourgeoisie, représentée par le Parti radical qui, grâce à l’appui des socialistes, prenait la relève des vieilles dynasties politiques réactionnaires auxquelles le grand capital accordait jusque là sa confiance. Rompant avec les cliques royalistes, militaires et cléricales, mais s’assurant un personnel administratif et politique non moins féroce dans la répression et non moins sordide dans la corruption que le précédent, la bourgeoisie s’était enfin républicanisée. La République démocratique était enfin assise, mais au prix de l’asservissement du mouvement politique du prolétariat. La Seconde Internationale pouvait bien condamner de façon toute platonique le ministérialisme socialiste et Guesde les positions de Jaurès, le parti marxiste avait cessé de vivre en France. En 1904, ce sera la réunification des possibilistes aux millerandistes, de Guesde à Jaurès, modèle de ces « unités » fallacieuses dans lesquelles le mouvement ouvrier perd en force révolutionnaire ce qu’il croit gagner en puissance numérique.

Pour en revenir au syndicalisme révolutionnaire, le « millerandisme » n’eut pas pour lui des conséquences moins désastreuses, car Millerand s’efforça, par des faveurs officielles, d’attirer au gouvernement les dirigeants et militants syndicaux de l’industrie ou de l’administration. La corruption pénétra dès lors dans les Bourses du Travail, mais une réaction énergique se fit jour parmi les dirigeants de la CGT qui lancèrent alors la formule « d’indépendance rigoureuse » des syndicats à l’égard des partis et des sectes. Jusque-là apanage d’une tendance du syndicalisme, cette formule prit de l’importance et la force d’un principe général de tout mouvement syndical, rencontrant parmi les militants un écho qui constituait une réaction de classe indiscutable contre l’opportunisme parlementariste.

Ainsi se dessine la personnalité « apolitique » de la CGT, qui s’affirmera avec véhémence, puisque les dirigeants syndicalistes repousseront la motion de Renard, des Textiles du Nord, affirmant que les syndicats ne pouvaient se désintéresser de la législation sociale, ni donc de la composition du gouvernement et de la majorité parlementaire dont elle dérive et qui se prépare dans les élections. Finalement, c’est la résolution connue sous le nom de « Charte d’Amiens » qui fut adoptée et qui devait demeurer la bible du syndicalisme révolutionnaire.

X Le « dada » de l’indépendance syndicale

Une affirmation capitale de cette « Charte » règle les rapports entre parti politique et syndicat selon la conception syndicaliste révolutionnaire : « … entière liberté pour le syndiqué de participer, en dehors du groupement corporatif, à telle forme de lutte correspondant à sa conception philosophique ou politique, se bornant à lui demander, en réciprocité, de ne pas introduire dans le syndicat les opinions qu’il professe au-dehors ».

Cette formule libérale exprime à la fois une réaction, saine en soi, contre la corruption parlementaire, et l’ingénuité de cette génération de syndicalistes qui espéraient obtenir des réformistes qu’ils s’engagent moralement à accepter, dans le domaine syndical, l’action directe qu’ils désavouaient en politique, et qui croyaient pouvoir exclure du syndicat l’opportunisme et l’arrivisme par la seule vertu d’un article de code.

Le caractère illusoire de pareilles garanties ne pouvait apparaître immédiatement. La première raison en est que la défiance, d’ailleurs justifiée, à l’égard des politiciens petits-bourgeois était trop enracinée dans le mouvement ouvrier français pour disparaître à l’égard d’hommes politiques prolétariens dont il faudra d’ailleurs attendre vingt ans pour avoir, avec les Russes Lénine et Trotsky, des exemples – exemples inconnus en France d’hommes de parti qui étaient aussi des adversaires de la collaboration des classes et de véritables destructeurs de l’Etat. La seconde raison est que le danger de la déviation parlementariste lui-même était sous-estimé, le « millerandisme » semblant n’affecter qu’une minorité du parti, impression que l’intervention du Bureau de l’Internationale ne pouvait que confirmer. La troisième raison est enfin qu’en laissant aux syndicats la charge des revendications ouvrières et en se réservant la lutte parlementaire pour les réformes, les socialistes eux-mêmes accréditaient l’idée d’une séparation entre lutte économique et lutte politique.

Pour toutes ces raisons, le vice fondamental de l’indépendantisme syndical tel que le concevait la « Charte d’Amiens » échappait aux militants les plus avertis. Se préoccupant essentiellement de préserver le syndicat de l’influence de cadres éventuellement acquis au gouvernement, quitte à faire confiance à l’esprit de lutte des autres socialistes et à passer des accords limités avec eux, on passait à côté du vrai problème : l’unité de toutes les formes politiques et syndicales de la lutte prolétarienne. Les vantardises sur la maturité du syndicalisme passé de l’enfance à la majorité se réduisaient finalement à prétendre que, selon qu’il agit dans le syndicat ou au-dehors, l’ouvrier se manifeste comme citoyen votant dans le cadre de la législation et de l’Etat bourgeois, « selon sa conception philosophique ou politique », ou comme révolutionnaire préparant la plus grande atteinte au droit capitaliste, « la grève générale expropriatrice » (13). Or, les deux choses sont incompatibles !

La plate-forme d’indépendance syndicale et de grève générale insurrectionnaliste permettait bien l’exclusion du socialisme marxiste, mais elle ne pouvait empêcher l’intrusion du réformisme parlementaire dans le mouvement syndical, l’intégrité de celui-ci ne dépendant pas de statuts quelconques, mais du rapport politique des forces de classe. À un certain degré de l’expansion du capitalisme, la bourgeoisie reconnaît qu’elle a intérêt à légaliser le syndicat, mais le réformisme ouvrier apparaît fatalement aussi, pour devenir une arme entre les mains de la classe dominante. En France, pour les raisons dites ci-dessus, l’opportunisme s’était tout d’abord emparé du parti ; pour les mêmes raisons, la colonisation du syndicat ne pouvait suivre immédiatement, non point en raison de sa force, mais tout au contraire de sa faiblesse car il ne mettait pas encore sérieusement en danger le patronat, s’il était capable d’inquiéter le gouvernement par sa propagande. La tentative de corruption des représentants syndicaux par Millerand était peu de chose à côté des moyens employés par la suite par les différents gouvernements pour venir à bout des syndicalistes révolutionnaires (14) mais dans ce pays essentiellement « politique » qu’est la France, c’est finalement par l’adhésion politique du secrétaire général de la CGT à l’Union sacrée de 1914 que l’opportunisme s’empare officiellement du syndicat.

X La CGT et l’impasse du syndicalisme révolutionnaire

L’indépendance syndicale n’a jamais été une réalité de fait, en ce sens que lorsque le mouvement syndical la posséda, il était encore faible, et que lorsqu’il prit le caractère d’une organisation de masse, ce qui ne se produisit qu’après la guerre, il avait perdu toute indépendance de classe. La grève générale, autre pilier de l’idéologie syndicaliste, ne vit pas davantage le jour, du moins pas de la façon dont la concevaient ses théoriciens, comme « moyen pacifique et légal... (de) hâter la transformation économique et assurer, sans réaction possible, le succès du quatrième état » (15). En Russie, elle a été le prélude de la révolution politique violente, non une pacifique expropriation des « patrons ».

Il est indéniable que le « mythe » de la grève générale, tout teinté de l’utopisme des décennies précédentes qu’il ait été, a stimulé l’initiative et l’action de militants dévoués, et intègres. La valeur d’une doctrine et d’une « école » politique du mouvement ouvrier – « le syndicalisme est une théorie sociale nouvelle, une doctrine particulière » (Congrès d’Amiens) – ne peut pourtant se juger seulement à cela : elle doit être jugée sur sa capacité à réaliser l’organisation du prolétariat en classe, entreprise dans laquelle le Parti ouvrier avait finalement échoué, mais dans laquelle le syndicalisme révolutionnaire échoua tout autant, comme le prouve la crise de la décade 1914-1924, qui vit l’éclatement de la guerre impérialiste et la révolution russe d’Octobre.

Avant 1914, le prolétariat avait peu à peu perdu son ardeur révolutionnaire et, usant du suffrage universel, se contentait d’envoyer des socialistes au Parlement. Le choc du premier massacre impérialiste et la victoire prolétarienne d’Octobre 1917 en Russie ranimèrent cette ardeur. Mais alors que, dans de nombreux pays, des fractions socialistes de gauche se séparaient des dirigeants opportunistes, en France il n’est pas un seul chef ouvrier qui n’ait trempé dans la collaboration de guerre. Sans doute quelques syndicalistes révolutionnaires qui n’avaient cessé de défendre l’internationalisme prolétarien ont-ils eu le courage de combattre la vague chauvine qui emportait tout. Mais, en tant que mouvement, le syndicalisme révolutionnaire ne sut pas rester fidèle à sa tradition subversive quand le besoin s’en faisait le plus sentir lors de l’éclatement de la guerre et de la révolution. Quelques-uns de ses militants rallièrent le camp de la révolution russe (non sans des défections lorsqu’il s’agit, non plus de paix à imposer, mais d’assaut révolutionnaire à préparer) l’organisation que des militants de la CGT s’enorgueillissaient d’avoir soustrait à l’influence du socialisme de gouvernement resta étrangère et hostile à ce grand événement, le plus grand de toute l’histoire du prolétariat mondial.

Cette faillite de classe, le syndicalisme révolutionnaire la doit à sa contradiction fondamentale. Par définition, la lutte syndicale s’exerce à l’intérieur des rapports de production bourgeois et ne pose jamais par elle-même la question du pouvoir, tandis que la révolution politique est par excellence négation de l’économie fondée sur le salariat et destruction du pouvoir qui la défend. Au syndicat adhèrent tous les travailleurs poussés à la coalition par la défense immédiate de leurs conditions de salaire et de vie. Au parti viennent tous ceux qui ont déjà une conscience, au moins élémentaire, du rôle historique de la classe ouvrière et des conditions générales de son affranchissement. Le parti peut influencer le syndicat, lui communiquer sa vision universelle et historique, il ne peut se substituer à lui pour la lutte revendicative qui est une nécessité tant que dure le capitalisme. Le syndicat peut aider le parti, lui gagner, par l’expérience de la lutte quotidienne, les travailleurs politiquement moins avertis, il ne peut prendre sa place pour la propagande du programme de classe et la définition de la stratégie révolutionnaire. Le syndicalisme révolutionnaire entendait remplir les deux fonctions : celle du syndicat et celle du parti. Il s’efforçait de propager parmi les ouvriers la foi révolutionnaire, se heurtant au faible développement du prolétariat français et au fait qu’il était, en grande partie, fermé à la vision du socialisme. En œuvrant tout de même pour le plus large groupement des exploités, il empêchait que la foi en question devint plus qu’une vague foi précisément, une doctrine cohérente de classe permettant de résister à la pression formidable de la bourgeoisie aux moments cruciaux de la guerre et de la révolution.

L’opinion des syndicalistes révolutionnaires eux-mêmes sur la nature et le rôle de l’organisation qu’ils ont créée est une preuve manifeste de cette contradiction. Dès qu’il est toléré par la bourgeoisie, le syndicat lutte sur un plan légal et, dans la mesure où elle se contente de rechercher une répartition différente de la plus-value, cette lutte n’est pas encore une lutte de classe. Tout en utilisant toutes ses possibilités, les révolutionnaires s’efforcent de combattre en son sein l’illusion légalitaire selon laquelle la lutte revendicative par corporations suffit à l’émancipation du prolétariat. Ils se gardent bien de condamner toute entorse de la légalité par les ouvriers au cours de la lutte, et dénoncent les dirigeants qui, au nom de cette légalité, font obstacle au déploiement de toute l’énergie de classe. Mais ils n’ignorent pas que les travailleurs, comme masse, n’abandonneront le cadre légal qu’au moment où ils cesseront de revendiquer des améliorations économiques pour revendiquer le pouvoir et la transformation révolutionnaire totale de la société. Les syndicalistes révolutionnaires, aveugles à ces limites de la lutte et de l’organisation syndicales, la définissaient comme l’illégalité en permanence (16), mais la violence de la formule ne doit pas dissimuler l’étroitesse de la réalité. Dénonçant farouchement le réformisme envahissant, que faisaient-ils eux-mêmes, sinon s’enfermer dans le cadre de la société bourgeoise, luttant seulement pour grignoter, voire « abolir le bénéfice » patronal, variété eux-mêmes du réformisme ? De là le continuel déchirement entre leurs exigences révolutionnaires subjectives et les nécessités objectives de l’action de masse, l’opposition entre la pensée et l’action, le contraste entre certains éléments exaltés et irresponsables et les dirigeants conscients et sérieux, bref tout ce qui caractérise le syndicalisme révolutionnaire pendant son bref apogée.

De ces contradictions, il ne sortit jamais, et elles finirent par prendre une réalité « physique » dans le conflit des tendances et des groupes, et le divorce entre la « théorie » appliquée par une coterie d’exaspérés, et l’organisation qui, épurée de ces derniers, se soucia bien peu de justifier doctrinalement une pratique toujours plus conformiste. Qui donc s’efforça de « théoriser » la grève générale et d’entretenir par des arguments « doctrinaux » la combativité des travailleurs ? Sorel, auteur à peu près inconnu d’une Théorie de la violence, que les dirigeants de la CGT repoussaient avec véhémence comme n’étant des leurs ni par son origine, ni par sa formation. Qui appliqua avec cohérence (même sans la connaître) cette doctrine, en transformant les grèves en des actes de sabotage effectif des installations ? Une « minorité agissante » que le Bureau confédéral désavoua nettement (17).

Ainsi, à la veille de la guerre, les éléments hétérogènes qui constituaient le syndicalisme révolutionnaire tendent à se diviser. On a, d’un côté, des dirigeants qui comme Griffuelhes et Monatte sont essentiellement des empiristes, des militants syndicaux peu préoccupés de doctrines, et de l’autre les anarchistes, représentant la tradition utopique du mouvement français et les hervéistes, immédiatistes de la violence qui se prononceront, bien sûr, pour la violence de guerre quand en 1914 le moment en sera venu... Ceux qui incarneront la version syndicaliste de l’opportunisme faisandé du parti ne sortiront à la lumière que plus tard.

Que reste-t-il de ce mouvement qui, dix ans plus tôt, affrontait superbement le réformisme des socialistes de gouvernement ? Peu de chose et Rosmer en donne objectivement les raisons : « ...la formule sur laquelle elle (la CGT) s’est constituée et a vécu est usée, parce que les hommes qui l’ont appliquée avec éclat sont, eux aussi, usés » (18).

Mais Rosmer est aussi de l’école syndicaliste et ne peut admettre que, du moment où une formule flanche parce que ceux qui la représentent sont usés, c’est que cette formule n’a pas la valeur universelle et permanente qu’elle voudrait s’attribuer. Contre Pouget – un des co-fondateurs de la CGT, avec Pelloutier – Rosmer affirme que la CGT a eu sa doctrine ; or Pouget avait dit : « Le but proposé par la déclaration de principe de la Confédération s’identifie donc avec l’idéal posé par toutes les écoles de philosophie sociale ; seulement elle le pose expurgé de toutes les superfétations doctrinales, de toutes les vues particulières aux sectes, pour n’en conserver que l’essence » (19).

Cette formule est la définition la plus exacte et la plus claire de l’idéologie syndicaliste. « L’idéal » de toutes les écoles de philosophie sociale est de nature petite-bourgeoise, et a été valable pour toutes les révolutions démocratiques. Ce que Pouget appelle les « superfétations doctrinales » ne sont en réalité que la traduction de ces révolutions en termes généraux d’idéologie ; en en conservant « l’essence », le syndicalisme révolutionnaire conservait en réalité la grande superstition qui les avait toutes animées, à savoir que l’humanité se transforme et s’améliore grâce à une progression et une sélection des idées, se proclamant lui-même le dernier mot de celles-ci.

Au contact du prolétariat et de sa lutte, certains éléments issus de la petite-bourgeoisie avaient trouvé un aliment nouveau à leur idéal de « progrès humain » ; ils s’étaient débarrassés de bien des préjugés, mais n’avaient pu renoncer à ce culte de l’Homme et de la Liberté, dont l’existence même du prolétariat est la négation ; voilà toute la raison de la faillite du syndicalisme révolutionnaire et de « l’usure » de ses militants.

Notes :

1. L’origine et le milieu social des syndicalistes de l’école de Pelloutier confirment ce trait de leur psychologie : « Pelloutier représente bien la génération d’alors. Celle-ci n’était nullement marxiste... Paris ignorait le marxisme ; son élite (de l’artisanat ouvrier, NdR) pouvait frayer avec un bourgeois en rupture de ban tel que Pelloutier » (Dolléans, op. cit.).

2. Autre illustration de ce fait : la composition sociale de la seconde commission de l’Association Internationale en France. Elle comprend : un tailleur (Verlin), un teinturier (B. Malon), un bijoutier (Combault), un doreur sur métaux (Mollin), un ciseleur (Landrin), un tailleur de cristaux (Humbert) un menuisier en meubles sculptés, un brossier (Granjon), c’est-à-dire essentiellement des « petits métiers » ou les métiers de luxe de Paris, à l’exclusion de tout salarié industriel (D’après Dolléans op. cit.).

3. « Les anarchistes de la Fédération jurassienne, animés par James Guillaume, avaient toujours été les ennemis de Guesde et ils le prouvèrent dès la parution de son journal L’Egalité (1876). Cependant, certains anarchistes, comme Jean Grave, avaient pris part au congrès de Marseille, quelques autres avaient assisté au congrès du Havre où, pour repousser l’assaut des modérés, ils s’étaient joints aux socialistes. Mais ils concevaient un Parti ouvrier exclusivement révolutionnaire et absentéiste : en voyant le Parti accepter un programme électoral, ils l’attaquent avec violence » (A. Zévaès op. cit., p. 112).

4. « Griffuelhes (le successeur de Pelloutier) a dit que la période de 1892-1900 est marquée par la réaction de la classe ouvrière contre l’influence déprimante de l’action politique sur les syndicats et la période 1900-1910 par la réaction des syndicats contre les gouvernements radicaux et jacobins » (Dolléans, op. cit.). Cette délimitation correspond sensiblement à celle que nous avons établie : la première phase est occupée par la rivalité idéologique entre socialisme et syndicalisme, et le triomphe du second ; la seconde période par un renforcement de cette rivalité, mais cette fois exclusivement due à l’attitude réformiste du parti.

5. Le jugement porté par Griffuelhes sur les possibilistes et les allemanistes éclaire bien l’utilitarisme étroit du leader de la vieille CGT De ces tendances, d’où était sorti le réformisme que le syndicalisme révolutionnaire allait combattre, Griffuelhes dit : « Le travail fait par les syndicats animés de l’esprit allemaniste a permis plus tard de créer un mouvement autonome et indépendant. Sans la besogne des possibilistes qui créèrent la Bourse de Paris et sans celle des allemanistes, la Fédération des Bourses n’aurait pu être créée en 1892 » (Cité par Dolléans). Concernant l’influence des scissions socialistes sur le mouvement syndical, l’opinion de l’anarchiste Besnard a du moins le mérite d’une cynique franchise : « Si ces scissions, écrit-il dans L’Encyclopédie anarchiste, eurent pour conséquence de gêner considérablement le développement du syndicalisme, elles empêchèrent, par contre, un parti d’accaparer son action et de le mettre en tutelle ».

6. On en trouvera la critique dans le n° 1 de Programme Communiste, 1957.

7. A cette époque on ne compte pas moins de six partis ou fractions socialistes. Les voici avec un résumé de leurs caractéristiques :

- Le Parti ouvrier Français de Lafargue et Jules Guesde.

- Le Parti socialiste révolutionnaire ou Comité révolutionnaire central, issu du blanquisme, composé d’émigrés de la Commune ; authentiquement révolutionnaire, mais partisan de « putsch » politiques et fortement imprégné des traditions nationales.

- La Fédération des travailleurs socialistes, les « possibilistes » de Brousse, issus de la scision de 1882.

- Le Parti ouvrier socialiste révolutionnaire : « allemanistes », issus du « possibilisme » ; ouvriéristes et partisans de la « grève générale révolutionnaire ».

- L’Alliance communiste, issue de l’allemanisme et se situant à sa gauche.

- Les Socialistes indépendants, véritables électoralistes prétendant rester « en dehors » des querelles des autres fractions. Jaurès en fut le représentant le plus brillant.

Entre ces fractions existe déjà une ligne de délimitation : le Parti ouvrier de Guesde, les blanquistes (Parti socialiste révolutionnaire) et l’Alliance communiste sont contre la participation ministérielle des socialistes ; les possibilistes, les Indépendants lui sont favorables, tandis que les allemanistes n’ont pas de position.

8. Un caractère marqué de la société capitaliste française en pleine décomposition politique avant d’avoir atteint son maximum de développement économique, et qui fait justice, entre mille autres exemples, de la « démocratie modèle » qu’on a voulu y voir, ce sont, d’une part les explosions sociales à caractère individuel ou collectif de cette période, de l’autre la profusion de violences, exactions et lois scélérates promulguées par les gouvernements de toutes couleurs politiques. A chaque initiative de la classe ouvrière, à chaque pas en avant du mouvement syndical, la répression s’abat sur les ouvriers, de même que lors de chaque scandale politique ou financier c’est encore à la répression que la bourgeoisie a recours pour masquer sa propre corruption. On se bornera à citer ici quelques cas. Le premier mai 1891 ont lieu de grandes manifestations ouvrières.

À Fourmies, l’armée tire sur la foule : 12 morts, dont des enfants. L’effervescence est vive dans tout le pays. Un violent débat s’ouvre à la Chambre. Contre les interpellations et demandes d’enquête, les conservateurs et cléricaux, pour la première fois, votent pour le gouvernement radical qui prescrit... des poursuites judiciaires contre les socialistes.

Le 15 avril 1895 la Compagnie minière de Carmaux congédie un ouvrier qui avait été élu maire de la ville en tête de la liste socialiste aux élections municipales. Grève et état de siège. Le président du Conseil, Loubet, « arbitre » en faveur de la compagnie. La grève se poursuit durant trois mois ; finalement, la compagnie cède et, en conclusion, Jaurès est élu député de la circonscription aux élections législatives.

Le 8 décembre 1893, l’anarchiste Vaillant lance une bombe dans l’hémicycle du Palais Bourbon. Première loi scélérate contre la liberté de la presse. Le socialiste J.L. Breton est inculpé pour avoir expliqué le geste de Vaillant dans son journal.

Le 24 juin 1894, Sadi Carnot est assassiné à Lyon ; seconde loi scélérate sanctionnant « toute propagande anarchique », « faite par un moyen quelconque ».

Le 6 janvier 1805 Gerault-Richard est condamné à un an de prison pour avoir titré « A bas Casimir » (Casimir Perrier était alors président de la République).

On pourrait continuer ainsi longtemps. Cette politique a duré jusqu’à la guerre, et même après, contre les communistes, et toujours avec la complicité des radicaux bourgeois.

9. La position de Guesde, courageuse et clairvoyante, une première fois contre les opportunistes du parti, une seconde fois contre Jaurès, mérite d’être rapportée. Aux premiers (Viviani, Jourde et Millerand) qui craignaient de compromettre leurs chances électorales en s’engageant dans la bagarre de l’affaire Dreyfus, il riposte : « … Si le suffrage universel utilisé par le prolétariat doit aboutir à une simple question de réélection, de mandats à conserver, mieux vaut rompre avec la tactique parlementaire... ». (Quand à Roubaix, lors des élections qui suivent, le patronat fait campagne contre lui, l’appelant « Guesde-chômage », « Guesde-trahison », il fait afficher : « Qu’aucun patron, qu’aucun capitaliste ne vote pour moi : je ne veux ni ne puis représenter les deux classes en lutte ; je ne veux et ne puis être que l’homme de l’une contre l’autre ». À Jaurès, Guesde, un peu plus tard, répondra dans le manifeste publié sur l’Affaire en juillet 1898 : « Les prolétaires n’ont rien à faire dans cette bataille qui n’est pas la leur... Nous entendons bien qu’il y a des victimes et que c’est pour leur libération que, faisant appel aux plus nobles sentiments, on voudrait nous entraîner dans la bagarre. Mais que pourraient être ces victimes – de la classe adverse – comparées aux millions qui constituent la classe ouvrière et qui, enfants, femmes, hommes torturés dans les bagnes patronaux, passés au fil de la faim, ne peuvent compter que sur elles-mêmes, sur leur organisation et leur lutte victorieuse pour se sauver ? C’est à elles et à elles seules que se doit le Parti socialiste, le Parti ouvrier, qui, après avoir arraché, comme il était nécessaire, son masque démocratique à l’anti-sémitisme et exposé en pleine lumière son vrai visage de réacteur, ne saurait, sans duperie, se laisser un seul instant dévier de sa route, suspendre sa propre guerre et s’égarer dans des redressements de torts individuels qui trouveront leur réparation dans la réparation générale » (Cité par Zévaès op. cit., p. 268).

10. Sur ce point, comme le reconnaît Léon Blum dans ses Souvenirs sur l’Affaire, l’optimisme de Jaurès fit erreur. La plupart de ceux qui, au cours de l’Affaire, avaient paru déserter les rangs de la bourgeoisie libérale pour rallier le socialisme, s’empressèrent, la bataille terminée et la victoire acquise grâce au concours populaire, de rallier leurs anciens partis. Jaurès le reconnut lui-même : « ... ceux que la mode nous a donnés, la mode nous les a repris, qu’elle les garde, ils vieilliront avec elle » (Zévaès, op. cit., p. 266). Mais malheureusement, et en grande partie grâce à Jaurès, la « mode » qui consistait à prendre parti pour une fraction de la bourgeoisie contre une autre fraction, ce fut le Parti socialiste qui la « garda », et cela devait lui devenir bientôt fatal.

11. Répondant aux critiques de Jaurès, selon lesquelles l’attitude de Guesde inciterait les travailleurs à se « désintéresser » de l’affaire Dreyfus, Guesde disait : « Le Parti ouvrier a rappelé aux travailleurs leur devoir de classe, mais il ne leur prêchait pas le désintéressement ou l’abstention. La déclaration (du POF, NdR) portait en toutes lettres : Préparez-vous à retourner contre la classe et la société capitalistes les scandales d’un Panama militaire s’ajoutant aux scandales d’un Panama financier. Ce que nous voyions en effet dans l’affaire Dreyfus, c’était les hontes étalées qui atteignaient et ruinaient le régime lui-même. Il y avait là une arme puissante et nouvelle, dont on pouvait et dont on devait frapper toute la bourgeoisie, au lieu de mobiliser et d’immobiliser le prolétariat derrière une fraction bourgeoise contre l’autre » (Zévaès, op. cit., p. 269, souligné par nous).

12. On ne peut mieux mettre en évidence ce caractère de superstition démocratique du syndicalisme révolutionnaire qu’en citant ce commentaire apologiste : « Non seulement la Charte d’Amiens proclame la neutralité du syndicalisme vis-à-vis des partis, mais elle l’exige du syndiqué dans le syndicat... Elle place ainsi le producteur en première ligne, au-dessus du citoyen. Et c’est juste parce que le travailleur est une réalité de tous les jours, invariable dans son état comme dans ses désirs, tandis que le citoyen est une entité fugace. Le citoyen peut changer d’opinion… le travailleur reste semblable à lui-même » (P. Besnard ; Encyclopédie anarchiste, p. 401). La belle affaire que le travailleur soit toujours semblable à lui-même dans le bagne de l’usine s’il n’a pas la possibilité de confronter cette expérience empirique avec ce qu’on lui fait faire comme citoyen ! Or, confronter l’expérience empirique de l’exploitation avec la définition de ses causes sociales, n’est-ce pas transporter dans le syndicat les « opinions qu’il professe au-dehors » ? Il serait plus honnête de dire simplement : les syndicalistes sont pour une seule conception générale dans les syndicats, c’est la leur ; ils ne tolèrent qu’une « philosophie », c’est l’idéologie anarchiste… même amendée.

13. Il faudrait toute une chronique pour énumérer les cas de militants syndicaux dont le gouvernement s’est assuré, soit par la voie des concessions intéressant une catégorie – c’est le réformisme « mineur », celui des démarcheurs d’antichambres ministérielles – soit par le chantage, lorsque des dirigeants brisés par une grève avortée n’ont été réintégrés qu’en échange de leur soumission syndicale.

14. Comme l’indiquait l’une des premières résolutions adoptées dans le mouvement syndical français en faveur de la grève générale, au congrès de Tours des Bourses du Travail (1892).

15. « La CGT est l’illégalité en permanence », disait Griffuelhes (cité par Rosmer), et Merrheim, apostrophant les socialistes au congrès d’Amiens, s’était écrié : « Vous avez voulu faire du syndicat un groupement inférieur, incapable de sortir de la légalité. Nous affirmons le contraire. Il est un groupement de lutte intégrale révolutionnaire et il a pour fonction de briser la légalité qui nous étouffe, pour enfanter le droit nouveau que nous voulons voir sortir de nos luttes » (cité par L’Encyclopédie anarchiste, p. 400). Mais « briser la légalité », « enfanter un droit nouveau », n’est-ce pas là des problèmes de pouvoir ? Quel type de pouvoir ? Quel droit substituer au droit bourgeois ? Voilà des points sur lesquels toute la littérature syndicaliste ne nous éclaire pas, si ce n’est par la formule de « libres associations de travailleurs » qui appartient tout à fait au droit bourgeois.

16. À la veille de la guerre, en pleine agitation anti-militariste, les anarchistes accusèrent la CGT de se dérober à sa tâche. De leur côté, les hervéistes, furieux phraseurs de l’anti-patriotisme, l’attaquent aussi car elle a dû renoncer, faute de forces suffisantes, à déclencher contre la loi du service militaire de trois ans, la grève générale. Il est visible que, dès cette époque, la CGT s’essouffle. Comme l’écrit Rosmer, après 1909 « la C,G.T. n’avançait plus du même élan, elle n’exerçait plus la même attirance sur les mouvements ouvriers ». Il est difficile, sinon sous la forme d’une chronique fastidieuse, de suivre les vicissitudes de cette période, dont aucune n’est marquante : les tentatives ministérielles de corruption par personne interposée de la presse syndicaliste, les petits scandales intérieurs du Bureau confédéral, les rivalités sordides qui s’y dessinent, etc. La vérité est que la volonté et l’extrémisme à vide ne peuvent longtemps tenir lieu de base théorique à une organisation de masse. Les syndicalistes ont gaspillé une quantité considérable d’énergie de classe, souvent sous des prétextes effarants, comme celui « d’entraîner » les ouvriers en vue de la grève générale. Leurs cadres conservaient une cécité étonnante en face de la situation réelle du mouvement, se leurrant eux-mêmes, en cercles fermés, sur les possibilités effectives de mobilisation révolutionnaire. « On croit dans les milieux syndicalistes de la CGT, écrit Dolléans, à une révolution proche », c’est-à-dire à « une catastrophe pouvant éclater demain et pour laquelle il faut se préparer aujourd’hui. Tout pour et par la grève générale ». En un certain sens, la mise au point effectuée par Monatte (Vie Ouvrière, 5 août 1913) pour rejeter les critiques des « extrémistes » apportait un peu de clarté et témoignait qu’une nouvelle étape de l’évolution des syndicalistes de formation anarchiste au contact de la réalité de la lutte de classe était – au moins pour quelques-uns – en voie de réalisation : « Des années durant, les syndicalistes gardèrent le silence devant le tapage insurrectionnaliste de la Guerre Sociale (journal d’Hervé, NdR) première manière. Ce silence a coûté cher au mouvement ouvrier. C’est lui qui permit à une confusion fâcheuse de s’établir, non seulement dans l’opinion publique, mais dans l’esprit de beaucoup de camarades. Pendant plusieurs années, le syndicalisme et l’insurrectionnalisme sont apparus comme une seule et même conception... Les résultats sont là sous nos yeux : des gens fatigués, dégoûtés du mouvement et qui se sont jetés à l’écart, d’autres qui ont cyniquement retourné leur veste (allusion à Hervé, qui devint ensuite patriote et jusqu’auboutiste, NdR). Oui, toute la démagogie hervéiste ne pouvait aboutir à autre chose. Mais il a fallu que nous vivions cette expérience jusqu’au bout pour en être convaincus... Elle (la CGT) n’a pas renié un pouce de l’idéal révolutionnaire du syndicalisme ni de ses méthodes. Ce qu’elle a répudié ce sont les coups de tête de l’insurrectionnalisme : elle a saisi l’occasion de signifier qu’elle en avait assez des tranche-montagnes qui découvrent une situation révolutionnaire tous les quinze jours » (cité par Rosmer, De l’Union sacrée à Zimmerwald, p. 34).

18. Op. cit., p. 35.

19. Reproduit dans Rosmer, op. cit., p. 35 (souligné par nous).

(Source : Programme Communiste n° 25, octobre-décembre 1963.)

***********

Le

syndicalisme révolutionnaire

contre le réformisme (suite)

x La CGT, l’Internationale et la guerre

Le trait le plus saillant de cette période où le syndicalisme révolutionnaire lance ses derniers feux, c’est le rôle d’avant-garde qu’il joue, mais dans le sens le plus étroit du terme : petit corps détaché du gros de la troupe. Cette position n’est pas seulement due à l’impatience des militants d’arriver rapidement aux grandes situations révolutionnaires, mais à leur vision totalement faussée de la révolution sociale, qui n’est pas l’initiative d’une poignée de militants conscients traînant derrière eux une masse inavertie, mais l’irruption colossale, sur la scène politique, d’une multitude de couches sociales avançant des revendications diverses, auxquelles seuls les révolutionnaires peuvent donner des réponses.

Les syndicalistes révolutionnaires avaient une foi aveugle dans l’efficacité des « minorités agissantes », ne se souciant guère d’analyser la portée des revendications ouvrières ni de déterminer leur rapport plus ou moins étroit ou éloigné avec le programme révolutionnaire du prolétariat. Dans la période qui va de 1906 à la guerre, les ouvriers français ont déclenché des grèves nombreuses et imposantes qui témoignaient d’une grande combativité, mais de revendications à caractère limité. Les mouvements contre les bas salaires et la journée de travail trop longue ne pouvaient être convertis, par la seule volonté d’une poignée de militants exaltés, en autant d’assauts révolutionnaires. La révolution n’est possible que lorsque toute la société est en crise, et que plusieurs classes se mettent en mouvement, ébranlant le bloc conservateur qui va du grand capital à la petite bourgeoisie et aux couches favorisées du prolétariat. Les syndicalistes révolutionnaires étaient à ce point obnubilés par leur volontarisme qu’ils ont par exemple tout particulièrement encouragé les grèves des chemins de fer, parce qu’elles paralysaient l’industrie et, à leurs yeux, pouvaient « créer » le climat révolutionnaire propice à la grève générale. Cette tactique facilitait la répression, épuisait militants et ouvriers, amenuisait les cadres syndicaux durement frappés par les gouvernements « républicains » des radicaux (2). De plus elle renforçait l’évolution opportuniste du socialisme en détournant quantité de ses éléments sains « d’actions directes » aussi mal utilisées.

Au cours de sa « belle époque », de 1902 à 1909 en gros, le syndicalisme révolutionnaire a obtenu des résultats positifs, tels l’unité syndicale, les luttes du Premier mai pour la réduction de la journée de travail, l’agitation contre la guerre, l’anti-militarisme et l’anti-colonialisme. Son volontarisme ne pouvait cependant suffire à coordonner des mouvements, souvent sporadiques et dispersés, en une vigoureuse progression prolétarienne. Les mêmes raisons qui avaient assuré le succès du syndicalisme révolutionnaire au détriment du socialisme parlementariste faisaient maintenant obstacle à l’unification des agitations ouvrières à l’échelle nationale et à plus forte raison internationale. Dans plusieurs pays d’Europe et en France, les masses ouvrières avaient mené des luttes énergiques ; mais tandis que le syndicat était impuissant à les unifier et à les dépasser dans une offensive politique unique que seul le parti aurait pu conduire, ce dernier aurait opposé sa force d’inertie et sa mauvaise volonté à toute volonté révolutionnaire qui se serait manifestée.

Le fait est particulièrement visible quand on considère le travail international de la CGT. De toutes les sections dirigées par le lourd et somnolent secrétariat syndical international contrôlé par la social-démocratie allemande, la CGT française était la seule à réclamer des actions de classe internationalement coordonnées et à vouloir porter les luttes sur un autre terrain que celui des discours et de l’activité parlementaires. Dès la constitution de l’organisme syndical international, les délégués français s’étaient heurtés à la majorité, qui avait repoussé leurs propositions concernant l’anti-militarisme et la grève générale.

Le Bureau syndical international était un organisme purement administratif considérant que les questions théoriques n’étaient pas de son ressort, mais de celui des partis socialistes déjà sérieusement minés par l’opportunisme. Après s’être abstenue durant quelques années de participer à des travaux désormais sans objet, la CGT reprit les contacts avec l’organisation syndicale internationale en 1908, sans réussir à l’influencer, car l’activité de celle-ci se limitait à des correspondances internationales et à des communications sur les conditions de travail dans les divers pays, et son esprit bureaucratique et petit-bourgeois était tel qu’elle n’avait que dédain pour la section française en raison de la modicité des cotisations qu’elle versait.

Cette mesquinerie donne un certain relief à la violence des dirigeants du syndicalisme français qui furent en tête du mouvement pour la journée de huit heures et déclenchèrent, sur cet objectif, une agitation sans précédent en France. Le Premier mai 1906, une formidable grève sema la panique dans la bourgeoisie dont le représentant, Clémenceau, fit occuper militairement Paris dans la crainte d’une insurrection. Il ne s’agissait pourtant que de réduire la journée de travail, revendication qui en elle-même ne constituait pas une menace sérieuse pour le capitalisme français. Mais cette réaction des classes dirigeantes était parfaitement conforme à la prévision de Marx concernant les conséquences démesurées de toute action massive du prolétariat « dans les pays de vieilles civilisations, ayant une structure de classe très développée, des conditions modernes de production, pourvus d’une conscience morale dans laquelle toutes les idées traditionnelles ont été dissoutes au moyen d’un travail séculaire » (3). Cette réaction terrifiée et haineuse révélait la vraie nature de la démocratie française, le véritable visage de sa grande bourgeoisie toujours hantée par le souvenir des journées révolutionnaires de Paris, de sa petite-bourgeoisie toujours servile devant le grand capital, de sa paysannerie et de ses rentiers conservateurs. En dépit de toutes leurs fautes, ce premier défi de la période contemporaine aux classes possédantes de ce pays restera à l’actif des syndicalistes de la CGT.

« Nous sommes isolés dans l’Internationale, disait Griffuelhes, mais c’est parce que nous la dépassons », et il était bien vrai que les syndicalistes révolutionnaires étaient placés en pointe par rapport à la plupart des sections de l’Internationale. Il s’agissait alors de lutter contre la menace de guerre qui pesait déjà sur toute l’Europe. Comme nous le verrons plus loin, l’attitude du mouvement ouvrier d’Europe occidentale face à cette menace était bien différente de celle de Lénine après l’éclatement du conflit.

Les socialistes et syndicalistes d’Occident ne voyaient pas que la guerre appelait et favorisait l’intervention révolutionnaire du prolétariat : pour eux, l’unique question était de « faire reculer » la bourgeoisie dans ses volontés belliqueuses. Les congrès internationaux invoquaient bien le déchaînement de la révolution au cas où les capitalistes « commettraient la folie » de déclencher le massacre : mais c’était surtout une clause de style. Les partis socialistes étaient absorbés dans le train-train quotidien de la société bourgeoise du temps de paix qui leur donnait l’illusion d’avoir un « poids » : c’est pourquoi ils ne pouvaient souhaiter davantage que stopper la marche à la guerre et en même temps s’imaginaient le pouvoir, contre toute réalité.

Cela revenait (comme dans la position actuelle des faux communistes de Moscou) à attribuer le militarisme et ses conséquences sanglantes aux ambitions des chefs d’Etat, aux querelles dynastiques, aux manœuvres occultes de groupements financiers, tous facteurs de conflits qui sont eux-mêmes le fruit inévitable (Lénine l’a montré dans L’Impérialisme, stade suprême du capitalisme) de toute l’économie fondée sur l’exploitation de la force de travail et l’échange mercantile des produits.

En dépit de leurs formulations révolutionnaires, les syndicalistes se plaçaient sur la même plate-forme (4) : ils n’entendaient pas devancer la guerre impérialiste grâce à l’intervention révolutionnaire du prolétariat international, mais la faire reculer par des pressions judicieuses et répétées sur les gouvernements bourgeois. Du moins, quand ils parlaient de grève générale en cas de guerre, étaient-ils bien convaincus qu’elle éclaterait, ce qui était rarement le cas des socialistes. Pendant quelques années avant 1914, la CGT organisa une propagande anti-militariste très active et réussit à deux ou trois reprises des manifestations de masse contre la menace de guerre imminente. Sous une répression permanente, elle avait multiplié les protestations, les meetings, les tracts, écrivant sans doute la meilleure page de sa brève histoire mais, en dépit du paradoxe, une page politique.

Cet effort rencontra un écho au congrès de Stuttgart de 1908 où fut présentée une motion préconisant la grève générale en cas de guerre (5). Elle devait être reprise au congrès suivant par la fameuse motion Keir Hardie (Angleterre) et Vaillant (France) déposée « à titre personnel », et restera comme expression de la jonction entre le rôle révolutionnaire du prolétariat français dans le passé et celui des prolétariats plus jeunes qui bientôt devaient prendre sa relève. Chez Vaillant, dernier survivant notoire de la période des Communards, qui a trempé dans toutes les compromissions électorales du Parti socialiste unifié, la tradition glorieuse de 1871 jette ses dernières lueurs ; Lénine et Rosa Luxembourg qui inspirent un alinéa de la résolution finale de Stuttgart annoncent les générations marxistes de l’Octobre révolutionnaire russe : « Au cas où la guerre éclaterait néanmoins, ils (les représentants de la classe ouvrière) ont le devoir de s’entremettre pour la faire cesser immédiatement et d’utiliser de toutes leurs forces la crise économique et politique créée par la guerre pour agiter les couches populaires les plus profondes et précipiter la chute de la domination capitaliste » (6). Discrètement, la relève des Communards par les bolcheviks se prépare.

La Seconde Internationale minée par l’opportunisme était à l’agonie, mais cette agonie fut dramatique, car entre les congrès internationaux qui dénonçaient la préparation à la guerre avec une inquiétude grandissante, une polémique dure et serrée se poursuivait dans les partis socialistes. À l’encontre de ce qui s’est passé à la veille de la seconde guerre impérialiste de 1939-45 où tout était clair et joué d’avance avant le premier coup de fusil, où la trahison du communisme moscovite était patente et délibérément consommée en pleine paix à grands coups de slogans patriotiques et démocratiques, où les « arguments » théoriques des renégats consistaient en une pure et simple lacération des pages d’histoire écrites par le prolétariat international, russe en particulier, en 1907, en 1912, en 1913, personne encore (7) ne s’attend à une capitulation sur toute la ligne des organisations ouvrières devant la guerre. Si les leaders socialistes cherchent en vain dans leur « bagage » politique ou dans leur foi militante des « réponses » à la situation complexe, ce n’est pas parce que le programme socialiste ne contient pas déjà ce que le prolétariat doit faire contre la guerre mondiale capitaliste, mais parce que, gangrenés par la lâcheté opportuniste, ils ne savent plus le lire.

En France, ironie du sort, c’est Jaurès, le républicain, le démocrate, l’idéaliste qui est pour la riposte à la guerre impérialiste par la grève générale. Il ne renonce pas à ses illusions réformistes, mais son instinct de vieux lutteur l’avertit de la proximité du massacre ; il veut jouer le tout pour le tout : « Guerre à la guerre », écrit-il, et il le paiera de sa vie. Bebel, le cerveau de l’Internationale et le successeur d’Engels, développe avec minutie et sévérité tout ce qui est inapplicable dans la formule « grève-générale-riposte-à-la-guerre » et tout ce qui y heurte le « bon sens » réaliste. La propagande anti-militariste, dit-il, renforcerait, dans les cercles militaires allemands, le parti de la guerre, « qui est encore faible et n’est pas influent dans les cercles gouvernementaux » et qui « salue avec plaisir une tendance qui affaiblit l’adversaire éventuel ». La social-démocratie allemande, ajoute-t-il, combat en Allemagne le militarisme sous toutes ses formes, mais ne peut se laisser imposer des « méthodes de combat qui pourraient être dangereuses pour le développement du parti et peut-être même pour l’existence de ses organisations ». La véritable cause de cette hostilité aux moyens radicaux de lutte contre la guerre, et à la grève générale en particulier, apparaît dans toute sa sordide platitude quand Bebel s’écrie : « Voyez notre Liebknecht qui est accusé de haute trahison parce qu’il se prononce contre la guerre », trahissant l’abdication des sociaux-démocrates devant l’opinion publique dont elle a trop longtemps sollicité les votes.

Infatigable propagandiste des années 1880, véritable fondateur du Parti socialiste en France, défenseur de la mémoire révolutionnaire des communards contre une amnistie « avec circonstances atténuantes », Guesde qui a si souvent cloué au pilori la cupidité crapuleuse et criminelle des classes et gouvernements patriotiques ne tient pas un autre langage que Bebel. Il déploie toute la scolastique à laquelle s’est réduit son marxisme : les nations sont des réalités, une étape considérable sur la voie de l’humanité ; l’internationalisme est dangereux s’il fait perdre de vue que chaque prolétariat a un devoir national : celui de faire la révolution sociale chez lui. De plus, puisque Bebel a nettement affirmé que les socialistes allemands défendraient éventuellement leurs frontières contre la Russie – et ils ont raison, dit Guesde, de défendre « leur » socialisme contre le panslavisme féodal (8) –, les socialistes français ne peuvent laisser croire que, si la France était attaquée, ils « la désarmeraient et la livreraient ». Chaque Parti socialiste était enfermé dans son « devoir national » et ses misérables préoccupations électorales, mieux que dans les murs d’une prison.

« On ne peut plus dire aux ouvriers et paysans qu’ils n’ont plus de patrie » (9), ose écrire Guesde, lançant le crachat de l’opportunisme sur la formule impérissable du « Manifeste » de 1848. C’est là l’aveu formidable de la faillite que les partis socialistes doivent à la déviation parlementariste : on avait accepté l’inclusion des élections dans le programme ouvrier pour mieux armer le prolétariat en vue du renversement du pouvoir bourgeois ; on défend désormais ce pouvoir pour conserver le droit de vote !

Avec le recul il est aisé de voir que la partie contre la guerre impérialiste était perdue. Au point où était tombé le socialisme, il ne pouvait être question, comme le voulaient les révolutionnaires, de retourner contre la bourgeoisie l’offensive des classes qu’un demi-siècle de paix internationale avait corrompues et désemparées. Il fallait avant tout sauver le « fil conducteur » du marxisme révolutionnaire et préparer la riposte ouvrière des lendemains du massacre. Seule une poignée de militants échappa au reniement général des principes et au carnage des consciences révolutionnaires, plus terrible encore, et plus lourd de conséquences que la destruction massive des vies humaines. En oraison funèbre au syndicalisme révolutionnaire défunt, nous devons lui rendre cette justice : il sortit de son sein quelques hommes qui maintinrent la liaison entre la tradition passée et la révolution de l’avenir et surent répondre « présents » à l’appel de la maigre cohorte qui appelait désespérément le prolétariat à remplir sa mission révolutionnaire.

X 1914 : faillite générale des partis et des syndicats

De l’attentat de Sarajevo, le 28 juin 1914, au 2 août, date à laquelle l’Allemagne envahit la Belgique, ouvrant les hostilités de la Première Guerre impérialiste mondiale, les événements vont très vite. Le mécanisme des alliances constituées ouvertement ou en secret (10) depuis des années, au feu de conflits incessants a été finalement mis en branle par l’ultimatum du 23 juillet de l’Autriche à la Serbie et rien ne l’arrêtera plus, car ce sont d’immenses forces de classe et les contradictions explosives du capitalisme parvenu à son stade impérialiste qui l’animent, et non pas des volontés mauvaises, fussent-elles celles des gouvernants.

Or ce que les forces de classe ennemies du socialisme déterminaient, seules des forces de classe révolutionnaires bien décidées et internationalement organisées auraient pu l’empêcher, ce qui ne fut pas le cas, car en dépit de sa force apparente, le mouvement ouvrier de la phase relativement pacifique de 1871-1914 n’était nullement trempé, en Europe occidentale du moins, pour la bataille révolutionnaire suprême.

On connaît le film des événements : la Serbie, soutenue en sous-main par la Russie, n’a cédé qu’en partie à l’ultimatum autrichien : le 28 juillet, l’Autriche lui déclare la guerre. Le 30 juillet, c’est la mobilisation générale russe ; le 31, le double ultimatum de l’Allemagne à la Russie et à la France ; le 1er août, la déclaration de guerre de l’Allemagne à la Russie ; le 2, l’invasion de la Belgique ; le 3, la déclaration de guerre de l’Allemagne à la France ; le 4, la rupture de l’Angleterre avec l’Allemagne.

Comme l’a constaté l’historien du mouvement ouvrier en France pendant la guerre, A. Rosmer, toute cette bourgeoisie européenne se jetait d’autant plus allégrement dans la guerre qu’elle croyait stupidement qu’elle était le moyen de conjurer les « méfaits du socialisme » alors que les résultats, bien prévisibles pourtant, furent exactement inverses. Tant il est vrai que les victoires du capitalisme ne sont jamais le fruit de l’habileté de ses hommes d’Etat, mais de la faiblesse du prolétariat qui s’exprime dans les trahisons retentissantes de ses chefs les plus écoutés.

Aussi foudroyants qu’ils aient été, ces événements n’étaient ni imprévisibles, ni imprévus, puisque depuis la première crise marocaine de 1905, les rivalités impérialistes étaient allées s’aggravant, les conflits et les crises internationales se multipliant, de l’annexion de la Bosnie-Herzégovine par l’Autriche à la suite de la révolution turque de 1908 aux guerres balkaniques de 1913, en passant par la seconde crise marocaine de 1911 qui avait provoqué le resserrement de l’alliance impérialiste de la France avec la Russie et l’Angleterre et par la guerre italo-turque de 1911-12.

Non seulement ils étaient prévisibles, mais ils avaient été prévus à la fois par les socialistes de tous les pays et par les anarcho-syndicalistes des pays latins. Pourtant, tout se passa comme si le mouvement ouvrier avait été pris au dépourvu ; et il le fut, en effet, parce que s’il avait prévu les événements, il n’avait prévu ni la nature ni les moyens d’une véritable riposte prolétarienne. C’est ce qu’attestent tous les témoignages de ceux qui vécurent cette terrible crise sans eux-mêmes tomber dans les ignobles excès du social-patriotisme de tant d’ex-socialistes et d’ex-anarcho-syndicalistes, par exemple le syndicaliste E. Dolléans écrivant dans son Histoire du mouvement ouvrier : « Le sentiment le plus général est la résignation. Ces hommes qui partent, la guerre les a dessaisis d’eux-mêmes : ils ne s’appartiennent plus ; ils s’abandonnent à une divinité implacable. La guerre est venue si brutalement que ceux qui, depuis 1911, et même depuis 1906, la voient approcher ne peuvent croire à sa réalité. Jusqu’à la dernière semaine, certains jusqu’au dernier instant, ils ont gardé le secret espoir que la catastrophe, pourra être évitée. Sur eux la guerre déferle comme une lame de fond. » C’est aussi le syndicaliste révolutionnaire Monatte s’écriant : « Nous avons été impuissants et les uns et les autres. La vague a passé, nous a emportés » ; ou l’autre syndicaliste, Merrheim, réformiste lui, et qui sympathisera plus tard davantage avec les mencheviks qu’avec les bolcheviks : « Nous étions complètement désemparés, complètement affolés. Nous n’étions pas nombreux qui osions alors (maintenir la continuité du mouvement syndicaliste) car, à ce moment-là, la classe ouvrière soulevée par une formidable crise de nationalisme, n’aurait pas laissé aux agents de la force publique le soin de nous fusiller, elle nous aurait fusillés elle-même. » C’est surtout, dans l’ingénuité de la vision individualiste anarchisante, le cri de Péricat : « Je n’ai qu’un reproche à me faire... c’est, étant anti-patriote, anti-militariste, d’être parti comme mes camarades au quatrième jour de la mobilisation. Je n’ai pas eu, quoique ne reconnaissant pas de frontières ni de patrie, la force de caractère (sic, c’est nous qui soulignons) pour ne pas partir (sic !). J’ai eu peur, c’est vrai, du peloton d’exécution... Mais là-bas, sur le front, je disais : “Comment est-il possible que moi (sic !) anti-patriote, anti-militariste, moi qui ne connais que l’Internationale (sic !), je vienne donner des coups à mes camarades de misère et peut-être pour mourir contre ma propre cause, mes propres intérêts (sic !) pour des ennemis.” »

Non seulement ce n’est pas le « manque de caractère » d’un, de plusieurs, ni même d’une multitude d’individus qui explique quoi que ce soit, mais le problème lui-même ne consiste pas du tout à savoir pourquoi les individus s’étaient soumis à l’ordre de mobilisation (11) mais tout au contraire comment la classe prolétarienne a pu se trouver incapable de faire obstacle à la guerre.

À cela, il n’y a qu’une seule réponse, la vieille réponse de Marx : « La classe ouvrière est révolutionnaire ou elle n’est rien. » Alors l’impuissance du prolétariat français et européen de 1914 apparaît pour la seule chose qu’elle ait réellement été : la preuve de la faillite révolutionnaire de toute la génération prolétarienne grandie en Occident – et tout particulièrement en France entre 1871 et 1914, de toute la génération qui s’était reconnue et exprimée dans deux courants aussi désastreux l’un que l’autre, parce qu’aussi inaptes l’un que l’autre, à s’élever à la hauteur des exigences de la lutte à l’époque impérialiste : le socialisme tombé dans le crétinisme parlementaire et la rêverie pacifique, et le syndicalisme révolutionnaire qui n’avait jamais su qu’élargir à toute la classe la revendication d’autonomie que les anarchistes posaient pour l’individu, dans la tradition de l’individualisme et de l’illuminisme bourgeois, sans s’apercevoir que pour pouvoir « obéir seulement à ses lois propres » (sens exact du terme) il fallait d’abord avoir matériellement triomphé de la loi ennemie incarnée dans les institutions de l’Etat bourgeois ; sans s’apercevoir, donc, que la revendication prolétarienne était non pas l’« autonomie » au sein de la société bourgeoise, mais l’abolition révolutionnaire de cette société, ou en d’autres termes que la lutte de classe était une lutte politique.

C’est faute d’avoir compris cela que tant de gens, comme l’athée E. Dolléans, ont pu parler de « divinité implacable » à propos de la guerre, dont les racines terrestres – sociales – sont pourtant si évidentes, tant il est vrai que la notion du divin n’est jamais que le produit de l’aliénation sociale des hommes !

Tous ceux qui ont assisté à cette débâcle sans passer eux-mêmes ouvertement et totalement à l’ennemi ont à l’unisson déploré la contradiction criante qui se fit universellement jour entre les paroles et les actes, les interventions déclarées et les résultats, voire les attitudes passées et celles du moment : mais ils n’ont pas compris que cette contradiction flagrante n’était que l’expression d’une contradiction autrement profonde et dépassant de beaucoup les personnes de quelques chefs renégats ou paralysés : la contradiction entre les exigences objectives de la lutte prolétarienne de l’époque impérialiste et la représentation subjective que les écoles dominant alors le mouvement ouvrier se faisaient des buts et des moyens de cette lutte.

Comment cela s’est manifesté, on le sait ; mais il faut souligner tout de suite que l’absurde solution imaginée historiquement par le syndicalisme révolutionnaire pour assurer en toutes circonstances son « autonomie » à la classe prolétarienne – le divorce entre mouvement syndical et mouvement politique – fut la faillite la plus retentissante de toutes.

Dans le camp politique, on vit l’ex-intransigeant Guesde (qui n’avait pourtant pas ménagé ses sarcasmes au « socialisme ministérialiste » d’un Millerand quelques années plus tôt) passer ouvertement à la bourgeoisie en entrant dans le gouvernement d’Union sacrée. Dans sa Faillite de la Deuxième Internationale, Lénine a bien montré qu’une telle attitude (qui ne fut malheureusement pas l’apanage des seuls socialistes français) laissait intacts l’honneur et la validité du socialisme marxiste, puisqu’elle était en contradiction totale avec tous ses enseignements et ses directives. À propos de Guesde en particulier, il notait que la faillite de sa tendance n’avait rien de surprenant puisque depuis longtemps « on la voyait mourir sous les yeux de tous dans la revue guesdiste Le Socialisme où éclatait l’absence de vie, d’aptitude, de capacité à prendre une position indépendante sur aucune question d’importance » (op. cit., Editions Sociales 1953, p. 40) et ceci en réponse à tous ceux qui s’abritaient derrière les « grands noms » du passé pour esquiver l’accusation de trahison aux devoirs socialistes que leur assenaient les gauches marxistes de Russie et d’Allemagne, Lénine en tête.

On vit également éclater l’inconsistance de ce démocratisme petit-bourgeois incarné par la tendance jauressiste (admise dans le Parti socialiste lors de la fatale fusion de 1905), inconsistance que la mort tragique de son leader, assassiné par un patriote fanatique, n’a malheureusement que trop dissimulée derrière l’auréole du martyre. C’est devenu un lieu commun que de célébrer le « courage » et l’« activité dévorante » de ce tribun dans les derniers jours à la fois de la paix et de sa propre vie. En réalité, cette activité se limite aux seules formes connues des socialistes occidentaux : le discours et l’article de type parlementaire, et les démarches dans les coulisses du pouvoir. Qu’il suffise de citer le discours de Vaise, prononcé le jour même où est connu en France l’ultimatum autrichien, aussi nébuleux dans la perspective que dans les directives : « Je dis que nous avons contre nous, contre la paix, contre la vie des hommes, des chances terribles et contre lesquelles il faudra que les prolétaires de l’Europe tentent les efforts de solidarité suprême qu’ils pourront tenter », langage de député, non d’organisateur du prolétariat. Autre échantillon, l’article de L’Humanité du 31 juillet : « Le grand danger est dans l’énervement qui gagne, dans l’inquiétude qui se propage, dans les impulsions qui naissent de la peur, de l’incertitude vague, de l’anxiété prolongée. A ces paniques folles, les foules peuvent céder, il n’est pas sûr que les gouvernements n’y cèdent pas. Pour résister à l’épreuve, il faut aux hommes des nerfs d’acier, une raison ferme, claire et calme » (c’est nous qui soulignons partout) : langage de doctrinaire idéaliste, non de révolutionnaire. Au lieu de l’appel à la lutte révolutionnaire, l’invocation au calme ; la guerre présentée non comme le triomphe d’une classe sur une autre, mais de la « folie » sur la « raison » abstraite et éternelle ; les causes de la guerre supposées être dans les « états d’âme », de foules et d’individus, et non dans les contradictions matérielles d’où naissent ces « états d’âme », la conclusion que les « nerfs d’acier » sont le meilleur obstacle… à la mobilisation générale !

Outre cette activité politique au grand jour, Jaurès se prodigue en démarches auprès des ministres, car aux yeux d’un démocrate parlementaire comme lui, les instances suprêmes de l’Etat sont aussi les instances suprêmes de l’histoire. Des ministres lui promettent que, comme il le demande, le gouvernement français fera pression sur la Russie pour la dissuader de déclencher le conflit et Jaurès les croit. La mobilisation générale de la Russie, le 30 juillet, le détrompe et le 31, il tente une « suprême démarche » en faveur de la paix en tentant de voir le président du Conseil, en compagnie d’une délégation socialiste. Mais il suffit que le président se dérobe pour que cette dernière « chance historique » tombe. À quoi tiennent les destinées humaines dans la vision parlementariste. Il ne restait plus alors à Jaurès et a sa délégation qu’à proclamer devant un simple sous-secrétaire d’Etat sa volonté de « continuer la campagne contre la guerre », fidèle à la conception parlementariste de l’histoire qui veut que tout dépende de « l’opinion »... et des « campagnes » par lesquelles on la forme. La réponse du sous-secrétaire était prophétique, puisqu’elle se vérifia le soir même : « C’est ce que vous n’oserez pas, car vous seriez tué au prochain coin de rue. »

Que les illusions de Jaurès sur le rôle des hommes providentiels dans l’histoire (sous la forme du député démocrate intègre et intransigeant) et sur les raisons qui déterminent la paix ou la guerre capitalistes aient été celles d’une masse d’hommes et certainement aussi de prolétaires, c’est ce qu’atteste cette éloquente description d’E. Dolléans dans son ouvrage déjà cité et qui est empruntée à divers témoignages : « Jaurès vient d’être assassiné. La nouvelle se répand dans Paris. On parlait bas, dans la tristesse et la stupéfaction. À tout instant la foule grossissait, débordant les barrages d’agents... Toute cette foule se surexcitait maintenant, malgré les appels au sang-froid qui venaient de maints endroits (sic). Les forces de police avaient peine à contenir cette marée humaine. Des cris partaient à leur adresse, autant qu’à celle des responsables peut-être : « Assassins, assassins, lâches ! » emmêlés de « Vive Jaurès ! A bas la guerre ! » « Jaurès tué, c’est la guerre ! », « lui seul aurait pu empêcher la guerre ! »... Mais il n’y a pas chez eux que de la douleur, il y aussi de la colère et un désir de vengeance... On pouvait redouter un soulèvement ouvrier sous le coup de l’indignation et de la douleur ».

Le soulèvement ne se produit pas, parce que les soulèvements ne s’improvisent pas ainsi à l’époque impérialiste et qu’il n’existe aucune force capable de prendre pareille responsabilité, de donner pareille directive : les syndicalistes révolutionnaires pas plus que les socialistes, car dans ces derniers jours de juillet, avant le passage ouvert de la grande majorité confédérale à l’Union sacrée, rien ne distingue leur langage et leur action du langage et de l’action pacifistes, démocratiques, légalistes d’un Jaurès. Au lendemain du discours de Vaise, La Bataille syndicaliste rappelle bien la résolution votée trois ans plus tôt par une Conférence extraordinaire du mouvement, mais jamais il ne sera même seulement tenté de lui donner une application : « A toute déclaration de guerre, les travailleurs doivent répondre par la grève générale révolutionnaire. » Toute l’« action » des syndicalistes se résume à aussi peu de chose que l’« action » des socialistes, en dépit de leurs vieilles prétentions à une efficience supérieure à celle des parlementaires : organisation d’une contre-manifestation le 27 juillet ; la veille des patriotes avaient défilé aux cris de « Vive l’armée ! Vive la guerre ! » ; ce jour-là des ouvriers allèrent crier dans la rue, à l’appel des syndicats : « À bas la guerre ! Vive la paix ! ». Le 28, appel tout platonique et de style purement pacifiste aux travailleurs français : « Dans la situation présente la CGT rappelle qu’elle reste irréductiblement opposée à toute guerre. La guerre n’est en aucune façon la solution aux problèmes posés : elle est et reste la plus effroyable des calamités humaines. » Le 29, meeting à la salle Wagram, organisé par l’Union des syndicats et le Bureau de la CGT, mais interdit par le gouvernement, qui donne lieu à de sanglantes collisions entre service d’ordre et ouvriers. Le 31 juillet, décision de la CGT d’organiser d’accord avec le Parti socialiste « une grande manifestation contre la guerre le 9 août ». C est tout.

La manifestation n’eut jamais lieu, car le 2 août, le « territoire national » étant menacé par l’invasion allemande de la Belgique, chefs et masses furent emportés dans la même fureur patriotique, à tel point que les rares minoritaires qui échappèrent à cette fureur sentirent autour d’eux une véritable atmosphère de pogrom, ne récoltant qu’insultes et menaces de leurs propres camarades syndicalistes, à tel point qu’un Merrheim ne se rendra plus au siège de la CGT sans se faire accompagner de deux molosses ! Or si la faillite des guesdistes et des jauressistes ne peut en aucune façon être considérée comme une faillite du socialisme lui-même, puisqu’ils l’ont ou bien trahi ou toujours ignoré, la faillite de la CGT est bien la faillite du syndicalisme révolutionnaire. L’apolitisme syndical prétendait assurer l’« autonomie » de sentiments et d’action de la classe ouvrière : or au lieu de rester « autonome » dans ses sentiments, la classe ouvrière subit bien entendu la pression des sentiments des autres classes – bourgeoisie et petite-bourgeoisie – naturellement chauvines et jusqu’au-boutistes, du moins en partie ; au lieu de rester « autonomes » dans l’action, les ouvriers ne se distinguèrent bien entendu en rien des autres citoyens face à l’ordre de mobilisation générale parce qu’ils n’avaient aucune force constituée à opposer à la force constituée de l’Etat capitaliste qui mobilise ; enfin, pour couronner le tout, les doctrinaires de l’« apolitisme » furent les premiers à prendre des positions politiques, mais dans le sens bourgeois, ne serait-ce que le jour où le Bureau confédéral accusa, dans son manifeste du 28 juillet 1914, « l’Autriche de porter une lourde responsabilité devant l’histoire » tout en exprimant « un préjugé favorable sur la volonté pacifique du gouvernement français » (12), ou bien le jour – aux obsèques de Jaurès – où Jouhaux se vante d’être « de ceux qui partent au front ». Victor Griffuelhes n’avait-il pas donné dès 1912 la mesure et le sens du prétendu « apolitisme » des syndicalistes en même temps, en 1914, que le secret du « retournement » de tant de chefs syndicaux et de l’infection défensiste de la classe ouvrière elle-même quand, au Congrès du Havre, il avait orgueilleusement déclaré : « Je dis que nous sommes un peu isolés dans l’Internationale (N.D.R. il s’agissait de l’Internationale syndicale) parce que nous la dépassons. Oui, nous sommes isolés parce que nous sommes seuls – différemment des camarades allemands, suédois et belges – qui jouissons déjà, et dans quelles conditions, des libertés politiques qu’il leur faut conquérir encore à eux-mêmes. Et c’est parce que nous savons ce que valent ces réformes, ce que valent ces droits politiques que nous ne voulons pas nous mettre dans une situation qui nous amènerait à subordonner notre action syndicale pour des fins d’ordre politique que, depuis longtemps, nous avons dépassées ! Ce n’est pas nous qui avons à rejoindre les autres (N.d.R. : il s’agit des centrales syndicales qui refusaient la convocation de congrès syndicaux internationaux sous le prétexte qu’action politique et économique ne devaient en aucun cas être séparées), ce sont les autres qui doivent nous rejoindre. Nous sommes en avant. Nous constatons que notre isolement vient de notre avance sur nos camarades des autres pays ».

Forts de cette conviction ingénue que la France restait, comme du temps de la Grande Révolution, la « nation-modèle », la perfection des démocraties, et que le mouvement politique ne pouvait dépasser précisément la revendication de la démocratie bourgeoise (autrement dit que la démocratie bourgeoise était éternelle !) ces curieux « apolitiques » si imbibés des convictions les mieux enracinées, les plus répandues des politiciens démocrates-bourgeois et socialistes de parlement (peut-être sans le savoir eux-mêmes !) ne pouvaient que courir aux remparts pour défendre cette nation-modèle (et cette perfection des démocraties qui avait si vite renoncé à appliquer contre eux le fameux carnet B, c’est-à-dire, selon les paroles immortelles du ministre de la Guerre d’alors, « à les passer à la guillotine pour garantir la victoire ») agissant en tous points comme des politiciens patriotes sous le prétexte que la France était l’agressée.

Tandis que dans les ouvrages d’inspiration syndicaliste, on ne trouve que des lamentations plus ou moins éloquentes sur la grande faillite de 1914, des discussions byzantines sur le caractère individuel ou collectif des responsabilités de la CGT ; tandis que le summum de la sagesse dont ils font preuve se trouve dans cette conclusion désenchantée de A. Rosmer : « La préparation de la guerre par le gouvernement était beaucoup mieux menée que l’action contre la menace de guerre par la direction confédérale et elle la gagnait de vitesse », le marxiste Lénine va aux racines mêmes de cette faillite, en ce qui concerne non seulement la trahison des partis socialistes, mais aussi l’écroulement des prétentions du syndicalisme révolutionnaire. Autant qu’aux chefs syndicaux de l’Allemagne sociale-démocrate, on peut dédier à ceux de la France syndicaliste révolutionnaire ce magnifique passage de la Faillite de la Deuxième Internationale : « Les gens sont corrompus et abêtis par la légalité bourgeoise au point qu’ils ne peuvent même pas comprendre l’idée de la nécessité d’autres organisations, d’organisations illégales, pour assurer la direction de la lutte révolutionnaire. Les gens en sont arrivés au point de s’imaginer que les syndicats légaux, existant sur autorisation de la police, sont une limite que l’on ne saurait dépasser ; que l’on peut concevoir, en général, le maintien de ces syndicats à l’époque de crise comme syndicats dirigeants. Voici la dialectique vivante de l’opportunisme (N.D.R. qu’il soit d’inspiration syndicaliste aussi bien que « politique ») : la simple croissance de syndicats légaux, la simple habitude qu’ont les philistins quelque peu obtus, mais consciencieux (N.D.R. : plus haut Lénine rappelle la définition lapidaire du philistin par Lassalle : « le philistin est un boyau vide rempli de peur et d’espoir que Dieu le prendra en pitié » ; le philistin syndicaliste révolutionnaire est, ajouterons-nous, de cette espèce qui remplace « l’espoir en Dieu » par la confiance irraisonnée dans l’autonomie ouvrière) de se borner à la tenue de livres de bureau, ont abouti à ce fait qu’au moment de la crise, ces petits-bourgeois consciencieux (N.d.R. : et férus de leur « autonomie » d’apolitiques) se sont trouvés être des traîtres, des félons, des étrangleurs de l’énergie révolutionnaire des masses. Et ce n’est point un effet du hasard. Passer à l’organisation révolutionnaire est une nécessité, la situation modifiée l’exige, l’époque des actions révolutionnaires du prolétariat l’exige de même (N.d.R. : Lénine oppose ici l’époque impérialiste à l’époque relativement libérale et pacifique qui l’a précédée) ». (Op. cit., Ed. Sociales 1953, p. 56).

Que les syndicalistes révolutionnaires aient été inaptes à remplir une telle tâche – passer à l’organisation révolutionnaire – précisément parce qu’ils répudiaient la lutte politique, parce qu’ils repoussaient la forme parti, c’est ce qui apparaissait dans les faits bien avant 1914. Nous n’en voulons pour témoignage que ce suggestif passage d’E. Dolléans parlant de l’état du mouvement syndicaliste au lendemain du Congrès du Havre : « ... il n’y a plus chez les militants cet enthousiasme ni chez les chefs cette flamme d’action, cet esprit de sacrifice de l’époque passée... La guerre exerce déjà préventivement ses effets corrupteurs. Pendant les années 1911, 1912, 1913, les hommes sentent peser sur leurs têtes l’ombre immense du cyclone qui approche et dont ils ne mesurent ni l’étendue, ni la durée. Déjà, par anticipation, une atmosphère trouble, faite d’incertitude et d’insécurité. Ces hommes, désorientés sans qu’ils en aient conscience, pressentent que ce sont les dernières journées de douceur et de liberté (N.d.R. : sic !). Ils s’abandonnent. Ils s’oublient dans l’instant. Une démoralisation des énergies, une détente de l’effort. Invisible, mais présente, la guerre est déjà là qui les écrase, dissolvant les volontés, rompant l’élan » (Histoire du mouvement ouvrier, A. Colin, 1953) (N.d.R. : c’est nous qui soulignons partout). On ne saurait décrire avec plus de talent la psychologie collective qui devait fatalement surgir des contradictions entre la réalité historique, les exigences historiques nouvelles qui se dessinaient déjà d’une part, les doctrines et la pratique de la déviation syndicaliste d’autre part. Dans sa brochure, Lénine concluait : « Mais ce passage (N.d.R. : à l’organisation révolutionnaire) ne peut s’effectuer que par-dessus la tête (N.d.R : c’est lui qui souligne) des vieux chefs, des étrangleurs de l’énergie révolutionnaire ».

C’est ce qui se produisit, du moins partiellement, après la révolution russe, avec la constitution de la Troisième Internationale et la constitution des partis communistes des différents pays ou (plus prudemment), de ce qui aurait dû être tel.

X Conclusion

À la veille de la Première Guerre impérialiste mondiale, Lénine, défendant la doctrine révolutionnaire de Karl Marx contre le libéralisme bourgeois et sa transposition dans le mouvement ouvrier sous forme de l’opportunisme socialiste, montrait que le marxisme était « le successeur légitime de tout ce que l’humanité a créé de meilleur au XIXe siècle : la philosophie allemande, l’économie politique anglaise et le socialisme français ».

Le socialisme français était né de l’expérience de la Grande Révolution qui, précisément parce qu’elle fut la plus achevée des révolutions bourgeoises, fut aussi la plus riche d’enseignements historiques, révélant que la « libre » société pour laquelle toutes les couches sociales (à l’exception de la haute bourgeoisie) s’étaient battues en abattant l’Ancien Régime n’était qu’un nouveau système d’oppression et d’exploitation de classe. La caractéristique de ce socialisme, sans lequel le marxisme lui-même n’aurait pas vu le jour, réside cependant dans son incapacité à « expliquer la nature de l’esclavage salarié en régime capitaliste, (de) découvrir les lois de son développement (et de) trouver la force sociale capable de devenir le créateur de la société nouvelle ». La définition qui est de Lénine encore, s’applique non seulement au socialisme utopique de Saint-Simon et des Fourier, mais aussi à ce que Marx avait appelé le « socialisme conservateur et bourgeois » de Proudhon, légitime produit de ce révolutionnarisme petit-bourgeois dont les gauches marxistes auront longtemps encore à combattre l’instabilité, la stérilité, la propriété de se changer rapidement en soumission, en apathie, en vaine fantaisie, et même en engouement enragé pour telle ou telle tendance bourgeoise « à la mode » (Lénine).

L’époque tourmentée qui va de 1848, date de la première formulation du socialisme scientifique dans le Manifeste communiste, à 1871, date de l’écrasement de la Commune et des divers courants du socialisme français, signe l’arrêt de mort de toutes les utopies, précisément parce que c’est une époque de révolutions et de contre-révolutions. Mettant en branle toutes les classes, soumettant à l’épreuve des faits toutes les promesses politiques et sociales, elle confirme en effet avec éclat le nouveau socialisme en révélant non seulement le rôle politique révolutionnaire du prolétariat, mais la nature essentiellement sociale de sa révolution, tout à l’inverse de ce qui avait été le cas de la bourgeoisie qui n’avait remporté la victoire contre le féodalisme que grâce à la lutte révolutionnaire des couches populaires et dont la révolution avait une « âme » essentiellement politique, en dépit de son immense portée sociale.

Dans la seconde époque du développement capitaliste (que Lénine situe entre 1871 et 1905, c’est-à-dire entre la formation de l’unité allemande et la première révolution russe qui marque l’ouverture en Orient du cycle des révolutions bourgeoises désormais clos depuis longtemps en Occident), le marxisme « s’étend en largeur », revendiqué non seulement dans une grande fraction de la social-démocratie allemande, mais dans toute la Seconde Internationale.

Le malheureux destin qui lui est réservé par l’écrasante majorité de cette organisation, dont on sait la faillite de 1914, s’explique par le caractère pacifique de cette seconde phase. Aucune chance de lutte révolutionnaire n’étant alors proposée par l’histoire aux partis socialistes, ceux-ci finissent par identifier totalement lutte politique et lutte parlementaire – et par oublier les objectifs révolutionnaires du prolétariat : la substitution de la démocratie bourgeoise par la dictature prolétarienne. Cette involution est fatalement beaucoup plus marquée et puissante en Europe occidentale que dans l’Est européen où la lutte anti-féodale ne fait que commencer, mais elle l’est fatalement beaucoup plus en France que dans aucun autre pays d’Europe occidentale, à l’exception toutefois de l’Espagne où l’anarchisme n’a cessé d’être le courant dominant. La raison, bien compréhensible, est d’ordre historique plus encore qu’économique. Sans doute la relative indigence du développement capitaliste dans la France d’avant 1914, le caractère petit-bourgeois que l’économie nationale présente encore bien longtemps après (et qui atténue pour elle les effets de la grande crise de 1929) est-il la base objective de la survivance prolongée de courants pré et anti-marxistes dans ce pays. Mais l’Italie, dont le capitalisme est lui aussi semi-moderne et qui connaît, elle aussi, un fort courant anarchisant, n’en produit pas moins une brillante gauche marxiste, à laquelle le guesdisme français ne saurait être comparé, même de loin. Comment expliquer cette différence, si ce n’est en constatant que la force même de la tradition bourgeoise dans le pays de la « Grande Révolution », l’épanouissement complet du libéralisme et du parlementarisme bourgeois sous la IIIe République ont joué contre le prolétariat, affaiblirent jusqu’à les réduire à néant ses efforts pour se constituer en classe indépendante ?

Une première manifestation de cette faiblesse du socialisme marxiste en France fut son incapacité à se lier solidement à la classe ouvrière qui, comme partout ailleurs, s’organisa en syndicats dans les dernières décennies du XIXe siècle. La seconde, qui n’est certainement pas sans relations avec la première, fut la pauvreté exemplaire de sa contribution au mouvement international même dans les années où Guesde n’était pas encore un « libéral », un « démocrate » et un patriote camouflé en marxiste, son indifférence et son incompréhension des leçons venues de l’Europe orientale et de Russie (qu’en Allemagne un Kautsky, une Rosa Luxembourg sauront tirer et développer contre la droite après 1905) et finalement le caractère massif de son passage à la bourgeoisie, puisqu’en 1914, aucun socialiste marquant ne saura défendre, en France, l’« honneur » internationaliste du parti.

C’est par contre un fait bien connu que les réunions internationales qui se tinrent illégalement en Suisse pendant la guerre et dont le but, pour Lénine et les bolcheviks était de jeter les fondements d’une nouvelle Internationale, d’une Internationale débarrassée des social-traîtres et des réformistes, rencontrèrent davantage d’échos dans la minorité syndicaliste dite « révolutionnaire » que parmi les socialistes français, et que, plus tard, les bolcheviks mirent aussi quelques espoirs dans les éléments d’origine syndicaliste tels que Monatte et Rosmer pour la lutte contre le vieux parti pourri. C’est là un accident historique qui ne saurait d’autant moins diminuer la portée de la critique marxiste du syndicalisme révolutionnaire qu’il est resté sans lendemain. Les délégués français à Zimmerwald et Kienthal votèrent en effet la résolution de la majorité pacifiste, non celle de Lénine, à qui le délégué syndicaliste Merrheim répondit fort nettement que la constitution d’une IIIe Internationale politique était tout à fait étrangère à ses propres préoccupations, de même, plus tard, on n’a pas un seul exemple de contribution sérieuse et importante d’éléments issus de ce courant à l’implantation d’un véritable parti communiste en France, et moins encore à la lutte marxiste contre la déviation stalinienne, si du moins on ne considère pas comme telle les efforts de l’honnête Rosmer, cas au reste unique.

La critique marxiste du syndicalisme révolutionnaire qui fut faite malheureusement non tellement en France qu’en Italie reste donc entière, et elle n’est que l’application et la continuation de la lutte des fondateurs du socialisme scientifique contre l’anarchisme aux temps de la Première Internationale. Dans la mesure où, sans l’avouer ou le reconnaître, le syndicalisme révolutionnaire a été une doctrine de parti, de minorité, il a péché par l’incompréhension des buts révolutionnaires du prolétariat, en d’autres termes du caractère politique de sa lutte contre la bourgeoisie, qu’on ne saurait reconnaître sans reconnaître également la nécessité de sa dictature de classe. Dénonçant l’exploitation des travailleurs, il n’a pas davantage compris ni la nature exacte de la transformation économique et sociale à réaliser, ni ses étapes, réduisant tout le problème à la « grève expropriatrice » et à la remise de la propriété des entreprises aux syndicats, qui les auraient gérées sur la même base mercantile et donc dans les mêmes rapports d’échange et donc d’anarchie productive que les capitalistes eux-mêmes. Mais ce « syndicalisme de minorité » est rapidement devenu un « syndicalisme de masse », et le syndicalisme soi-disant révolutionnaire qui avait lutté entre 1892 et 1900 contre ce que V. Griffuelhes appelait « l’influence déprimante de l’action politique sur les syndicats » un syndicalisme tout court, avec tout ce que cela comporte, à toutes les époques et dans tous les pays, d’étroitesse corporative, de limitation à l’horizon bourgeois, d’attachement à des résultats « concrets » et « immédiats », tous obstacles combien puissants et maudits à la constitution du prolétariat en classe révolutionnaire ! C’est ce syndicalisme « tout court » (bien peu soucieux des vieilles rêveries révolutionnaires romantiques et par contre fort préoccupé de « sauver l’organisation », la « caisse », les libertés, voire la vie de ses bureaucrates) qui est passé comme un seul homme avec armes et bagages dans le camp bourgeois au premier grand événement historique qu’il a eu à affronter : la guerre impérialiste. Nouvelle confirmation après laquelle aucune autre n’est plus nécessaire de ces deux points de la doctrine marxiste : la classe ouvrière est révolutionnaire ou elle n’est rien ; la classe ouvrière n’est constituée en classe – en force indépendante, donc – qu’autant qu’elle est constituée en parti.

De quel « parti » s’agissait-il pour nous, et n’ayant rien à voir avec les partis réformistes, gradualistes, parlementaires et par-dessus tout patriotes, c’est ce que seul un type de parti marxiste inconnu de l’Occident pouvait apprendre à l’Occident, et il le lui apprit au milieu du fracas de la révolution prolétarienne victorieuse d’Octobre 1917 en Russie. Alors, toute une génération prolétarienne comprit, ou crut comprendre. Puis comme la défaite avait succédé à la victoire, le désenchantement à l’enthousiasme, toutes les vieilles erreurs reprirent une nouvelle fois le dessus, et le vieil ennemi est toujours là : l’immédiatisme syndicaliste, le creux verbalisme d’un révolutionnarisme petit-bourgeois qui jamais, tant que la révolution n’aura pas universellement vaincu, ne cessera de révérer les vieilles lunes bourgeoises : Démocratie, Liberté, Culture, Héroïsme, Autonomie et par-dessus tout patrie ! (13).

Notes

1. Cet aventurisme favorisait la provocation, la corruption et le mouchardage. En octobre 1898 se préparait une grande grève des cheminots. La déclaration de la grève, tenue « secrète » par le comité organisateur, était connue une demi-heure après la décision par le ministère de l’Intérieur, qui fit intercepter toutes convocations et correspondances adressées au personnel des chemins de fer : 135 ouvriers ou employés seulement furent en grève pendant trois jours. Une grave suspicion de trahison pesa sur les dirigeants cheminots. Le conseil d’administration du syndicat dut démissionner. (Dolléans, op. cit.).

2. Le dix-huit Brumaire de Louis Bonaparte, p. 14.

3. Dumoulin (qui devait lutter courageusement contre l’Union sacrée au cours de la guerre, passer ensuite au réformisme de l’équipe à Jouhaux et finir lamentablement dans le paternalisme syndico-ministériel de Vichy) a souligné les causes de cette position dans une brochure âpre et lucide de 1918 (« Les syndicalistes français et la guerre ») reproduite par Rosmer dans son livre De l’Union sacrée à Zimmerwald. Dumoulin traçait un sombre tableau du contraste qui existait entre la volonté révolutionnaire des syndicalistes et les moyens dérisoires qu’ils possédaient. Après l’éviction des hervéistes, il existait deux « écoles » à la tête de la CGT Celle de Merrheim (des Métaux) soucieux d’étudier les problèmes économiques, les trafics d’influence, les manœuvres des cartels, les causes possibles du conflit qui couvait. L’autre, celle de Griffuelhes « ... avec Jouhaux comme phonographe, critiquait la première. Cette science, ce savoir lui déplaisait. Suivant la théorie du moindre effort, ceux qui étudient sont traités de petits-bourgeois, de secs doctrinaires, d’irréalistes. Dans le cénacle de l’ancien secrétaire confédéral, on préfère vivre une politique de couloirs et donner à la CGT les allures d’un petit gouvernement. Toute l’action confédérale contre les trois ans se ressentira de cette politique dont l’unique ressource était d’impressionner “l’opinion publique” à coups de meetings disposés en séries régionales.

Le gouvernement confédéral espérait ainsi contraindre le gouvernement bourgeois à renier ses mauvais desseins. La « masse ouvrière » devait être impressionnée par l’apparence d’une force, quitte à ne jamais montrer sa faiblesse pour le cas où il aurait fallu agir. Les orateurs de meetings abritaient leur ignorance derrière le succès factice des discours creux et ronflants, tandis que les syndiqués s’amusaient de ne rien comprendre à la guerre qui venait. Evidemment, c’est cette politique qui dominait la CGT » (op. cit., p. 525-526).

4. « Entre tous les moyens employés pour prévenir et empêcher la guerre, le congrès considère comme particulièrement efficace la grève générale ouvrière, surtout dans les industries qui fournissent à la guerre ses instruments (armes, munitions, transports, etc.) ainsi que l’agitation et l’action populaires sous leurs formes les plus actives » (cité par Rosmer, op. cit., p. 45).

5. Reproduit par Zévaès, op. cit., p. 336.

6. Lénine même fut surpris de l’étendue de la trahison de la social-démocratie et en fut malade durant une semaine, avant de se mettre résolument au travail pour la nouvelle Internationale.

7. L’ironie fut que, par la suite, les socialistes français se retrouvèrent dans la guerre aux côtés de la féodale Russie et combattirent la « socialiste » Allemagne.

8. « On pouvait le leur dire en 1848. On ne le peut plus aujourd’hui. Depuis que le suffrage universel a été mis dans sa main comme une arme, le prolétaire a une patrie, et s’il n’en jouit pas, c’est sa faute. Les usines, les mines, les chemins de fer, tout lui appartient ; mais il n’a pas su faire l’effort nécessaire pour entrer en leur possession. Lui dire qu’il n’a pas de patrie, c’est encore lui mentir : il en a une. Seulement, trompé par les manœuvres de la bourgeoisie, égaré par l’abstention anarchiste, il s’est refusé jusqu’ici, en prenant le pouvoir, à rentrer dans sa propriété » (reproduit par Zévaès, op. cit., p. 332). « Rentrer dans sa propriété » ! Voilà jusqu’où sont tombés les défenseurs d’une doctrine qui entend libérer l’humanité de toutes ses chaînes, et notamment de la propriété des moyens de production.

9. L’alliance politique de la France avec la Russie de 1891 se transforma bientôt en un pacte militaire resté secret jusqu’à ce que la révolution prolétarienne d’Octobre l’exhume des archives tsaristes. En échange des quelques milliards de francs-or des bas de laine français qui lui avaient été offerts en prêt par la très démocratique République française, Alexandre III promettait des millions de moujiks pour le carnage impérialiste à venir. Ce sont ces mêmes accords que le très pacifiste Nikita Khrouchtchev a eu le front de célébrer, lors de son voyage de 1960 à Paris, comme le premier exemple historique de la « solidarité franco-russe » contre le militarisme allemand !

10. Péricat donne lui-même la réponse à cette question, prouvant à quel point la revendication bourgeoise d’« autonomie » de l’individu (nous ajouterons : à plus forte raison celle d’« autonomie » de toute une classe !) est sotte et illusoire. Il a seulement le tort de juger ces raisons en moraliste, dans une opposition inconsistante et vide de l’attitude idéale du « héros » qu’il ne fut pas et de l’attitude prosaïque qui devait fatalement être celle du plus grand nombre, de la masse !

11. A. Guigni qui souligne ce fait rapporté par A. Rosmer dans son ouvrage Le mouvement ouvrier en France pendant la guerre rétrécit singulièrement la question des « responsabilités » de la faillite de 1914 en disant « l’acte de capitulation initial, celui qui devait entraîner tous les autres est bel et bien ce manifeste du 28 juillet qui portait la signature du Comité confédéral unanime ». Nous dirons, nous, que l’« acte de capitulation initial » remontait à des années en arrière, dans la répudiation du caractère politique (ce qui ne veut pas dire parlementaire et réformiste) de la lutte de classe !

12. Une citation des préfaces de 1939 et 1953 de l’ouvrage de Dolléans illustre à merveille à la fois l’idéalisme pseudo-révolutionnaire du syndicalisme du même nom et sa servilité à l’égard de la politique bourgeoise. En 1939, E. Dolléans écrivait : « Les améliorations matérielles ne sont pas un but, mais une condition de conquêtes plus élevées (N.d.R. : quoi donc ? la domination de la société par le prolétariat ? Pensez donc !) : la culture et la capacité. (N.d.R. : c’est nous qui soulignons). (Tant que la durée du travail absorbait toute la vie de l’ouvrier), l’objectif immédiat pouvait être (sic) l’amélioration de la condition matérielle. A présent, un souci exclusif de ces avantages temporels conduirait la classe du travail à partager cette soif de bien-être, cette vanité d’avoir raison même contre l’équité (N.d.R. : autre valeur abstraite éternelle du socialisme pré-marxiste !) ce penchant vers la sécurité somnolente à tout prix garantie, cette paresse d’esprit qui sont les signes de la décadence actuelle. La classe du travail se détournerait de cette culture de soi-même, indépendante du savoir (N.d.R. : il faut comprendre, semble-t-il, de ce savoir qui donne l’indépendance). Sans ces vertus et sans cette volonté éducatrice, les obscurs ne pourront jamais gravir la route rude qui les mènera à leur plus haut destin. »

Que ce « plus haut destin » n’ait jamais rien eu de commun avec le communisme pour lequel tous les révolutionnaires marxistes ont lutté et luttent, c’est ce que prouve la préface de 1953 : « Les événements ont mis en relief l’importance historique du mouvement ouvrier et le rôle décisif joué dans la Résistance par la classe ouvrière française et son accord avec les Français du dedans et du dehors. Les uns et les autres avaient été fidèles a l’héritage français... Face au dessein nazi, le syndicalisme peut être fier de la place qu’il a occupée dans l’organisation, l’unification de la Résistance et dans la libération de 1944. »

14. Vous les voyez, toujours égaux à eux-mêmes, en dépit de toutes les leçons de l’histoire, ces prétendus « syndicalistes révolutionnaires : de l’autonomie ouvrière » à l’héritage français » – et du « plus haut destin des obscurs » à... « l’unification de la Résistance » avec les gaullistes et les staliniens ! Eternelle infâmie...

Source : Programme Communiste n° 26, janvier-mars 1964.

*****

Le mouvement syndical

en France

de 1900 à 1908

X La faillite du mouvement ouvrier international en 1914 projette un peu de son ombre sur la période précédente. Autant il est légitime de chercher à comprendre ce qui l’a préparée, autant il est nécessaire de ne pas sous-estimer l’existence de courants contraires, la réalité historique des positions incomplètes, mais autonomes d’un prolétariat qui s’est montré capable de se différencier de la société bourgeoise dans sa vie et dans sa lutte quotidiennes. Si, par certains côtés, ce rappel peut prendre les allures d’une réhabilitation (1), c’est qu’il y a eu une convergence de fait des historiens les plus opposés pour minimiser les aspects les plus forts de la vie de classe dans cette période, aspects que les marxistes doivent au contraire revendiquer. Les historiens anarchistes ont insisté moins sur le travail d’organisation que sur les idées libertaires des éléments les plus actifs du mouvement syndical ; les réformistes et staliniens ont fait de même, et pire, traitant par le mépris les syndicalistes de cette période, réduisant à presque rien leur rôle actif dans les mouvements de la classe (2), et les rendant responsables (ce qui est bien trop rapide) de la faible implantation numérique des syndicats en France. Ils reproduisent ainsi jusqu’à la caricature l’attitude des guesdistes du début du siècle, qui feignaient de ne voir dans l’essor syndical des années 1902-1910 que des manoeuvres de l’anarchisme ancienne manière.

En ces jours de grande force tranquille, de passage progressif aux trente-huit heures, au temps où l’on efface des statuts de la CGT la perspective de l’abolition du salariat, où la CFDT feint de reprendre la tradition anarcho-syndicaliste, mais condamne patriotiquement les comités de soldats comme la CGT, il ne fait pas bon rappeler les grèves à outrance pour la journée de huit heures, le Manuel du Soldat édité par la CGT en 1902, la propagande pour l’action directe... Pour nous marxistes, au contraire, il importe de rappeler – sans l’idéaliser, ni en masquer les limites politiques – qu’il a existé en France une tradition effective de lutte de classe, non pourrie jusqu’à la moelle par le pacifisme social et le chauvinisme, qui reste pourtant son côté faible. Cette tradition n’a sans doute pas animé tous les ouvriers pris statistiquement ; mais elle n’est pas non plus restée le fait de quelques individualités héroïques et isolées.

D’autre part, la date de 1908, plus exactement de l’automne 1908, nous paraît un tournant dont l’importance n’a pas été assez soulignée. Avec les affaires de Draveil et Villeneuve-Saint-Georges, l’échec de la grève générale lancée à contre-coeur par la CGT, l’arrestation de toute sa direction, et les dissensions mortelles qui entraînèrent l’année d’après le remplacement du comité confédéral par des éléments beaucoup moins capables, le premier essor syndical a été brisé. S’il a reçu un coup si dur, ce n’est pas dû uniquement à des accidents extérieurs : c’est aussi que la bourgeoisie s’est montrée capable d’utiliser les oppositions et les rivalités personnelles et de jouer savamment sur les faiblesses politiques du mouvement. Elle tenait une grande partie de ses informations et de son savoir-faire des transfuges et des renégats du ministérialisme socialiste, les Millerand, Briand et Viviani (3) ; tous ces fils ont été savamment entrecroisés par une adroite araignée, Clémenceau, qui était fier de se dire « le premier flic de France » (4). L’étude de ces manoeuvres est riche d’enseignements, le dévouement militant ne suffit pas à les déjouer.

Nous avons souligné dans les articles précédents un fait déterminant : à la fin du siècle dernier, on peut dire que la jonction du parti et du mouvement revendicatif en France a été manquée. La Fédération des Syndicats créée en 1886 par les guesdistes ne faisait que vivoter lorsqu’ils se retirèrent en 1894 après une tentative manquée pour imposer leurs vues. On a reproché à la Fédération d’être une émanation syndicale artificielle du POF guesdiste, on l’appelait à l’époque la « succursale » : le reproche semble fondé. Dans les départements, souvent, les fonctions de direction politique et syndicale étaient assurées par les mêmes personnes, et surtout les congrès confondus. Une telle convergence n’aurait pas été un mal en soi, si elle avait traduit la capacité des socialistes guesdiens à diriger les luttes ouvrières, même les plus élémentaires, et à s’y dévouer. Et de fait, il serait injuste de ne voir dans les états-majors guesdistes que ces parasites de la lutte, ces missi dominici que ridiculisent les caricatures anarchistes. Sans imiter tous ce militant guesdiste qui signa de son sang un pacte de grève à outrance dans les mines, beaucoup de guesdistes surent payer de leur personne dans les années 1880-90 et apparurent, face aux timidités des proudhoniens, comme les vrais animateurs des révoltes ouvrières, les plus capables de les coordonner et de leur donner une perspective plus vaste. Mais des changements de casquette trop brutaux, des grèves désertées au profit du terrain électoral, les rendirent malgré tout suspects d’attitude manœuvrière. On leur reprochait une tendance au forcing organisatif, à froid ou sans les forces correspondantes. Sans parler, par la suite, de déviations franchement opportunistes, de trahisons criantes sur lesquelles nous reviendrons.

Maladresses et erreurs guesdistes

La base théorique des maladresses guesdistes sur le terrain syndical apparaît avec une clarté presque caricaturale au congrès de Lille du Parti Ouvrier Français, en 1890 : il faut adhérer aux syndicats, disent-ils, « pour y répandre l’idée socialiste et y recruter des adhérents au programme et à la politique du Parti ». Point de vue qui néglige complètement les multiples gradations entre le réflexe élémentaire de lutte et l’adhésion à une doctrine cohérente et à une action suivie ; point de vue symétrique dans l’erreur de la position anarchiste dans la même période, qui admettait le travail dans les syndicats dans le seul but d’y répandre l’idée libertaire et d’y recruter des individualités marquantes. Deux points de vue auxquels s’oppose la conception marxiste de la constitution patiente de liens entre le parti et la classe notamment à travers l’indispensable lutte de défense quotidienne.

Guesdistes et anarchistes se rejoignaient aussi involontairement en cette période dans l’adhésion, plus ou moins explicite et consciente, à la « loi d’airain des salaires » de Lassalle (5), qui devait logiquement faire apparaître les grèves pour le salaire comme des combats purement symboliques, où les principes importaient beaucoup plus que les résultats matériels. Il est compréhensible que, sur de telles bases, les guesdistes soient passés d’interventions brutales et maximalistes dans les mouvements revendicatifs à des protestations, tout aussi excessives dans leur genre, de respect de la spontanéité et de non-intervention, proclamant par exemple que « le socialisme ne pousse pas aux grèves, il ne les provoque pas » !

Par ailleurs, les guesdistes se rendirent aussi impopulaires en combattant, avec des arguments parfois justes, mais d’autres fort discutables, l’idée de la grève générale, qui fut un des prétextes de la première fracture syndicale de 94-98.

Il était juste de démontrer l’inconsistance de la notion de « grève générale » conçue comme moyen d’« exproprier les capitalistes » ce qui revenait à faire, dans la tradition anarchiste, l’impasse sur l’État bourgeois. Le guesdisme mit très justement en avant la notion de « conquête des pouvoirs publics », comme on disait à l’époque. Mais au même moment, les premiers succès électoraux commençaient à lui tourner la tête. Il glissait du travail parlementaire comme « moyen d’éducation du prolétariat » à une conception carrément opportuniste de blocs électoraux. Cela avait pour conséquence de donner un air de combativité supplémentaire à l’anarchisme. Il paraît sûr d’ailleurs, aujourd’hui (6), que cette source de discorde était machiavéliquement alimentée par l’État, à travers les opportunistes à verbiage incendiaire comme Briand, pour entretenir la division entre les courants influents sur le mouvement ouvrier : le principal propagandiste de la grève générale dans le comité confédéral de la CGT, Henri Girard, était d’ailleurs un mouchard.

« N’ayant pas demandé à venir au monde, nous voulons manger » (affiche des ouvriers boulangers pendant les grèves de 1906)

C’est après cette première tentative de centralisation syndicale, qui tourna court et laissa de graves cicatrices, des méfiances et incompréhensions réciproques, que se constitue la CGT, on peut dire à chaud, dans le vif d’un mouvement revendicatif actif et multiforme, dont les chiffres donnent déjà une idée (7). René Garmy évalue le nombre de journées de travail perdues pour fait de grève à 500 000 entre 1870 et 1880, 1 500 000 entre 1890 et 1895, et à 9 500 000 pour la seule année 1906. Dans cette période dite pacifique, les grèves les plus dures, souvent étouffées par l’intermédiaire des réformistes, tournèrent à l’affrontement avec la police et l’armée. 17 grévistes tués à la Martinique en 1900, 3 à Châlons-sur-Saône : « Millerand est ministre, s’écriait Emile Pouget dans le Père Peinard du 5 mars 1900, et les massacres de prolos s’opèrent avec le même sans-gêne que si Constans ou Badingue tenaient la queue de la poêle » (8). 1 mort à Nantes en 1907, 5 morts et de nombreux blessés à Narbonne, 1 mort à Raon-l’Etape, 9 morts et 200 blessés à Draveil et Villeneuve-SaintGeorges en 1908, licenciements disciplinaires et révocations de fonctionnaires par centaines. L’historien Edouard Dolléans dresse le palmarès du seul ministère Clémenceau (1906-1909) : 667 ouvriers blessés, 20 morts, 391 mises à pieds, 104 années de prison distribuées.

Cependant, le nombre des syndicats passait, de 1 000 environ en 1902, à 1 792 en 1904, 3 012 en 1910. En 1904, la CGT réunie aux Bourses du Travail depuis 1902, comptait entre 130 000 et 200 000 membres, 400 000 en 1908, 600 000 en 1912, et en janvier 1914 839 331 pour 7 600 000 salariés de l’industrie, ce qui représente un pourcentage d’environ 11%. Si on compare ce chiffre à ceux de 1981 (environ 18% des salariés pour l’ensemble des syndicats), on voit combien sont excessifs les commentaires dédaigneux des bonzes actuels sur le « syndicalisme minoritaire » de la vieille CGT. Évidemment, ces chiffres restaient très faibles comparés à ceux des syndicats britanniques (1 860 000 syndiqués en 1904) et surtout allemands ; mais l’histoire allait dévoiler cruellement le revers de cette splendeur numérique.

D’autre part, le mouvement associatif gagnait des couches nouvelles. Les femmes se syndiquaient pour lutter pour de meilleures conditions de travail et contre l’abrutissement confessionnel, dans le tabac, la lingerie, le textile : la pause-prière obligatoire – et debout, après douze heures de travail ! – se pratiquait encore couramment, même dans les grandes entreprises. Elles s’imposaient également dans le mouvement syndical contre les préjugés de leurs camarades entretenus par la tradition antiféministe charriée par le proudhonisme. Dans le livre, chez les typographes (syndicats très droitiers dans l’ensemble) les femmes n’avaient pas le droit d’adhérer ; ailleurs, elles avaient le droit d’adhérer mais pas de voter. Il y avait malgré tout, en 1911, 100 000 ouvrières syndiquées sur les quelque 600 000 adhérents de la CGT.

Il y eut aussi dans cette période des grèves spectaculaires dans l’agriculture. Des habitudes de résistance collective, au besoin violente, se sont formées dans les régions de petits métayers comme le Centre. Cependant, après les grandes grèves des viticulteurs de 1907, les syndicats de petits exploitants, fermiers-métayers ou propriétaires-cultivateurs se laissèrent capter dans des fronts avec les grands propriétaires, qui les envoyaient à la bataille et en gardaient tout le profit.

Les fonctionnaires affrontèrent une répression très dure pour arracher le droit syndical : la loi de 1884 ne l’avait pas formellement exclu, mais la bourgeoisie usa tour à tour de la séduction et de la trique pour les orienter vers un syndicalisme « constructif » et compatible avec leurs soi-disant « devoirs particuliers » ; et surtout, pour les dissuader de rejoindre le front de classe ouvrier et d’adhérer à la CGT. Il y eut 541 révocations après la grève des postes de 1909, et en 1910, Briand, l’ex-chantre de la grève générale, fit carrément emprisonner le comité de grève des cheminots.

C’est pour faire face à ces mouvements, encore relativement dispersés, mais fréquents et déterminés, que la bourgeoisie multiplia les pare-feu, en essayant de transformer les concessions arrachées par le mouvement en pièges pour l’avenir. Sous prétexte de libéralisme, les projets Millerand de 1900 et 1904 tentaient d’instaurer des procédures d’arbitrage obligatoire, critiquées alors par Rosa Luxembourg (9) et repoussées par la majorité des cégétistes. Le gouvernement essaya aussi de corrompre les syndicats en leur donnant en 1906 la capacité commerciale, pour les infecter, disait la CGT, de « rondecuirisme ».

C’est aussi dans cette période que se développe le syndicalisme chrétien dont les promoteurs (La Tour du Pin, Léon Harmel, Albert de Mun) manifestaient une conscience tout à fait lucide de leur fonction sociale : « si la société a eu le droit de se défendre les armes à la main, écrit de Mun (ex-officier des Versaillais en 1871), elle sait que les obus et les balles ne guérissent point et qu’il faut autre chose ». Leurs excellentes recettes sociales pour assurer la collaboration de classe dans et hors de l’entreprise, les diverses espèces d’arbitrage, les ancêtres des comités d’entreprise appelés conseils d’usine ont échu plus tard en héritage aux gouvernements de gauche, qui les développèrent en 1936, 1945 et aujourd’hui encore, avec la même intention.

En même temps, ces courants travaillèrent à effacer les différences qui faisaient encore de la classe ouvrière de ce début de siècle une sorte de race à part au sein de la société bourgeoise. Ils prêchaient le mariage au lieu de l’union libre, et le retour de la femme au foyer, réclamaient au gouvernement des lois qui favorisent l’accession à la propriété et l’épargne ouvrière, vantaient la maison individuelle, ce « vêtement de pierre de la famille » ; ils sacrifièrent même quelques bouts de terrain à l’œuvre des Jardins Ouvriers, saine institution qui détourne des réunions syndicales et permet d’abaisser les salaires, puisque les travailleurs ont fruits et légumes « pour rien ». Ces apôtres de la concorde sociale obtinrent un certain succès dans le Nord et dans l’Ouest, et réussirent parfois à désarmer chez les ouvriers la saine méfiance jacobine et anarchiste envers les « jésuites et ratichons ». Mais il a fallu que leur travail de domestication soit repris plus tard sous le label frauduleux d’un « communisme » dégénéré pour qu’on arrive à l’état d’esprit actuel de l’aristocratie ouvrière, au culte de la respectabilité, du pavillon de banlieue (sans voisins immigrés) et au mariage républicain de l’école laïque et de la communion en blanc...

Dans la période qui nous intéresse,malgré tout, les ouvriers gardaient le sens de leur particularité, chèrement consacré dans les bains de sang de juin 1848 et de la Commune. Ils en précisaient le contenu politique, pas seulement à travers une évolution des idées, mais avec le support d’une vie locale centrée sur les Bourses du Travail, qui se multiplièrent avant la constitution officielle de la CGT.

Des Bourses du Travail à la CGT

L’idée des bourses n’avait rien de révolutionnaire au départ : il s’agissait pour leur inventeur, un brave réformateur bourgeois, de mettre un peu d’ordre dans l’anarchique marché du travail. À la fin du XIXe siècle,les organisateurs ouvriers qui développèrent les Bourses conservèrent cette fonction, en organisant eux-mêmes le recensement hebdomadaire des emplois et leur publication. Pour éviter le clientélisme, les Bourses du Travail n’exigeaient des demandeurs d’emploi ni cotisation, ni discipline syndicale. Elles cherchaient non seulement à aider les ouvriers, à leur permettre d’échapper aux griffes des bureaux de placement (contre lesquels la CGT mènera une lutte victorieuse), mais aussi à éviter ainsi le recrutement de jaunes en cas de grève, à avertir les ouvriers de façon à « faire le vide autour des champs de bataille ». La bourgeoisie prit le train en marche, en se mettant à utiliser les statistiques préparées par les Bourses. Aujourd’hui, c’est l’inverse : la bonzerie syndicale occupe sagement ses strapontins dans les organes dirigeants de l’ANPE et des ASSEDIC, qui ne dédaignent pas de servir à l’occasion d’agence d’interim pour les entreprises...

Mais les Bourses avaient d’autres fonctions : coopératives, bibliothèques, cantines et salles de réunions en faisaient d’authentiques centres de la vie des ouvriers hors de l’usine, un bien propre qu’ils gardaient jalousement contre la bourgeoisie. Il y eut à Paris et en province, au début du siècle, des épisodes de défense des Bourses du Travail assiégées par la police comparables à la guérilla autour des Bourses en Italie dans les années 20.

Si les Bourses du Travail ont pu jouer ce rôle, et pas seulement en France, c’est qu’en concentrant toutes les énergies d’une région, une organisation locale comme la Bourse permet, mieux que le syndicat d’industrie, d’animer une vie prolétarienne d’autant plus féconde qu’elle facilite le dépassement des limites de catégorie.

On sait que la CGT se constitua officiellement en 1902, au congrès de Montpellier, par la réunion de la première confédération, déjà âgée de huit ans, et des Bourses du Travail. Ses premiers dirigeants furent un blanquiste, Griffuelhes, candidat du Parti socialiste à Paris en 1900 (les blanquistes, proches du guesdisme, font néanmoins preuve d’une plus grande compréhension pour les luttes revendicatives, la « spontanéité ouvrière », et la fonction particulière du syndicat) ; un anarchiste, Pouget, et une équipe d’obédience anarchisante, Yvetot, Delesalle, Albert Lévy... Griffuelhes était l’orateur et le stratège dans les grèves. Pouget, qui publiait seul depuis 1894 sa feuille anarchiste Le Père Peinard, fut l’organisateur de la presse syndicale et le principal journaliste de La Voix du Peuple. Si l’on met ainsi en lumière leurs personnes, c’est qu’au départ ces dirigeants étaient sans doute comme l’organisateur des Bourses, Pelloutier, des gens plus aptes à l’initiative individuelle qu’à l’organisation patiente d’un travail d’équipe. Pelloutier ne définissait-il pas les anarchistes, et lui-même, comme des « amants passionnés de la culture de soi-même » ? De là à en faire des individualistes incorrigibles, incapables de s’intégrer dans un mouvement collectif, il y a un grand pas. Ces militants avaient d’abord, autant Pouget que Griffuehles, une qualité bien précieuse pour qui connaît l’enflure rhétorique coutumière du socialisme petit-bourgeois français : l’horreur de la phrase et le mépris des « braillards » (Griffuelhes). L’un comme l’autre menèrent à l’intérieur de la CGT une bataille sévère contre l’esprit d’improvisation, le manque de sérieux, l’individualisme, et même... l’anti-autoritarisme, en dépit des protestations et des classiques accusations de « dictature ». On comprend de telles accusations contre un blanquiste. Mais contre un anarchiste !... Le fait est qu’il n’y a pas d’organisation, même syndicale, sans un minimum de direction.

Il est connu que les anarchistes furent poussés à « descendre » (de leur point de vue) sur le terrain syndical d’une part par la violence de la répression bourgeoise contre l’action individuelle, après les « lois scélérates » de 1893 et 1894 ; d’autre part, par leur exclusion des congrès socialistes, après qu’ils eurent refusé de reconnaître la nécessité de l’action politique et parlementaire. « Les grosses légumes, écrivait Pouget en octobre 1894 dans l’argot du Père Peinard, feraient une salle trompette si les anarchos qu’ils se figurent avoir muselés, profitaient de la circonstance pour s ‘infiltrer en peinards dans les syndicats et y répandaient leurs idées, sans bruyance ni flaflas ». C’est à ce moment que Pelloutier définit le syndicalisme comme « une école pratique d’anarchisme ». Dans le numéro 1 de La Voix du Peuple, Pouget au nom de la CGT prend résolument ses distances envers toutes formes d’indifférence à la lutte immédiate, et répudie au passage la « loi d’airain » des salaires qui pouvait justifier ce détachement : les syndicats « en sont revenus de cette sophistique illusion que le mieux est l’ennemi du bien, et sous prétexte qu’ils rêvent d’une société communiste, ils ne font pas faute de revendiquer de partielles améliorations. Avec juste raison, ils ne dédaignent pas de defendre le salaire, d’exiger son augmentation, et ne s’arrêtent plus au spécieux prétexte que cette augmentation est stérile parce qu’elle entraîne une hausse correspondante des produits de consommation ». Une fois ce terrain accepté, il est certain que la pratique et les nécessités de l’action firent avancer ces éléments et d’autres moins connus, bien au-delà de leurs premières concessions.

La mesure de leur évolution est donnée dans ce tableau dressé au congrès de Bourges en 1904 par un délégué qui ne leur était pas favorable : « Vous êtes cependant venus à notre méthode, les farouches protectionnistes de la théorie de l’effort isolé et direct en sont venus à l’association ; les amis de la liberté illimitée se sont soumis et pliés à des statuts parfois rigoureux ! Vous étiez adversaires de toute forme gouvernementale, mais vous demandiez à votre sort des améliorations légales ; vous étiez hostiles à toute forme de suffrage, mais vous votiez dans vos syndicats ; ennemis de la hiérarchie et des fonctions, vous étiez des fonctionnaires syndicaux ».

Pouget, anarchiste classique à ce moment, avait été dès 1879 un des créateurs de la Chambre syndicale des employés. Son exil forcé à Londres en 1894 lui donna l’occasion d’observer et d’apprécier le travail syndical des trade-unions. Un autre anarchiste convaincu, Pelloutier, s’était mis, sous la poussée de sa propre action, à défendre la nécessité de la centralisation, pour lutter à armes égales contre la centralisation étatique : « Avons-nous le droit, tandis que l’État concentre ses moyens de défense, d’éparpiller les nôtres ? » Beaucoup de militants syndicaux pouvaient bien cultiver dans leurs têtes la théorie des minorités agissantes, de la priorité des « idées » révolutionnaires : ils n’en travaillèrent pas moins énergiquement à un effort collectif d’organisation, à « réaliser sur le terrain l’unité concrète de la classe ouvrière » selon la formule de Griffuelhes. C’est cette combinaison particulière dans l’action qui a donné la formule de l’anarcho-syndicalisme. Son opposition avec l’anarchisme première manière est vigoureusement résumée dans l’affrontement entre l’anarchiste italien Malatesta et le jeune Monatte, au congrès anarchiste international d’Amsterdam en 1907. Contre Monatte, Malatesta s’obstinait à soutenir que « le syndicalisme n’est et ne sera jamais qu’un mouvement légalitaire et conservateur, sans autre but accessible et encore ! – que l’amélioration des conditions du travail ».

Mais ce chemin, qui se fait autrement que par les idées, et qui finit par orienter leur cours dans certaines limites, ne mène cependant pas à lui seul jusqu’à la vision complète des conditions de la libération collective. C’est ce que démontre le Que faire ? de Lénine, et l’histoire de l’anarcho-syndicalisme l’illustre une fois de plus.

L’effort d’organisation

Le fédéralisme, état de fait au départ, en pleine constitution d’un mouvement multiforme, était aussi dans la CGT un principe inscrit dans les statuts, et conforme à la religion anti-autoritaire de beaucoup de ses membres : « De la confédération ne partent pas de mots d’ordre qui seraient des ordres » (Delesalle), « La CGT n ‘est pas un organe de direction, mais de coordination, [...] ici, il y a cohésion et non centralisation, impulsion et non direction » (Pouget). Ainsi, les syndicats de métier ou d’industrie fixent librement leurs taux de cotisation, peuvent déclarer une grève sans en référer à leur bureau national. L’effet de cette liberté d’action pouvait se retourner paradoxalement en une contrainte nuisible à l’ensemble de l’organisation : c’est ce qui se passa en 1908, quand la CGT se vit pratiquement contrainte à une grève générale impréparée par l’action du syndicat local des terrassiers, peut-être manipulé, d’ailleurs, par des agents de Clemenceau.

Malgré tout, la CGT fut dotée de structures définies : abonnement obligatoire au journal, La Voix du Peuple, qui put ainsi jouer son rôle d’organisateur collectif ; double affiliation, horizontale (dans les Bourses) et verticale, pour toute organisation adhérente. À partir de 1902, Griffuelhes combattit pour le regroupement des anciens syndicats de métiers en syndicats d’industrie. Les staliniens ont cultivé l’image bornée de l’anarcho-syndicalisme conservateur, attaché aux formes de productions anciennes : sur ce point, on voit au contraire les dirigeants syndicaux défendre à juste titre la nécessité de prendre de l’avance sur l’évolution sociale.

Par ailleurs, les syndicalistes révolutionnaires défendaient avec ténacité le principe tout à fait antidémocratique, mais inspiré par l’exigence prioritaire de la combativité ouvrière, d’une représentation non proportionnelle par syndicat, et non par nombre d’adhérents. Comme l’affirmait déjà un délégué au congrès corporatif de 1898 « certains syndicats valent plus par la qualité que par le nombre » ; les cégétistes ne veulent pas « singer le suffrage universel, le parlementarisme, qui n ‘est qu’une pure fiction ». Régulièrement, les gros syndicats réformistes du livre, des mines, des chemins de fer, encouragés en haut lieu, revinrent à la charge sur la proportionnelle : ils furent régulièrement mis en minorité.

D’emblée, on l’a vu, les tentatives de séduction se multiplièrent du côté de l’État. Le financement des Bourses représentait une lourde charge : l’État proposa une subvention, assortie... d’un contrôle préfectoral sur l’emploi des fonds. La plupart des interventions dans les congrès de la CGT dénoncent le piège. Comme le remarquait en 1902 le syndicat des maçons « le nerf de la guerre en l’occurrence est plutôt le nerf de la résignation ». D’ailleurs, les subventions furent vite suspendues pour cause d’utilisation antimilitariste des précieux deniers de la patrie.

Dans l’ensemble, la CGT s’efforça au moins centralement de maintenir avec vigilance le principe de l’indépendance du syndicat vis-à-vis de l’État. Le congrès des Bourses du Travail de 1897 s’était encore déclaré favorable aux comités permanents de conciliation et d’arbitrage, avec le motif que seule la grève générale peut être payante, et qu’il vaut mieux éviter, donc, les grèves partielles, inefficaces et coûteuses. Mais le congrès de 1901 refusa de donner son aval aux organismes de collaboration de classe comme les Conseils du Travail : « L’antagonisme des intérêts étant la base de toute société capitaliste, les ouvriers doivent rester unis, et s’éduquer sur leur propre terrain de classe exploitée ».

L’action revendicative

Cette organisation, même imparfaite et tiraillée par d’inévitables conflits politiques, fut entre les mains des ouvriers un levier efficace pour l’action. Malgré sa volonté délibérée de minimiser l’œuvre de la CGT dans cette période, René Garmy doit reconnaître que les grèves recensées de 1894 à 1913 furent dans 667 cas sur 830 le fait de syndiqués, et que le réseau syndical fut pour beaucoup dans le développement des grèves de solidarité (30% des grèves en 1905). Les motifs des grèves étaient en majorité les questions de temps de travail, de salaire, de conditions d’hygiène et de sécurité (grèves des allumettières contre l’emploi du phosphore) ; mais aussi, la révolte contre le despotisme patronal : « Qu’on ne nous espionne plus, qu’on ne nous envoie plus à la messe et qu’on nous laisse nous associer » réclamaient les grévistes de Montceau-les-Mines.

La CGT remporta deux victoires importantes, tant pour le succès immédiat, que pour l’unification concrète des travailleurs et pour la capacité de mobilisation et de pression stratégique de la centrale : la campagne contre les bureaux de placement de 1901-1903, la longue lutte pour les 8 heures culminant dans les grèves de mai-juin 1906.

La lutte contre les bureaux de placement payants avait commencé en 1888 chez les coiffeurs, les épiciers et les limonadiers. En 1891 s’était formée une ligue contre les bureaux. Comme il l’a fait de nos jours avec l’intérim, le gouvernement réussit à tenir les ouvriers en haleine pendant plus de dix ans à coups d’enquêtes, de commissions et de promesses de loi, jusqu’à ce que la CGT lance en 1903 un vrai plan de bataille. Au signal des ouvriers boulangers, après un ultimatum publié dans La Voix du Peuple, une série de grèves commencèrent dans les grandes villes, accompagnées de manifestations de sans-travail, de l’attaque et la destruction des bureaux eux-mêmes, suivies d’un véritable assaut policier contre la Bourse du Travail à Paris, avec 150 blessés. Le 5 décembre, « à l’américaine », une manifestation simultanée fut organisée dans toutes les villes. Le 1er mai 1904 enfin, une loi reprenait contre les bureaux de placement l’interdiction du louage proclamée en 1848. Après 50 ans de syndicalisme « représentatif » et antiaventuriste, il faut recommencer aujourd’hui à zéro !

La campagne pour les 8 heures fut encore plus longue et opiniâtre. En tant que propagande, elle avait commencé dès l’organisation du 1er mai 1890, décidé au Ier congrès de l’Internationale Ouvrière, s’était poursuivie en même temps que l’agitation pour l’application effective de la loi du 30 mai 1900 sur les 10 heures. La campagne reprit de façon plus organisée à partir de 1901, une commission spéciale fut chargée de l’organiser avec un budget propre. Elle mena une propagande en direction des ouvriers eux-mêmes, pour leur montrer le besoin de travailler moins, indépendamment même de la question du chômage, de lutter contre le mirage des heures supplémentaires et de l’auto-exploitation dans l’espoir d’échapper à la misère. On était loin du temps où les anarchistes considéraient les 8 heures comme une utopie impossible à atteindre sans l’instauration du socialisme, et donc un simple thème de propagande à agiter parmi les ouvriers (position reprise aujourd’hui à propos des 35 heures par leurs héritiers honteux de la soi-disant « ultra-gauche »...). Dans la CGT, les réformistes s’opposaient plus ou moins ouvertement à cette revendication, trop « simple » et impossible à accorder pour certains patrons (autre air connu !). La motion des syndicalistes révolutionnaires, pour l’action directe organisée, l’emporta par 12 voix contre 3 dans la commission des grèves contre celle des réformistes, qui se contentait de réclamer des lois au Parlement.

Dans les mines, l’application malheureusement graduelle et avec un « calendrier » de la journée de 8 heures fut arrachée dès juin 1905. Ailleurs, on avait fixé la date limite du 1er mai 1906 avant de commencer la grève effective de la neuvième heure, procédé énergiquement « élémentaire » que les grévistes polonais ont repris en janvier 1981 pour obtenir le samedi libre.

Avant même le Premier mai, Clemenceau fit arrêter une partie des dirigeants cégétistes, sous prétexte de complot, appela les troupes à Paris, envoya 20 000 hommes dans le Pas-de-Calais, et décréta la loi martiale à Lens : les patrons voyaient déjà derrière cette action concertée le spectre de la révolution... Le 1er mai 1906, il y eut 150000 grévistes à Paris, principalement chez les terrassiers, les typographes, dans l’automobile, la voiture et le meuble. La grève se maintint pendant plus de deux mois, avec des hauts et des bas, sous des formes diverses ; grève de la 9e heure, ou grève totale, souvent à la suite d’un lock-out. De nombreux grévistes furent jugés et condamnés pour atteinte à la liberté du travail.

Les 8 heures étaient le pôle commun ; dans certaines branches, on réclamait d’abord une allégement immédiat : 54 heures par semaine payées 60 dans l’automobile, journée de 10 heures pour les coiffeurs, etc. Ces derniers se distinguèrent par cette affiche énergique apposée dans les boutiques : « Tout client retardant la fermeture sera écorché. » En nos temps où les syndicats courtisent avant tout l’« usager » et prétendent toujours faire la grève pour lui, on ne conçoit plus de pareilles « brutalités » ! Mais il faut croire que la politesse envers l’usager n’est pas dans la lutte de classe la première des vertus : car les grossiers coiffeurs obtinrent dans la plupart des salons la fermeture hebdomadaire ; et en juillet, à défaut des huit heures généralisées, votées seulement en 1919, la loi sur le repos hebdomadaire freinée jusque-là par le Sénat fut enfin votée par la nouvelle chambre, sans que les syndicats se leurrent sur la nécessité de se battre encore pour son application effective.

Les autres tâches du syndicat :

lutte contre le militarisme bourgeois, internationalisme

La CGT mena avec moins d’ampleur des actions et une propagande dans des domaines devenus parfaitement étrangers aux respectables institutions syndicales d’aujourd’hui.

En 1896, dans son message aux organisations allemandes, la Fédération des Bourses du Travail se présentait comme « luttant contre le patriotisme », « révolutionnaire communiste et hostile à l’État ». Il serait peut-être excessif de prendre toutes les déclarations de congrès sur l’armée comme le reflet exact de l’opinion ouvrière dans la CGT. Par exemple, la résolution présentée par Yvetot au congrès d’Amiens, qui parle d’intensifier la propagande antimilitariste et antipatriotique ne recueille qu’une très faible majorité, et les autres interventions (Luquet, Merrheim) sont nettement plus prudentes. Mais il faut savoir que là encore, les historiens, surtout staliniens, ont minimisé cette action. Il fallait bien un écho pour qu’un « braillard » comme Hervé puisse rassembler des dizaines de milliers de travailleurs dans ses meetings contre la guerre (10). Et surtout, la CGT manifesta un souci d’organisation et de liaison, en créant le Sou du soldat (contribution financière des syndiqués), en éditant un Manuel du soldat, et un numéro spécial de la VO, sur papier rouge, à l’occasion du tirage au sort des conscrits (Pouget et Yvetot furent poursuivis en justice pour ce numéro), en entreprenant le recensement des syndiqués au régiment, en les encourageant à prendre contact avec les Bourses locales. La révolte à Béziers du 17e régiment qui refusa de tirer sur les grévistes n’est pas tombée du ciel. Elle fut si populaire que le célèbre Montéhus en fit une chanson :

« Légitime était votre colère,

Le refus était un grand devoir,

On ne doit pas tuer ses père et mère

Pour les grands qui sont au pouvoir.

Soldats, votre conscience est nette,

On ne se tue pas entre Français ;

Refusant de rougir vos baïonnettes

Petits soldats, oui, vous avez bien fait !

Salut, salut à vous,

Braves soldats du 17e,

Salut, braves pioupious,

Chacun vous admire et vous aime ;

Salut, salut à vous,

A votre geste magnifique,

Vous auriez, en tirant sur nous,

Assassiné la République ! » (11)

Cependant, la bourgeoisie, inlassablement, dénonçait cette orientation anti-nationale, et feignait de se désoler de voir la CGT placée en dehors de la nation par la soi-disant furie d’une poignée d’excités.

Parallèlement à leur action dans l’armée, les syndicalistes se préoccupèrent d’assurer des liaisons prolétariennes internationales pour les grèves et contre la guerre. En 1902, au moment des tensions avec l’Angleterre, des cégétistes allèrent à Londres demander la solidarité des travailleurs du Royaume-Uni par-dessus les frontières. Cette action pouvait s’appuyer sur un souci de solidarité plus quotidien. Après celle des typographes en 1889, d’autres fédérations internationales furent crées dans la métallurgie (1904), le textile (1906), le bâtiment (1910). En pleine menace de guerre franco-allemande après Tanger, ce furent des mineurs allemands expérimentés qui vinrent à l’appel des syndicats pour tenter de sauver les emmurés de Courrières. Les caisses de grèves internationales, comme celle des typographes en 1906, permirent réellement de prolonger des mouvements, au grand scandale de l’hypocrite bourgeoisie, qui ne veut connaître d’autre solidarité internationale que celle de ses banquiers et de ses flics. En 1903, la CGT organisa dans les ports, à Bordeaux, Dunkerque, Le Havre et Marseille, la solidarité avec les dockers hollandais en grève.

En 1901, lors d’un premier projet de loi sur les retraites, elle se déclare « hostile à tout projet qui ne serait pas applicable aux étrangers résidant en France ». En avril 1906, un meeting CGT se tint à Paris pour organiser la participation des travailleurs étrangers à la lutte pour les 8 heures, « considérant que les frontières n’existent que par la volonté de ceux qui ont intérêt à diviser les travailleurs pour les exploiter plus facilement ».

Il est certain néanmoins que les tendances chauvines étaient largement répandues dans les rangs des ouvriers, nourries quelquefois par l’utilisation de travailleurs étrangers comme jaunes. Certaines fédérations envoyèrent même des délégués à Millerand pour obtenir l’arrêt de l’immigration. La négation des nationalités, typique du proudhonisme vivace dans la classe ouvrière, ressemblait fort à la négation des nationalités... autres que la nationalité française...

Essais d’action internationale

Sur le plan international, la CGT fut à l’origine de plusieurs tentatives d’action concertée. Elle voulut imposer au congrès d’Amsterdam de 1905 qu’on inscrive à l’ordre du jour la journée de 8 heures, la grève générale et l’antimilitarisme. Elle proposait, en cas de menaces de guerre, d’entrer directement en rapport avec les syndicats du pays « adverse », sans passer par le secrétariat central. Le secrétaire des syndicats allemands, Legien, s’y refusa, et ce refus réitéré amena le bureau de la CGT à suspendre ses rapports avec le bureau international. En janvier 1906, Griffuelhes vint à Berlin pour préparer une action internationale contre la guerre, mais Bebel imposait comme préalable une entente entre le PS et la CGT, et Griffuelhes repartit déçu. En 1912 encore, appelés par la CGT à organiser dans chaque pays une manifestation simultanée contre la guerre, les syndicats allemands et autrichiens se dérobèrent sous prétexte qu’une telle manifestation, de caractère politique, était du ressort du parti et non des syndicats : argument qu’ils utilisèrent régulièrement pour éviter tout débat de fond sur ces questions.

Incontestablement, les obstacles rencontrés ne purent que renforcer la CGT dans l’idée que rien ne pouvait venir des partis socialistes et surtout de la direction du syndicat par le parti. Mais cela ne pouvait que renforcer également dans le syndicat les réactions chauvines à la française, l’idée d’une supériorité de la qualité révolutionnaire du mouvement ouvrier français, qui fut un moyen comme un autre d’entraîner la CGT dans l’Union Sacrée d’août 1914.

Le réformisme dans le parti et dans les syndicats

Dans le cadre national même, les syndicalistes révolutionnaires pouvaient trouver de quoi alimenter leur méfiance et renforcer leurs préjugés antipartis. Une partie des guesdistes n’attendit pas 1914 pour prendre vis-à-vis de l’armée et du patriotisme des attitudes de compromis. Sous prétexte de subordonner la lutte contre la guerre à la lutte contre le capitalisme, Guesde défendit les positions les plus équivoques. Au congrès de Limoges du PS, il s’opposa, comme Jaurès et Vaillant, à la motion Hervé appelant à la grève insurrectionnelle en cas de guerre, en prétendant (air hélas familier) que le prolétariat avait désormais une patrie « depuis que le suffrage universel a été mis dans ses mains comme une arme », comme une arme contre ses frères de classe des autres pays ! Au congrès suivant, celui de Nancy, Guesde se montra plus droitier que Jaurès, en arguant cette fois piteusement qu’il était inutile de fourbir des moyens de lutte « contre une guerre problématique, lointaine, et qui ne viendrait peut-être jamais » ! De telles dérobades alimentaient la propagande des Hervé, Lagardelle ou Sorel contre la « décomposition du marxisme ».

En fait, c’est surtout auprès de Jaurès que les syndicalistes trouvèrent l’attitude la plus compréhensive, et l’acceptation, éclectique et tacticienne de l’indépendance des syndicats. Son attitude vis-à-vis de la « motion d’Amiens » (qu’on n’appelait pas encore la Charte) est tout à fait révélatrice de l’esprit dans lequel une partie des réformistes se joignirent aux anarcho-syndicalistes contre les partisans d’une jonction étroite syndicat-parti. Il voyait dans cette motion une base de coopération entre syndicalisme et socialisme, qui permettait aux ouvriers de marcher par deux routes dans la même direction (ce qui représente, si l’on y songe bien, un certain nombre de pas perdus). Ceci pouvait peut-être faciliter sur le terrain pratique la coopération entre le parti et les fédérations syndicales, nullement donner un débouché cohérent aux aspirations révolutionnaires des éléments les plus combatifs. Obnubilés par Guesde, les syndicalistes se laissèrent séduire par les discours onctueux de Jaurès, à la manière dont les gauchistes d’aujourd’hui acceptent les boniments d’un Edmond Maire. Est-il nécessaire de rappeler que sur toutes les questions essentielles du mouvement ouvrier, Jaurès maintint, sous la belle façade de l’honnêteté personnelle, les compromis les plus dangereux ? Qu’il combattit « pour la paix », mais avec la théorie de la « guerre défensive » autorisée, feuille de vigne du chauvinisme honteux ? Que s’il mena la guérilla parlementaire contre la trahison des Clemenceau, Viviani ou Briand (« Ou pas ça, ou pas vous ! »), c’est après avoir entretenu, avec le soutien du parti au gouvernement radical jusqu’en 1906, les illusions les plus nocives sur les bienfaits possibles d’un gouvernement de gauche, et l’utilité de faire le tri entre les « bons » et les mauvais radicaux...

Pour en revenir aux guesdistes, certains finirent même par soutenir en 1910-1911 des positions de type menchévique : sous prétexte que l’action syndicale ne peut à elle seule renverser l’ordre capitaliste, elle doit se cantonner d’elle-même dans les limites réformistes. Compère-Morel en arrivait à justifier ainsi la police des grèves par la CGT, l’interdiction du sabotage et de la violence.

Il ne faisait alors que donner un semblant de justification théorique à la pratique effective des dirigeants réformistes à l’intérieur du syndicat (12). Ils se distinguèrent particulièrement dans les mines, chez les cheminots et dans la région du Nord, où les anciennes fédérations guesdistes sombrèrent dans la combine parlementaire, déclenchant ou freinant artificiellement les grèves selon le cours des élections nationales ou municipales. Ils justifiaient tout à fait les propos d’un Griffuelhes dénonçant la relation inversement proportionnelle entre l’activité électorale et l’activité syndicale non seulement dans le Nord, mais dans des villes comme Dijon, Grenoble, Narbonne, Vierzon, etc. Par deux fois, le dirigeant réformiste Basly réussit à casser les grèves de mineurs : en 1901, à Montceau, en imposant un référendum diversion (il y eut ensuite 1 800 licenciements). En 1902, il permit à l’État de gagner du temps en faisant miroiter, appuyé par Jaurès, l’espoir d’un arbitrage favorable : l’armée en profita pour occuper la mine, tandis que Basly appelait carrément à la répression contre les militants locaux combatifs qui ne respectaient pas la trêve. L’écœurement fut tel qu’il provoqua en 1903 une scission des anarchistes et des guesdistes les plus radicaux, le « syndicat Broutchoux », du nom d’un dirigeant connu. Après la catastrophe minière de Courrières, le syndicat Basly refusa la plateforme unitaire proposée par la gauche. Pendant que Monatte et Broutchoux étaient arrêtés, le patronat faisait savoir aux dirigeants réformistes qu’il serait « heureux de les rencontrer et de discuter courtoisement avec eux ». Les déviations vont le plus souvent par deux : le double jeu des réformistes provoqua dans ces branches une recrudescence individualiste et des théories sur le terrorisme incitatif. Le succès de l’anarchisme déclamatoire à la Hervé chez les cheminots fut le châtiment des tripatouillages opportunistes.

Faiblesses politiques d’une réaction légitime

Si le syndicalisme révolutionnaire part de la négation du parti dirigeant propre à l’anarchisme, il est clair que le succès de sa théorie – faire tout du syndicat – s’est nourri d’une double réaction au guesdisme. Réaction contre l’évolution opportuniste du Parti socialiste dans ses différentes variantes, dont les syndicalistes révolutionnaires tentaient ainsi de préserver la combativité ouvrière. Réaction contre la tendance guesdiste à faire tout du parti, en négligeant les fonctions spécifiques des organismes intermédiaires. Mais ce faisant, ils attribuèrent, eux, au syndicat les fonctions du parti et même la tâche de refondre la société après la prise du pouvoir, tâche pour laquelle la collaboration des syndicats est utile, mais non suffisante. On ne peut cependant confondre entièrement les convictions réellement actives dans la CGT et les idéologues plus connus, mais un peu en marge du mouvement. On a beaucoup parlé de l’influence de Sorel, mais Griffuelhes – qui n’avait rien pourtant d’un analphabète – disait qu’il préférait lire Alexandre Dumas ! Dans son compte rendu du congrès d’Amiens, Pouget remarque, non sans raison : « Dans l’atmosphère de lutte qui baigne [les syndiqués] ils perdent les étroitesses d’esprit, se libèrent des rivalités de sectes et des haines mesquines dont ils auraient pu s’imprégner ailleurs. » Mais il ajoute : « Ainsi, au creuset de la lutte économique, se réalise la fusion des éléments politiques, et il s’obtient une unité vivante qui érige le syndicalisme en puissance de coordination révolutionnaire. » Ceci part d’une constatation juste, pourvu qu’une politique correcte fasse le reste. Mais c’était aussi méconnaître les limites propres du syndicat, ainsi que la persistance en son sein de conceptions opposées. En un sens, les succès réels remportés dans la construction d’une organisation ouvrière, la découverte d’une coexistence possible entre les tendances après des décennies de méfiance et de déchirements, contribuèrent à l’idéalisation du syndicat pur et unificateur, contre le parti divisé et voué à la compromission. La revue Le Mouvement socialiste qui se voulait marxiste à l’origine, et faisait le lien entre la gauche socialiste et le syndicat, donne le ton en 1907-1908 : c’est le syndicalisme, cette aube nouvelle, qui prendra le relais d’un parti condamné à la putréfaction, c’est lui la « forme enfin trouvée » de l’union des prolétaires, et Lagardelle déclare que « hors du syndicalisme, il n’y a pas de lutte de classe ».

Dans le syndicalisme révolutionnaire du début du siècle coexistent dans cette période d’essor les appréciations les plus lucides et les plus conformes à la réalité matérielle (tel ce projet de statuts de la CGT rédigé par Pouget en 1908), et les fantaisies idéalistes les plus baroques, comme les démonstrations de Lagardelle contre la loi des 8 heures : il prétendait que l’État se renforçait en faisant des lois, lui arracher une loi de plus, quelle qu’elle fût, c’était le consolider. À côté de cela, on trouve les illusions tenaces, mais que l’expérience de l’action syndicale réduisait petit à petit, sur le caractère souverain de méthodes comme le boycottage, le sabotage, ou le label, marque syndicale sur les produits recommandant les « bons patrons ».

Quant à la fameuse « grève générale », elle continuait à figurer dans la motion d’Amiens comme « moyen d’émancipation intégrale », et elle figura à l’ordre du jour de plusieurs congrès encore. Néanmoins, il semble que beaucoup de militants dans la CGT s’étaient mis à regarder les choses d’un œil beaucoup plus froid. Devenus sensibles, dans la pratique, à la difficulté d’étendre et de coordonner des actions (13), ils prêtaient aussi plus d’attention aux arguments des socialistes les plus intransigeants sur la nécessité de l’insurrection armée. Dans un article d’avril 1908, Griffuelhes montre comment la CGT est passée, selon lui, du « romantisme révolutionnaire » à la préparation quotidienne de la révolution, du mythe de la grève générale à la pratique de la grève qui éduque et aguerrit, sans exclure la grève générale présentée non plus comme une panacée, mais comme un geste de révolte susceptible d’amplification (14).

Le complot contre la CGT

Devant le progrès de la CGT, les gouvernements bourgeois avaient usé alternativement de la carotte et du bâton : un jour on subventionnait les Bourses, l’autre jour on chassait la CGT de son local parisien. Le préfet du Var trinquait avec le syndicat des instituteurs, quelques semaines après, le ministre le qualifiait d’association illégale. On préparait des lois sociales tout en faisant tirer sur les grévistes, activités qui n’ont d’ailleurs jamais été incompatibles. La bourgeoisie disposait pour ce double jeu d’une utile pléiade de renégats du socialisme, ayant, mieux que des mouchards, une connaissance détaillée et directe des milieux politiques et syndicaux, notamment le ministère Briand-Viviani-Millerand de 1909, surnommé « ministère de la trahison ». Au milieu de ces oscillations, une ligne constante : la politique de la main tendue aux éléments « raisonnables » et récupérables des syndicats, invités à isoler les « meneurs », les enragés. Ceux-ci, selon Clemenceau et les socialistes ministériels, auraient détourné à leur profit des forces syndicales rassemblées pour des buts modestes, quotidiens, conformes aux intérêts de la France réelle : « La France réelle, disait Clemenceau, est fondée sur la propriété, la propriété, la propriété » ! Dans un discours d’octobre 1908, Viviani, ministre du Travail « socialiste », distingue de la minorité révolutionnaire le « syndicat puissant et calme » qui à l’image des trade-unions britanniques et des syndicats allemands « par des délégués, en faisant cadrer ses revendications avec un état normal de prospérité [sic] demande des avantages raisonnables et concordant avec les faits ». Ce prolétariat « calme » a bien mérité de la République, et Viviani souhaitait qu’on empêche tout divorce entre le prolétariat et la démocratie, qu’on évite donc les mesures brutales telles que la dissolution de la CGT, projet caressé par Clemenceau depuis 1906.

Cette thèse trouvait en fait des échos favorables chez les socialistes et pas seulement dans la franche droite. Jaurès, pour défendre à la Chambre, le 10 mai 1907, l’affiliation des fonctionnaires à la CGT, montrait qu’il fallait distinguer, à l’intérieur de la confédération, les masses sensées d’une poignée de leaders insurrectionnistes. Quand Clemenceau décréta l’état de siège en 1906, Jaurès lui reprocha surtout d’avoir « paralysé » avec son déploiement guerrier le fonctionnement régulier et pacifique du syndicat légal.

Mais Clemenceau voulait hâter le triomphe des « bons » éléments par des moyens expéditifs. En août 1908, donc, les principaux dirigeants de la CGT (dont Pouget, Griffuelhes, Yvetot) furent arrêtés durablement. Chose plus grave, profitant de leur absence, Clemenceau encouragea une campagne de calomnie contre la gestion de Griffuelhes, dont Lévy, trésorier de la CGT et lui-même détenu auparavant pendant de longs mois, fut l’instrument, et Latapie, secrétaire des Métaux lié avec Briand, l’agent actif.

La grève des terrassiers de Draveil elle-même, en juillet 1908, occasion de toute l’affaire, semble avoir été radicalisée assez artificiellement par un élément louche, Métivier, acheté par Clemenceau. Deux ouvriers furent tués à bout portant par la police dans une salle de réunion. Dans une deuxième phase, la manifestation de protestation organisée à Villeneuve-Saint-Georges, qui tourna à l’échauffourée et fit sept morts, semble avoir été truffée de provocateurs. Les dirigeants de la CGT se montrèrent plus que méfiants dès le début, mais il y avait aussi, à la racine, un mouvement réel qu’ils ne pouvaient abandonner. On s’étonne cependant qu’ils se soient laissé arrêter à leur siège, tous ensemble, à la fin d’une réunion : en 1906, ils avaient pris leurs précautions, et la décapitation fut moins complète. Il ne s’agit pas de tomber, dans le sillage de Clemenceau, dans une vision policière de l’histoire. Cependant, cet épisode nous paraît riche d’enseignements : on ne peut se contenter de traiter par le mépris les ficelles policières de l’État, surtout lorsqu’elles sont maniées non par des mouchards subalternes, mais par des gens qui avaient une connaissance intime du milieu syndical. C’est à de semblables catastrophes qu’il faudrait s’attendre demain, si l’on devait suivre la voie prêchée par les ex-gauchistes soixante-huitards, qui appellent aujourd’hui les prolétaires à se lier entre eux en passant par les structures officielles des syndicats, sous prétexte de « respect des statuts » et de « démocratie syndicale ». Cela revient à s’organiser sous l’œil des bonzes syndicaux, et donc du gouvernement et de la police !

Bien sûr, Clemenceau et ses agents ne purent jouer que sur des faiblesses et des oppositions qui existaient, et l’épisode démontra les limites du « miracle » de la fusion syndicale. Le gouvernement sut doser assez adroitement, sur ces bases, la répression et l’action dissolvante des dissensions et querelles pour désorienter durablement un mouvement ascensionnel.

Le congrès tenu en octobre 1908 en l’absence des principaux dirigeants porta la marque d’un certain désarroi. Clemenceau essaya de lui imprimer le tournant souhaité. Dans ses discours d’octobre 1908, il reprenait l’éloge du syndicalisme puissant et calme : « Ce n’est pas un mystère que la Confédération Générale du Travail a été détournée de la défense des intérêts professionnels par les révolutionnaires de l’anarchie. » Il préconisait le retour au scrutin proportionnel, qui donnerait la majorité aux fédérations rangées du Livre et de la Mine, confirmant par là le but de la manœuvre. C’était un peu brutal. Mais en 1908, on a l’impression que chacun reprend sa pente initiale. Pouget consacre le meilleur de ses efforts au journal politique dont il continuait à rêver, La Révolution, qui sera éphémère. Griffuelhes mène à la victoire la grève des délaineurs de Mazamet. Il a fait dans Le Mouvement socialiste de juin-juillet 1909 une remarquable analyse des facteurs économiques et politiques dans cette grève, qui donne une idée de son sérieux et de ses talents de pédagogue et d’organisateur (15). Mais il abandonna les tâches de direction et d’orientation de la confédération. La croissance numérique de la CGT va continuer, mais on n’a plus l’impression à la fois de renforcement et d’une certaine décantation des problèmes tactiques et politiques qui caractérisaient la période précédente. Au contraire, il semble que le mouvement est passé par son sommet, a déjà donné le meilleur de lui-même.

La période qui suit sera marquée par l’hésitation stratégique, notamment dans la grève des postiers de 1909. Toujours intransigeante vis-à-vis des mesures réformistes (comme le projet de retraite, si bien calculé qu’elle le baptisera « retraite pour les morts »), la CGT fera preuve d’une inaptitude grandissante à proposer à la lutte des objectifs positifs, répondant aux besoins matériels des ouvriers. Surtout, cette combativité déclinante s’accompagne alors de la progression de facteurs délétères comme la complaisance envers le nationalisme (malgré le maintien officiel de la ligne antipatriotique) et l’influence, qui s’accentue, de douteuses combinaisons parlementaires.

Le point d’arrivée fut l’effondrement d’août 1914, qui entraîna même des pionniers comme Griffuelhes et Pouget à participer à l’effort de guerre. Il est navrant de voir Le père Peinard embourbé dans la rédaction de feuilletons patriotards. En revanche, ce sont des syndicalistes révolutionnaires comme Monatte, Rosmer et d’autres militants qui sauvèrent l’honneur de la classe dans la débâcle tricolore, et c’est le syndicat qui eut un dernier sursaut, fin juillet, avec le projet de manifestation contre la mobilisation, projet sapé à la fois par l’assassinat de Jaurès et l’attitude des dirigeants allemands.

Origine du syndicalisme révolutionnaire

On a souvent expliqué le poids de l’anarcho-syndicalisme dans le mouvement ouvrier français par l’arriération du capitalisme français et l’importance de couches prolétariennes proches encore du petit producteur artisanal.

La réalité est bien plus complexe. L’archaïsme du capitalisme français et son faible développement industriel, la persistance de secteurs semi-artisanaux, l’émiettement de la classe ouvrière expliquent l’extrême difficulté d’organisation du mouvement syndical par rapport aux pays voisins. Il y a, par exemple, 1 million de syndiqués en France en 1914 pour 4 millions en Allemagne. Mais on ne peut pas ignorer que l’essor de la CGT est parallèle, justement, à un progrès notable dans la concentration du capitalisme français à cette époque. L’industrie du début du siècle utilise deux fois plus de machines à vapeur qu’en 1880. En 1911, on compte dans l’industrie 900 000 employeurs pour 3 millions et demi de salariés, contre 1 660 000 employeurs pour 3 millions en 1866...

On ne peut donc expliquer mécaniquement le phénomène politique du syndicalisme révolutionnaire par les seules conditions économiques : il faut y intégrer des facteurs politiques. En d’autres termes, si le syndicalisme révolutionnaire se porte mieux à Paris qu’à Roubaix, ce n’est pas seulement ni même essentiellement parce que Paris est le paradis de la petite industrie : c’est aussi parce que l’histoire a donné aux ouvriers parisiens du début du siècle une tradition de combativité plus grande qu’à ceux du Nord. On ne peut réduire en effet le syndicalisme révolutionnaire à une idéologie proudhonienne et anarchisante. Il est aussi une manifestation de combativité prolétarienne. À l’époque de Lénine, c’était le diagnostic partagé par tous les marxistes révolutionnaires, que le syndicalisme révolutionnaire était une « forme de protestation », donc saine au départ, contre les aspects négatifs du socialisme français : ou pour le dire dans une formule lapidaire, « la rançon du réformisme ».

Il est donc impossible de saisir la signification du syndicalisme révolutionnaire sans donner son poids exact à cet aspect de réponse à la politique de collaboration du Parti socialiste. À sa participation à la presse bourgeoise, à ses votes de confiance aux budgets et aux ministères bourgeois, à son respect superstitieux des idoles de la démocratie bourgeoise, la République, le Parlement, le suffrage universel, la responsabilité ministérielle, à son patriotisme tombant fréquemment dans le chauvinisme le plus grossier.

Maintenant, la forme de cette protestation contre le réformisme s’explique par les traditions politiques du mouvement ouvrier français, traditions qui sont à mettre en relation avec les conditions particulières du capitalisme français et l’histoire des luttes de classe en France.

Il est indéniable que l’archaïsme de l’impérialisme français, dû à son caractère plus usurier qu’industriel et, d’autre part, la méfiance instinctive du prolétariat pour les résultats de la révolution bourgeoise expliquent la persistance des idées proudhoniennes à fond individualiste et apolitique.

La combativité ouvrière a été contrée au tournant du siècle par de puissants facteurs économiques et sociaux, les fameuses « miettes tombées de la table des festins impérialistes » dont parle Lénine : elles ont permis la corruption d’une véritable aristocratie ouvrière, elles ont donné le moyen d’amortir les luttes de vastes secteurs de la classe par des « réformes » qui, directement liées à la prospérité bourgeoise et au pillage du monde, ont créé un lien objectif entre bourgeoisie et prolétariat.

Pour faire en sorte que ce lien se brise au moment où la bourgeoisie reprend ces avantages avec la guerre impérialiste et plonge la classe ouvrière dans une misère inouïe, il aurait fallu combattre à fond la vieille tradition qui liait le prolétariat à la bourgeoisie, le « grand souvenir » des luttes menées pour la patrie.

Au lieu de s’opposer au réformisme ouvrier et à la collaboration de classe sur le terrain de la préparation de la conquête révolutionnaire du pouvoir par l’insurrection, le syndicalisme révolutionnaire reproduit l’erreur anarchiste de la négation de l’État en tant que tel, et de la construction de la société future « en douce », sans se soucier de l’État en place. Or cette démarche n’exclut pas, mais autorise et implique le gradualisme, c’est-à-dire l’illusion de la transformation graduelle de la société sans l’affrontement général des classes et l’insurrection. Enlevez la combativité, sous l’effet des conditions sociales amollissantes : il reste à l’anarchisme le réformisme... sans l’État.

Au lieu de s’opposer au chauvinisme par une lutte organisée qui brise effectivement toute solidarité de classe avec la bourgeoisie, cette solidarité que la bourgeoisie tisse patiemment grâce à la corruption impérialiste, l’anarchisme et le proudhonisme nient les nationalités. Et surtout les « autres nationalités », celles qui n’ont pas encore fait une « grande révolution » ou une Commune ! C’est ainsi que l’antipatriotisme et l’antimilitarisme de Hervé s’est transformé du jour au lendemain en jusqu’auboutisme patriotard.

Les syndicalistes révolutionnaires ont bien senti l’incapacité du socialisme officiel à rompre avec la bourgeoisie et le patriotisme, mais ils l’ont interprétée à l’envers. La bourgeoisie a fait sa révolution, imposé son programme national démocratique grâce à l’État dirigé par un parti. Au lieu de comprendre que l’opportunisme socialiste était lié à la persistance des traditions et des illusions du programme national démocratique, les syndicalistes révolutionnaires ont cherché sa cause dans la revendication de l’État dictatorial du prolétariat et de sa direction par le parti. Ils ont cru trouver dans un organisme différent, le syndicat, une garantie contre l’opportunisme et la véritable et unique forme révolutionnaire.

C’était ne pas voir que cette forme est plus encore que le parti sujette aux flux et aux reflux, soumise aux reflets de la situation objective sur les masses ouvrières et même sur l’avant-garde combative. Pire, pour diriger ce syndicat et l’action directe des masses, il fallait une « minorité d’initiative », qui n’était autre qu’un succédané de parti, mais sans l’homogénéité de ce dernier conquise par l’action menée sur la base d’une théorie révolutionnaire nettement définie et établie.

Bref, comme conclut Trotsky, le syndicalisme révolutionnaire « s’efforçait de donner une expression aux besoins de l’époque révolutionnaire qui approchait. Mais des erreurs théoriques fondamentales – celles mêmes de l’anarchisme – rendaient impossible la création d’un solide noyau révolutionnaire, bien soudé idéologiquement et capable de résister effectivement aux tendances patriotiques et réformistes » (16).

La grande leçon, toujours actuelle, de l’histoire du syndicalisme révolutionnaire est que pour combattre le réformisme, il faut davantage que des réactions instinctives du prolétariat et de la combativité, lesquelles n’ont pas manqué à cette époque. Il faut une action et une éducation constante guidées par une théorie sûre et éprouvée. La grande faiblesse du syndicalisme révolutionnaire comme du socialisme français a été une attitude trop dédaigneuse à l’égard de la théorie, attitude héritée des « grands souvenirs » des luttes révolutionnaires bourgeoises passées, où la tâche du prolétariat n’était pas tant d’élaborer une théorie que de mener la révolution à fond, y compris contre la bourgeoisie.

Quelle leçon les communistes doivent-ils tirer de l’expérience anarcho-syndicaliste ?

Le syndicalisme révolutionnaire a érigé en norme l’idée de « neutralité du syndicat ».

Dans son article de 1908 sur la neutralité des syndicats (17), Lénine écrit : « Certes, à la naissance du mouvement ouvrier politique et syndical en Europe, il était possible de prôner la neutralité des syndicats comme un moyen d’élargir la base primitive de la lutte prolétarienne à l’époque où elle était relativement peu développée et où la bourgeoisie n’exerçait pas une influence systématique sur les syndicats. Mais maintenant, il est tout à fait mal venu, du point de vue de la social-démocratie internationale, de défendre une telle position. » Certes, il y avait une limite et un frein à cette possibilité dans la façon dont les syndicalistes révolutionnaires se cramponnaient à l’illusoire garantie de l’indépendance syndicale – par la neutralité et l’absence de liens avec le parti – ainsi que dans la méconnaissance des tâches spécifiques du parti, de la nécessité de sa dictature, des insuffisances inhérentes à l’organisation syndicale elle-même. Mais, encore une fois, les erreurs politiques vont par deux et se nourrissent l’une l’autre, en symétrie. Si la CGT s’est cramponnée ainsi à des recettes périmées, c’est aussi parce que le Parti socialiste avec lequel elle était en contact ne lui donnait pas l’image du parti politique déterminé et capable de mener sur tous les plans une politique révolutionnaire, qu’il lui offrait au contraire un mélange de sectarisme et de manœuvrisme propre à conforter toutes ses méfiances.

Mais il est faux de croire que le bon parti révolutionnaire est un vaccin radical contre les tendances anarcho-syndicalistes. Le parti bolchévique a dû affronter, sur un terreau social différent, des tendances analogues, chez les socialistes révolutionnaires et dans l’Opposition ouvrière.

Cela tient naturellement aux conditions historiques, politiques, au passé de la classe qui a forgé la « psychologie » de générations entières. Comment doit-on apprécier alors, de ce point de vue, la situation actuelle ?

Nous avons d’abord eu une contre-révolution terrible par sa profondeur et sa durée, à côté de laquelle la catastrophe du 4 août 1914 fait figure de simple répétition générale. C’est dire que si les tendances opportunistes du socialisme de 1890-1910 ont pu provoquer des réactions anti-parti, et si l’on connaît l’ampleur qu’a prise le phénomène dans l’Allemagne de 1919-23 en réaction d’abord à la trahison de la social-démocratie, puis aux oscillations du Parti communiste allemand, on imagine la base puissante que cinquante ans de stalinisme ont pu préparer à des réactions anti-organisation et anti-parti.

Aujourd’hui la classe ouvrière doit reconstituer ses organisations de lutte dans une ambiance où se multiplient les groupes et les partis. Leur diversité apparente est bien plus grande encore que ne l’était la gamme des partis socialistes qui existaient en France à l’origine du mouvement syndical, et qui donnèrent une justification à la neutralité du syndicat, pour réduire les effets de la concurrence entre partis politiques.

En même temps, la formidable pression de la société bourgeoise sur le mouvement prolétarien rend plus mince encore la possibilité d’existence d’un mouvement et d’une organisation immédiate capable de se maintenir à l’abri d’une lutte politique directe avec l’État capitaliste. Ceci pousse de nombreux groupes politiques, dans l’état tout à fait embryonnaire du mouvement de classe actuel, à théoriser l’identité entre organisation immédiate et organisation politique, et peut provoquer un effet de « fermeture » des organisations immédiates à la lutte politique.

À l’inverse, les communistes agitent constamment l’idée que la seule lutte de défense revendicative ne saurait suffire à délivrer la classe ouvrière de son esclavage. Cette lutte serait à la longue inefficace et même stérile, si elle ne servait de terrain pour éduquer le prolétariat à la nécessité de la transformation communiste de la société et de terrain d’entraînement des forces de classe pour la conquête révolutionnaire du pouvoir, qui seule pourra consolider et garantir les victoires obtenues sur le terrain revendicatif, bref si cette lutte n’était pas conçue comme « une école de guerre du communisme » (Engels).

Ils combattent par conséquent toute idée de neutralité politique des organisations immédiates comme une concession dangereuse à la bourgeoisie. L’expérience enseigne que c’est sous ce drapeau que se sont souvent présentées les forces qui ont livré ces organisations à la politique de conservation bourgeoise et à l’État capitaliste.

Bien qu’ils soient par ailleurs convaincus que la victoire révolutionnaire est impossible sans que le parti ait conquis une influence déterminante dans les organisations nées de la lutte revendicative, les communistes ne font cependant pas de la direction des organisations immédiates un préalable à la révolution ; ils s’efforcent de démontrer dans le vif de la lutte que le besoin de l’orientation communiste et de la liaison la plus étroite avec le parti révolutionnaire ne découle pas d’un à priori programmatique, mais de la nécessité de donner aux organisations immédiates de la classe leur pleine efficacité dans la lutte qu’elles sont en train de mener contre la classe capitaliste (18).

Dans ces conditions extrêmement délicates, il ne suffit pas au parti révolutionnaire d’avoir une conception théoriquement juste de la place de l’organisation immédiate dans la lutte prolétarienne pour conquérir une influence déterminante dans la lutte et les organisations immédiates. Il faut encore qu’en s’appuyant sur l’expérience passée, et en apprenant du présent, il se montre, dans la tâche qu’il revendique : « concourir à l’organisation de la classe », l’organisateur le plus zélé et le plus efficace ; qu’il se montre capable du dosage le plus juste de fermeté politique et de patience révolutionnaire. C’est cette attitude pratique qui permettra de surmonter les tendances anti-organisation et anti-parti, d’éviter que ne se reproduise l’opposition entre le parti et le mouvement immédiat dirigé par un courant anti-parti. Qui permettra enfin que le parti communiste réalise effectivement l’union réussie entre la théorie révolutionnaire et la lutte prolétarienne.

Notes :

1. Nous poursuivons ici le rappel historique commencé dans les numéros 22, 23 et 24 de Programme Communiste sous le titre Socialisme et syndicalisme dans le mouvement ouvrier français, qui s’arrêtait aux années 1900-1902.

2. Un historien patronné par le PCF comme René Garmy s’arrange pour toujours mettre les cégétistes en tort : s’il y a mouvement spontané, c’est qu’ils ont manqué de sérieux dans la préparation ; s’ils préparent une grève, c’est une agitation artificielle !

3. Briand, anarchiste, ami de Pelloutier, propagandiste de la grève générale, devint ministre, briseur de grèves et président du Conseil. L’entrée du socialiste Millerand dans le cabinet Waldeck-Rousseau, aux côtés de Gallifet, le massacreur de la Commune, en 1899, provoqua une crise profonde et durable dans le mouvement socialiste international : Viviani, autre socialiste ministériel, était président du Conseil en juillet 1914, au moment de la déclaration de guerre.

4. L’affaire de Draveil a été étudiée en détail dans le Clemenceau briseur de grèves de Jacques Julliard, malheureusement non réédité (Archives Julliard 1965). Julliard, devenu idéologue de la CFDT, célèbre aujourd’hui les vertus du dialogue social : il est pourtant parfaitement informé, comme le prouve son livre, de l’usage que la bourgeoisie en fait.

5. Voir Programme Communiste n° 24.

6. Robert Brécy, La grève générale en France, Paris, EDI, 1969.

7. Sources principales : Robert Brécy, Colette Chambelland, Edouard Dolléans, René Garmy,Jean Maitron, Mlle Kritsky... Ces chiffres ne sont pas toujours concordants et sont à manier avec prudence. [

8. Constans fut ministre de l’Intérieur de 1889 à 1892, c’est-à-dire au moment même de l’essor gréviste. Quant à Badingue, ou Badinguet, il s’agit de Napoléon III.

9. « La crise socialiste en France », publié en français par Daniel Guérin, dans Rosa Luxemburg, Le socialisme en France 1898-1912, Belfond, 1971.

10. Hervé présenta une résolution sur l’antimilitarisme au Congrès de Stuttgart. Voici ce qu’en dit Lénine : « Le fameux Hervé, qui mena grand tapage en France et en Europe, a soutenu sur cette question des conceptions semi-anarchistes, proposant naïvement de répondre à toute guerre par la grève et l’insurrection. D’une part, il ne comprenait pas que la guerre est le produit nécessaire du capitalisme et que le prolétariat ne peut renoncer à prendre part à la guerre révolutionnaire, de telles guerres s’étant produites et étant susceptibles de se produire dans les sociétés capitalistes. D’autre part, il ne comprenait pas que la possibilité de “répondre“ à la guerre dépend du caractère de la crise que la guerre provoque. Le choix des moyens de lutte est fonction de ces conditions, et cette lutte (c’est là un troisième point qui montre les malentendus et les inconsistances de l’hervéisme) ne doit pas aboutir uniquement au remplacement de la guerre par la paix, mais à celui du capitalisme par le socialisme. La question n’est pas de se contenter de faire obstacle au déclenchement de la guerre, mais de mettre à profit la crise engendrée par la guerre pour précipiter le renversement de la bourgeoisie. Cependant, toutes les inepties semi-anarchistes de l’hervéisme recélaient une idée correcte du point de vue pratique : la nécessité d’impulser le socialisme en ce sens qu’il ne faut pas se borner aux seuls moyens parlementaires de lutte, qu’il faut faire cheminer dans l’esprit des masses la conscience de la nécessité des moyens d’action révolutionnaires en rapport avec les crises que la guerre ne manque pas de porter en soi, et, en fin de compte, donner aux larges masses une conscience plus vigoureuse de la solidarité internationale des ouvriers et de la duperie du patriotisme bourgeois » (Œuvres complètes, tome 13, p. 79-80).

11. Gloire au 17e est tout à fait typique de l’état d’esprit du mouvement ouvrier français de l’époque, où le sentiment classiste n’est pas séparé d’un républicanisme dépassé, qui contribuera à la catastrophe du 4 août 1914.

12. Pour donner une idée des proportions, au congrès de Bourges en 1904, on évaluait les votes révolutionnaires à 825, les réformistes à 379.

13. Voir le très intéressant bilan de l’action pour les 8 heures dressé par Griffuelhes au congrès d’Amiens.

14. L’Action directe, 23 avril 1908.

15. Griffuelhes montre notamment la nécessité de « laisser hors du circuit toute question d’ordre politique ou religieux », en particulier de ne pas heurter de front les préjuges religieux des travailleurs. Ainsi fera-t-on servir du poisson le vendredi dans les soupes communistes, et c’est une ouvrière catholique qui remarquera d’elle-même : « Tout de même. En temps de grève, on mangerait bien de la viande » ! Comme le remarque Griffuelhes, « une insinuation mal comprise eût pu arrêter ou gêner le travail s’opérant dans les cerveaux sous l’influence de la vie et de l’action ».

16. Trotsky, « Pour le deuxième congrès mondial », in Le Mouvement communiste en France, Ed. de Minuit, 1971, p. 81-82.

17. Œuvres, tome 13, p. 489.

18. « De la crise de la société bourgeoise à la Révolution communiste », Manifeste du Parti Communiste International, 1981, p. 60.

Source : Programme Communiste, n° 88, mai 1982.