Ecrit pendant les années 1965-1967, ce texte d’Ernest Mandel a été publié en 1978 sous le titre De la bureaucratie, aux éditions La Brèche, dans la collection Cahiers Rouge. Nous reproduisons ici seulement les parties concernant la bureaucratie des partis et syndicats ouvriers, et avons éliminé tout ce qui concernait l’URSS et les Etats « ouvriers » (dégénérés ou déformés, selon les trotskystes) aujourd’hui disparus. Pour faciliter la lecture nous avons intégré les notes dans le texte lui-même. Ceux qui voudraient lire le texte complet pourront le trouver sur Internet : http://www.ernestmandel.org/fr/ecri...
Ce numéro s’ouvre sur les extraits d’une brochure de l’économiste Ernest Mandel qui exposait les positions trotskystes face à la question posée par l’existence des bureaucraties « ouvrières » qui gangrènent les syndicats et partis de gauche. Ce texte abordait aussi les problèmes théoriques posés par ce que Mandel osait encore appeler à l’époque les « Etats ouvriers » « dégénérés » ou « déformés » ! Ces régimes capitalistes d’Etat ayant aujourd’hui pour la plupart disparu (à l’exception de Cuba et de la Corée du Nord), nous avons reproduit ici seulement les passages qui concernaient les rapports entre les travailleurs et « leurs » syndicats ou partis dans les pays capitalistes occidentaux. Cette analyse reste toujours actuelle pour la plupart des trotskystes et des néo-trotskystes qu’ils soient au Nouveau parti anticapitaliste (NPA), au Parti ouvrier international (les « lambertistes » du POI) ou même à Lutte ouvrière (LO). En effet, quelles que soient les nuances qui séparent officiellement ces courants, tous trois croient, comme Mandel, qu’il n’y a pas de mouvement ouvrier possible sans permanents, sans appareils, bref sans bureaucrates… De là à penser qu’il faut infiltrer ou infléchir les appareils syndicaux pour en prendre la tête, ou pousser les appareils « vers la gauche », il n’y a qu’un pas, d’autant plus facile à franchir que Mandel affirme candidement que la bureaucratie syndicale ne joue aucun rôle économique dans le système capitaliste ! Ni patrie ni frontières
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De la bureaucratie
Ernest Mandel
Le marxisme est essentiellement l’explication de l’histoire et du développement des sociétés par les rapports et les conflits entre les groupes sociaux. Si le marxisme du XIXe siècle a été tout entier axé sur l’étude du groupe fondamental, c’est-à-dire la classe sociale qui a ses racines dans le processus de production, le marxisme du XXe siècle a été amené à saisir l’importance de groupes non fondamentaux qui ne sont pas des classes, qui n’ont pas de racines dans le processus de production, mais qui n’en jouent pas moins un rôle important dans le développement de notre société de transition entre le capitalisme et le socialisme.
Parmi ces groupes, disons secondaires, la bureaucratie occupe incontestablement la place principale. Si le marxisme du XXe siècle a été amené à découvrir le problème de la bureaucratie, c’est parce que ce problème, né dans le mouvement ouvrier au cours des années 1898-1899, s’est développé et a pris sur le plan idéologique une importance de plus en plus large. Bien entendu, pour que les théoriciens puissent le saisir et l’analyser dans le domaine idéologique, il a fallu que ce phénomène se soit déjà manifesté dans la vie et la pratique des organisations ouvrières.
Cet exposé introductif distinguera les deux aspects fondamentaux du problèmes : l’aspect théorique et l’aspect historique. Nous essayerons de répondre aux questions suivantes :
Qu’est-ce que la bureaucratie ouvrière ? Comment naît-elle et comment se développe-t-elle ? Comment peut-elle dépérir ?
Comment ce phénomène s’est-il manifesté concrètement dans l’histoire du mouvement ouvrier ?
Quelles sont les diverses attitudes et réponses que les différentes tendances du mouvement ouvrier ont apportées à ce problème nouveau ?
Concepts de base sur la bureaucratie
– Genèse du phénomène bureaucratique
Le problème de la bureaucratie dans le mouvement ouvrier se pose, sous l’aspect le plus immédiat, comme le problème de l’appareil des organisations ouvrières : problème des permanents, problème des intellectuels petits-bourgeois qui apparaissent à des fonctions de direction moyenne ou supérieure, au sein des organisations ouvrières.
Aussi longtemps que les organisations ouvrières sont réduites à des groupes très petits, à des sectes politiques ou à des groupements d’autodéfense d’une ampleur numérique très limitée, il n’y a pas d’appareil, il n’y a pas de permanents et le problème ne peut pas se poser. Tout au plus peut-on soulever à ce niveau la question des rapports avec les intellectuels petit-bourgeois qui viennent apporter leur aide au développement de ce mouvement ouvrier embryonnaire, voire de l’autoritarisme de « petits chefs » ouvriers reflétant la hiérarchie sociale et ses valeurs dans les rangs de la classe ouvrière. Aussi inquiétant que soit ce phénomène, il n’y a pas encore là d’assise matérielle qui conditionne sa survie, ni même sa stabilité.
Mais l’essor même du mouvement ouvrier, l’apparition d’organisations de masse politiques ou syndicales est inconcevable sans l’apparition d’un appareil de permanents, de fonctionnaires -et qui dit appareil de fonctionnaires dit déjà phénomène de bureaucratisation en puissance : dès le départ, on voit apparaître l’une des racines les plus profondes du phénomène bureaucratique.
La division du travail dans la société capitaliste réserve aux prolétaires le travail manuel de production courante, et à d’autres classes sociales l’assimilation et la production de la culture. Un travail fatiguant, épuisant aussi bien du point de vue physique qu’intellectuel, ne permet pas à l’ensemble des prolétaires d’acquérir et d’assimiler la science objective à ses niveaux les plus développés, ni de mener une activité politique et sociale permanente : la situation prolétarienne dans le régime capitaliste est une situation de sous-développement culturel et scientifique.
Cela serait encore plus vrai sur un plan social plus large si, au lendemain de la victoire de la classe ouvrière, on voulait supprimer tous les techniciens et tous les spécialistes qui font autre chose que du travail matériel de production. On condamnerait la société à une régression immédiate colossale, à une baisse du niveau de développement des forces productives. Au lieu d’un essor, précondition du communisme moderne, on risquerait d’aboutir à un communisme primitif qui se décomposerait très rapidement par une nouvelle différenciation sociale. Le comble du paradoxe est que cette manière de procéder, loin d’empêcher la bureaucratie, la reproduirait dans des conditions encore plus nuisibles.
La suppression totale des appareils dans le mouvement ouvrier condamnerait celui-ci à un primitivisme tout à fait médiocre et ferait apparaître sa victoire comme une régression sur le plan culturel et social par rapport aux réalisations du monde capitaliste. Au contraire, le socialisme, l’émancipation du prolétariat ne peut être concevable que par l’assimilation entière de tout ce que la science pré-socialiste a laissé de valable sur le plan des sciences naturelles et sociales.
Le développement du mouvement ouvrier rend absolument indispensable la création d’un appareil et l’apparition de fonctionnaires qui, par une certaine spécialisation, essayent de combler les lacunes créées par la condition prolétarienne au sein de la classe ouvrière. La création des appareils est indispensable pour des raisons de simple efficacité : tout le monde comprend qu’il est impossible de diriger 50 000 personnes sans un minimum d’infrastructures matérielles
Bien sûr, de la façon la plus grossière, on pourrait dire que c’est avec cette spécialisation nouvelle que naît la bureaucratie : dès que quelques personnes font professionnellement et en permanence de la politique ou du syndicalisme ouvrier, il y a sous forme latente une possibilité de développement du bureaucratisme et de la bureaucratie.
Cette spécialisation provoque sur un plan plus profond des phénomènes de fétichisation et de réification : dans une société fondée sur la division du travail, sur une différentiation excessive des tâches, où les travailleurs font les mêmes gestes toute leur vie, on trouve dans leur comportement le reflet idéologique de cette situation : ils ont tendance à considérer leur activité comme un but en soi. De même, les structures des organisations, conçues au départ comme des moyens, commencent à être conçues comme des buts en soi, en particulier par ceux qui s’identifient le plus directement et le plus nettement à ces organisations, c’est-à-dire par ceux qui y vivent en permanence : les individus qui composent l’appareil, les permanents, les bureaucrates en herbe.
Cela nous amène à la compréhension de ce qui est à la base idéologique et psychologique de la formation de la bureaucratie ouvrière : le phénomène de la dialectique des conquêtes partielles.
La dialectique des conquêtes partielles
Étant matérialistes, nous ne pouvons pas séparer ce problème de celui des intérêts matériels immédiats – derrière le problème de la bureaucratie, il y a celui des privilèges matériels et celui de la défense de ces privilèges. Mais il est trop simpliste, si on veut comprendre le problème dans ses origines et son devenir, de le réduire à ce seul aspect de la défense de privilèges matériels. Le meilleur contre-exemple est le développement de la bureaucratie dans les partis communistes non au pouvoir (France ou Italie) ou semi-coloniaux (Brésil), quoique à une certaine époque (la pire époque du stalinisme), ces phénomènes soient apparus même là à grande échelle. Aujourd’hui dans les partis communistes de masse, les salaires des permanents ne sont pas supérieurs à ceux des ouvriers spécialisés et ne constituent pas des privilèges matériels à défendre.
Par contre, joue a plein le phénomène de la dialectique des conquêtes partielles : identification du but et des moyens, de l’individu bureaucratique et de l’organisation, du but historique à atteindre et de l’organisation, cette identification devenant une cause profonde d’attitude conservatrice susceptible de s’opposer très violemment aux intérêts du mouvement ouvrier.
Qu’est-ce que la dialectique des conquêtes partielles ?
Cette dialectique se manifeste dans les comportements de ceux qui subordonnent la poursuite et la victoire des luttes ouvrières pour parvenir à la conquête du pouvoir dans les pays capitalistes à la seule défense des organisations ouvrières existantes (…). Ils se comportent comme si les éléments de démocratie ouvrière au sein du monde capitaliste (…) étaient des buts en soi, étaient déjà l’achèvement du socialisme. Ils se comportent comme si toute nouvelle conquête du mouvement ouvrier devait être subordonnée de manière absolue et impérative à la défense de ce qui existe. Cela crée une mentalité fondamentalement conservatrice.
La phrase célèbre du Manifeste Communiste : « Les prolétaires n’ont rien d’autre à perdre que leurs chaînes » est une phrase très profonde que l’on doit considérer comme une des bases du marxisme : elle donne au prolétariat la fonction d’émancipation communiste de la société, car les prolétaires ne possèdent rien à défendre.
Dès que cela n’est plus vrai à cent pour cent, dès qu’une partie du prolétariat (soit la bureaucratie ouvrière, soit l’aristocratie ouvrière constituée dans le prolétariat des pays impérialistes développés) possède une organisation ou un niveau de vie supérieur à l’état de néant initial, il y a risque de développement d’une mentalité nouvelle. Il n’est plus vrai que le prolétariat n’ait plus rien à défendre : dans chaque action nouvelle, il faut peser le pour et le contre : est-ce que l’action envisagée ne risque pas, au lieu d’apporter quelque chose de positif, de faire perdre ce que l’on possède déjà ? Cela constitue la racine la plus profonde du conservatisme bureaucratique dans le mouvement social-démocrate, dès avant la Première Guerre mondiale (…).
Cette dialectique des conquêtes partielles doit être comprise comme une véritable dialectique : ce n’est pas une fausse contradiction résoluble par une formule, c’est une véritable contradiction dialectique portant sur ces problèmes réels. Si le conservatisme bureaucratique est évidemment une attitude nuisible aux intérêts du prolétariat et du socialisme par son refus de la lutte révolutionnaire dans les pays capitalistes et par son refus de l’extension internationale de la révolution, sous prétexte que cela met en danger les conquêtes existantes, le point de départ de cette attitude, la nécessité de défendre l’acquis, est un problème réel : « celui qui ne sait pas défendre les conquêtes existantes n’en fera jamais de nouvelles » (Trotsky). Mais il est faux de considérer a priori – et c’est là qu’il y a conservatisme – que tout saut en avant important de la révolution soit à l’échelle d’un pays, soit à l’échelle mondiale, menace automatiquement les conquêtes antérieures. Cette attitude caractérise le conservatisme profond et permanent des bureaucraties tant réformistes que staliniennes.
Cette dialectique des conquêtes partielles, liée au phénomène de fétichisation dans une société fondée sur la division du travail à un niveau excessif, constitue donc une des racines les plus profondes de la tendance à la bureaucratisation. Cette tendance est inhérente au développement du mouvement ouvrier de masse dans cette phase historique de décomposition du capitalisme et de transition vers la société socialiste.
En conclusion, le problème réel n’est donc pas l’abolition de la bureaucratie par des décrets ou des formules magiques, mais celui de son dépérissement progressif par la création des meilleures conditions objectives et subjectives qui permettent la lente disparition des germes de cette bureaucratisation, qui sont présents dans la société et dans le mouvement ouvrier pendant toute cette phase historique.
Les privilèges bureaucratiques
Il ne faut évidemment pas tomber dans l’erreur opposée à celle que commet le matérialisme vulgaire, qui serait de réduire le problème à ses seules origines sociologiques lointaines, en le détachant totalement de son infrastructure matérielle. Cette tendance au conservatisme de la part des dirigeants et des permanents des organisations ouvrières n’est pas sans rapport avec les avantages et privilèges matériels que procurent ces fonctions. Ces privilèges sociaux sont également des privilèges d’autorité et de pouvoir, auxquels les individus accordent une grande importance.
a) Si on considère le problème sous sa forme originale, c’est-à-dire le problème des appareils des premières organisations ouvrières, des syndicats et des partis sociaux-démocrates avant la Première Guerre mondiale, les privilèges bureaucratiques apparaissent de deux manières :
Pour des ouvriers et des fils d’ouvriers, quitter le travail de production courante, surtout dans les conditions de l’époque (journée de 12 heures avec tout ce que cela comporte, insécurité sociale totale, etc.) pour devenir permanents d’une organisation ouvrière représente une ascension sociale incontestable, une émancipation individuelle certaine, qui est pourtant loin de représenter une situation idéale : on ne peut parler d’embourgeoisement ni de transformation en couche sociale privilégiée. Les premiers secrétaires des organisations ouvrières passaient une bonne partie de leur vie en prison et vivaient dans des conditions matérielles plus que modestes ; mais ils vivaient tout de même mieux, du point de vue économique et social, que l’ouvrier de l’époque.
Sur le plan psychologique et idéologique, il est évident qu’il est infiniment plus agréable, pour un socialiste ou un communiste convaincu, de lutter toute la journée pour des idées et des buts qui sont les siens plutôt que de faire, des heures durant, des gestes mécaniques dans une entreprise, en sachant qu’on va finalement contribuer à enrichir la classe ennemie. Il est incontestable que ce phénomène d’ascension sociale contient en puissance un germe important de bureaucratisation : ceux qui occupent ces postes veulent continuer à les occuper, ce qui les entraîne à défendre cet état de permanents contre ceux qui voudraient les remplacer en opérant un roulement parmi les membres de l’organisation.
b) Le phénomène d’apparition de privilèges sociaux, au début très peu matériels, prend déjà une ampleur plus grande lorsque ces organisations de masse commencent à occuper des positions de force à l’intérieur de la société capitaliste : il s’agit alors de désigner les parlementaires, les élus municipaux ou les secrétaires syndicaux qui peuvent négocier à un niveau élevé avec les organisations patronales et donc, dans une certaine mesure, cohabiter avec elles ; il en est de même lorsqu’il s’agit de désigner des rédacteurs de journaux et des gens qui représentent les organisations ouvrières dans toute une série d’activités annexes, à l’intérieur d’un mouvement polyvalent qui essaie d’intervenir dans toutes les activités sociales et qui s’assimile, dans une certaine mesure, toutes ces activités.
Il y a là aussi une véritable dialectique, qui ne se réduit pas à une contradiction banale : par exemple, lorsque le mouvement ouvrier possède une certaine quantité de journaux et a besoin d’un grand nombre de rédacteurs, il se trouve placé devant un véritable dilemme. S’il applique la règle énoncée par Marx pour lutter contre la bureaucratie en ramenant les traitements des permanents au niveau de ceux de l’ouvrier qualifié, il risque de se produire une véritable sélection professionnelle à rebours. Les éléments les plus conscients politiquement accepteront cette règle, mais les plus talentueux, qui pourraient ailleurs gagner beaucoup mieux leur vie, seront continuellement tentés par cette solution de facilité. Dans la mesure où ils ne sont pas suffisamment convaincus sur le plan politique, ils seront en grande partie menacés d’absorption par le milieu petit-bourgeois et perdus pour le mouvement ouvrier.
Ce phénomène d’élimination est également vrai pour une série d’autres professions : dans les municipalités administrées par le mouvement ouvrier, le même problème se pose pour les architectes, les ingénieurs ou les médecins. L’application stricte de la règle de Marx risque d’aboutir dans la plupart des cas à l’élimination de tous ceux dont la conscience politique est insuffisamment développée.
Dans la société capitaliste, avec tout ce qu’elle implique comme « valeurs morales » et milieu ambiant, il est impossible de construire une société communiste idéale, même au sein du mouvement ouvrier. Cela peut être réalisé à l’intérieur d’un noyau de révolutionnaires extrêmement conscients ; mais dans un mouvement ouvrier numériquement plus développé, en démocratie bourgeoise, il y a interpénétration avec la société capitaliste ; il y a davantage de tentations, et l’acceptation de ces règles devient plus difficile. On voit alors apparaître la tendance à la bureaucratisation : la disparition des obstacles consciemment érigés contre les dangers de positions privilégiées ouvre la voie à cette tendance de plus en plus nettement.
c) Dans la dernière phase historique, au sein de certaines grandes organisations ouvrières, la dialectique peut même apparaître jusque dans sa phase finale. Il peut y avoir renversement d’orientation politique, intégration consciente au sein de la société bourgeoise et collaboration de classes. Les racines de la bureaucratie se multiplient alors très rapidement. Une partie des dirigeants cohabite d’une façon consciente avec la bourgeoisie et s’intègre dans la société capitaliste. Les obstacles à la bureaucratisation érigés par la conscience socialiste disparaissent ; les privilèges se multiplient ; les parlementaires sociaux-démocrates ne versent plus une partie de leur salaire à leur organisation pour se contenter d’un salaire de permanent ; ils se constituent une véritable clientèle dans la classe ouvrière. Dès lors, la dégénérescence bureaucratique ne peut que proliférer (…)
x Quelques exemples de fausses solutions
La conclusion la plus importante qu’il faut tirer de cet examen sommaire du problème est la suivante : il faut distinguer nettement deux groupes de phénomènes et se garder d’assimiler abusivement les deux :
– les tendances potentielles à un début de bureaucratisation, germes absolument inhérents au développement d’un mouvement ouvrier, à partir d’une certaine extension numérique et d’une certaine ampleur de pouvoir (…) ;
– le développement plein et entier des tendances bureaucratiques aboutissant à la dégénérescence totale que l’on trouve dans les différents partis réformistes et staliniens (…).
Si on ne fait pas la distinction essentielle entre ces deux phénomènes ou, ce qui est pire, si on combat toutes les formes d’organisations qui contiennent ces germes, sous prétexte que cela conduit inévitablement à une dégénérescence extrême, on place le mouvement ouvrier devant une impasse et non une contradiction dialectique. On ne peut plus alors que conclure à l’impossibilité de l’auto-émancipation du prolétariat. Cette attitude conduit finalement à placer le mouvement ouvrier dans des conditions bien plus mauvaises et l’empêche de lutter pour son auto-émancipation :
a) Cette confusion extrême caractérise différents groupes « ultra-gauches » plutôt droitiers qu’ultra-gauches d’ailleurs !) : une des solutions avancées par certains de ces groupes consiste à dire que le mal réside dans la présence d’un appareil et de permanents. Pour eux, il faut lutter contre l’existence de « révolutionnaires professionnels » : la phrase « le Staline était présent dans le premier révolutionnaire professionnel apparu au sein du mouvement ouvrier » résume l’essentiel de ces thèses. Il faut alors se demander ce que serait le mouvement sans permanents, non dans une société idéale, mais dans une société capitaliste telle qu’elle est. Un mouvement ouvrier qui ne chercherait pas à créer des révolutionnaires professionnels prolétariens, issus de la classe ouvrière et liés à elle très fortement, ne pourrait dépasser le niveau le plus primaire des premières organisations d’autodéfense de la classe ouvrière. Il serait complètement coupé des sciences modernes, tant humaines que naturelles ; il serait, par incompétence politique et économique, condamné à ne pouvoir lutter au-delà des revendications les plus immédiates et spontanées. Un tel mouvement serait évidemment incapable de libérer le prolétariat et de renverser le capitalisme, en ouvrant la voie à la société socialiste.
L’histoire a montré que cette solution était la plus improbable de toutes : il n’existe pas dans le monde un seul exemple de pays où le mouvement ouvrier, après des dizaines d’expériences, continue à se cramponner à ce niveau de primitivisme par crainte d’une possibilité de déformation bureaucratique ultérieure.
b) En pratique, c’est l’autre terme de l’alternative qui risque de se produire. Lorsque l’on ne veut pas avoir de permanents, de révolutionnaires professionnels et qu’on ne veut pas permettre une sélection et une éducation systématiques jusqu’à un niveau très élevé des éléments prolétariens, les organisations ouvrières tombent inévitablement sous la coupe d’intellectuels petits-bourgeois ou bourgeois qui s’en emparent totalement. A l’intérieur de ces organisations ils reproduisent le monopole de science et de culture qu’ils possèdent déjà à l’intérieur de la société capitaliste.
On voit réapparaître la véritable contradiction qui n’est pas comprise de ces groupes : le véritable dilemme dans la société capitaliste n’est pas le choix entre une forme d’organisation ne présentant aucun germe de bureaucratisation et une forme qui présente ces dangers ; en réalité, c’est le choix suivant :
développer une autonomie ouvrière réelle avec ce danger à l’état potentiel ;
maintenir les organisations ouvrières sous la coupe de l’idéologie bourgeoisie et de ses intellectuels.
De nombreux exemples historiques illustrent ce dernier aspect : des organisations pseudo-ouvrières sont restées pendant de longues périodes sous la coupe de la bourgeoisie par manque d’autonomie ouvrière, de capacité d’organisation ou même par erreur idéologique, en refusant de dépasser un certain stade.
Il est d’ailleurs curieux de constater que les défenseurs de cette théorie voient le danger issu de l’appareil, qui est réel, et ne comprennent pas d’autre part que des ouvriers non permanents soumis à l’influence de la société capitaliste seront beaucoup plus perméables à l’idéologie dominante qui est celle de la classe au pouvoir. La raison en est la difficulté du travail manuel qui rend malaisée l’émancipation intellectuelle et culturelle, dans le cadre d’une journée de travail de huit ou neuf heures plus les temps de déplacement, etc.
Une organisation ouvrière dans laquelle il n’y aurait que des ouvriers manuels constamment au travail de production serait beaucoup plus facilement influençable par l’idéologie bourgeoise qu’une organisation dans laquelle serait entrepris un effort constant pour former, éduquer et détacher de l’esclavage du travail capitaliste les ouvriers les plus conscients et les plus révolutionnaires en les trempant dans l’école des révolutionnaires professionnels.
c) Un autre exemple de ces fausses solutions qui relèvent en réalité d’une incompréhension globale du problème a été développé par le groupe « Socialisme ou Barbarie » : pour empêcher la bureaucratisation de l’État ouvrier, il faut dès le lendemain de la révolution supprimer toutes les différences de traitements et de salaires. Là encore, il y a incompréhension de la véritable difficulté ; quel serait le résultat objectif de ces mesures ? Dans une société dominée par la pénurie matérielle, si on supprime du jour au lendemain toutes les différences de salaire, le résultat pratique sera la suppression d’une très forte partie de stimulants qui poussent les gens à se qualifier davantage. A partir du moment ou la qualification culturelle et professionnelle n’entraîne plus aucune amélioration des conditions de vie, et cela dans une situation de pénurie, l’effort de qualification se réduira aux éléments les plus conscients qui comprennent la nécessité objective de l’élévation du niveau culturel et professionnel. Le nombre de gens qui chercheront à se qualifier sera beaucoup plus réduit que dans une société de transition où subsisterait ce stimulant matériel des différences de salaires. Dans ces conditions, l’essor des forces productives sera plus lent, la pénurie durera plus longtemps et le résultat sera exactement l’inverse de celui qu’on espérait. Les causes objectives du développement de la bureaucratie, qui sont le sous-développement des forces productives et le sous-développement culturel du prolétariat dureront beaucoup plus longtemps.
Par contre, si on conserve une certaine différenciation de salaires, la qualification est accélérée et donc également la création des conditions matérielles qui favorisent le dépérissement des privilèges et de la tendance à la bureaucratisation. Cet exemple est, là encore, très significatif du fait qu’il s’agit vraiment d’une dialectique et que la solution doit être également dialectique.(…).
Expériences historiques du problème de la bureaucratie dans le mouvement ouvrier
Nous allons examiner comment le problème de la bureaucratie s’est posé historiquement dans le mouvement ouvrier.
Analyse de la Commune de Paris par Marx
Nous commencerons par les conclusions tirées par Marx de son étude de la Commune de Paris : le phénomène le plus caractéristique, dans cette première tentative de construction d’un État ouvrier, c’est l’effort accompli, plus d’instinct que par réflexion consciente, par les dirigeants de la Commune pour détruire l’appareil permanent d’État sous toutes les formes centralisées, léguées par les différentes classes possédantes (monarchie absolue et formes successives de l’État bourgeois).
Dans son analyse, Marx a isolé trois facteurs principaux dont deux ont été abordés ci-dessus :
le fait que les salariés de la Commune ne recevaient pas plus que le salaire d’un ouvrier qualifié.
L’éligibilité et la révocabilité de ces fonctionnaires salariés suivant la volonté de leurs électeurs.
Le troisième point a été signalé par Marx et explicité plus tard par Lénine : dans cette nouvelle forme d’État, qui n’est déjà plus exactement un État, dans ce début de dépérissement qui coïncide avec la création d’un État ouvrier, il y a déjà suppression de la distinction qui caractérise fondamentalement l’État bourgeois : la séparation des fonctions législatives et exécutives.
Il y a déjà une tentative d’associer un grand nombre d’ouvriers, non seulement à des fonctions législatives, mais aussi à l’exécution des lois ; il y a une tentative pour associer les ouvriers à des fonctions effectives d’exercice du pouvoir.
Cette première approche de ce qui devait être un État ouvrier est en même temps la première définition de mesures efficaces pour lutter contre la bureaucratisation. Le premier dépérissement de l’appareil d’État coïncide donc avec le premier dépérissement de l’État lui-même : les trois règles énoncées par Marx sont aussi des règles fondamentales de sauvegarde de toute structure démocratique contre l’envahissement bureaucratique ; elles s’appliquent aussi bien à une structure d’État, une structure de syndicat ou de parti de masse.
De toute façon Marx n’a pas pu, heureusement ou malheureusement, traiter à fond le problème de la bureaucratie, car il n’a vécu ni la bureaucratisation d’une organisation ouvrière ni a fortiori celle d’un État ouvrier. Mais les quelques remarques qu’il a faites ont longtemps constitué l’essentiel de la doctrine de lutte antibureaucratique qui a été développée, après lui, par les autres marxistes.
Le parallèle de Kautsky
C’est à Kautsky que l’on doit la deuxième prise de conscience du problème. A la fin du siècle dernier, il publia un livre sur Les origines du christianisme. A priori, il peut paraître curieux de rapprocher ce problème de celui de la bureaucratie ouvrière. Cependant, dans la dernière partie de son ouvrage, Kautsky soulève consciemment la question suivante (et c’est semble-t-il la première formulation du problème sous une forme aussi nette) : lorsque la classe ouvrière aura pris le pouvoir, ne risque-t-elle pas d’abandonner ce pouvoir aux mains d’une bureaucratie dominante ? Ne risque-t-elle pas de connaître le processus de bureaucratisation qu’a connu l’Église catholique lorsqu’elle est devenue une force dominante dans la société ? Kautsky établit un parallèle entre ce qui est arrivé au IVe siècle lorsque l’Église catholique est devenue Église d’État sous Constantin le Grand, et ce qui pourrait arriver après la victoire du mouvement ouvrier.
Bien entendu, cette comparaison n’est pas uniquement le fruit de la prescience de Kautsky ; il a été inspiré par deux précédents :
a) Engels, dans son introduction aux Luttes de classes en France écrite en 1895, comparait déjà les persécutions subies par le mouvement ouvrier, à son époque, avec celles qu’avait subies, mille six cents ans plus tôt, un autre mouvement : de persécutions en persécutions, le christianisme allait de triomphe en triomphe ; ce mouvement des opprimés, combattu par les classes oppresseuses, gagnait peu à peu toutes les classes sociales et marchait de manière irrésistible vers la victoire. Engels avait donc déjà établi, plusieurs années avant Kautsky un certain parallèle entre le christianisme et le mouvement ouvrier moderne.
b) Le deuxième précédent historique dont put s’inspirer Kautsky est dû à une opposition anarchisante ou anarcho-svndicaliste, représentée par Johann Most, qui vers les années 1891-1892, avait retiré de la lecture de ce texte d’Engels la conclusion que les organisations ouvrières, au fur et à mesure de leur développement, se bureaucratiseraient de la même manière que l’Église s’était bureaucratisée au cours de son développement historique.
(Des groupements ultra-gauches, plus ou moins anarchisants, se sont développés dans la social-démocratie allemande vers 1891-1892 ; ces « gauchistes de Berlin » constituent une tendance généralement peu connue dans le mouvement ouvrier. Le jugement à porter sur ce groupe n’est ni simple ni unilatéral : Lénine lui-même, après 1914, a dû faire un certain réexamen critique de son opinion précédente et il a vu, dans ces oppositions, les premières formes de révolte semi-consciente et semi-instinctive contre le début de la corruption réformiste et bureaucratique des mouvements sociaux-démocrates de masse.)
Kautsky, confronté avec ces deux parallèles, saisit et posa le problème de façon correcte, et cela est tout à son honneur. (Kautsky, qui a été dans une large mesure le « professeur » de Lénine et qui lui a inspiré une bonne part de sa théorie « léniniste » du Parti, était un homme très intelligent et un théoricien marxiste de valeur, ce qui lui permit de saisir dans cet exemple le fond du problème avec beaucoup de clairvoyance.) Il comprit qu’il n’y avait pas, bien entendu, de parallèle complet entre l’Église catholique et le mouvement ouvrier, mais que la venue au pouvoir de ce mouvement le confronterait avec un problème de bureaucratisation analogue à celui de l’Église catholique lors de son arrivée au pouvoir.
Il est très instructif de connaître les réponses qu’a données Kautsky : elles sont assez différentes de celles de Marx dans ses écrits sur la Commune de Paris. Ses réponses nous paraissent relativement familières et rappellent celles qu’a données Trotsky par la suite. Kautsky considère que le parallèle serait parfaitement correct si, à l’échelle historique, on pouvait dire de la classe ouvrière ce qu’on peut dire de l’Église catholique : cette dernière arrive au pouvoir dans des conditions de développement déclinant des forces productives ; pour la classe ouvrière, une bureaucratisation serait dans ces conditions tout aussi inévitable. Mais au contraire le socialisme implique un essor colossal des forces productives qui, à son tour, entraîne la disparition progressive de la division du travail et une considérable révolution dans le domaine de la culture. Dans ces conditions de richesse matérielle et de développement culturel intense, la victoire de la bureaucratisation est historiquement inconcevable. La réponse de Kautsky est donc globalement correcte ; mais elle escamote une étape du raisonnement et ne tient pas compte d’une éventualité que personne, à l’époque, n’avait envisagée : qu’arriverait-il si la classe ouvrière prenait le pouvoir, non dans un des pays capitalistes les plus développés mais au contraire dans un pays arriéré ? Dans ce cas, les facteurs énumérés par Kautsky comme freins à la bureaucratisation (abondance matérielle, révolution culturelle) n’existeraient plus ; l’insuffisance du développement des forces productives et du développement culturel, et même de développement simplement numérique du prolétariat pourraient permettre une victoire bureaucratique temporaire.(…)
La lutte de Rosa Luxembourg
contre la bureaucratie syndicale allemande
La quatrième phase de la prise de conscience au mouvement ouvrier sur ce problème est très importante : c’est la première prise de conscience explicite de la réalisation d’une bureaucratie achevée. Elle est due à Rosa Luxemburg dans sa lutte contre la bureaucratie syndicale allemande, entre 1907 et 1914, et contre la dégénérescence générale de la social-démocratie réformiste.
a) Rosa Luxemburg a très bien compris et analysé le phénomène, quoique de façon légèrement excessive : les organisations ouvrières les plus fortes, dans les périodes de vie normale du capitalisme, sont toujours minoritaires et les syndicats les plus puissants ne rassemblent qu’une minorité d’ouvriers. (L’importance historique et numérique des partis sociaux-démocrates est un moteur de leur bureaucratisation et non un frein. Il est beaucoup plus facile de garder non bureaucratisée une organisation ne recrutant que des membres qui ont déjà un minimum de conscience et d’activité, où le phénomène de « clientèle » ne peut apparaître à grande échelle.)
Rosa Luxembourg en a tiré deux conclusions en s’appuyant sur l’expérience concrète de la révolution russe de 1905, essentiellement dans les parties les plus industrialisées (la Pologne tsariste, les centres industriels de l’Ukraine, de la Géorgie et de la Transcaucasie) : dans tous les cas, c’est seulement à l’occasion d’une période révolutionnaire que la majorité des ouvriers entre dans un mouvement politique ou syndical. Cela implique alors la mise en mouvement de millions d’ouvriers qui ne sont pas passés par l’école des organisations traditionnelles ; ils ne peuvent être canalisés par les moyens habituels ; de nouvelles formes d’organisation sont alors nécessaires pour organiser ces masses ouvrières ; elles doivent être plus souples qu’un syndicat ou un parti et permettre d’englober une part beaucoup plus large des masses et de réaliser effectivement l’unité d’action. (…)
b) Un autre aspect nous est apporté par Rosa Luxemburg dans sa compréhension de la bureaucratie syndicale qui se crée dans les syndicats simplement corporatifs ou dans les syndicats industriels. Elle risque, lorsqu’elle a terminé son processus de formation, de devenir une force extrêmement conservatrice ; elle constitue alors un obstacle de plus en plus grand pour le développement de la lutte des classes. L’expérience personnelle de Rosa sur cette bureaucratie syndicale lui permit de voir clair avant Lénine ou Trotsky : elle comprit le rôle contre-révolutionnaire qu’allait jouer cette bureaucratie quelques années plus tard. Le reste du mouvement ouvrier, à cette époque, mettait plutôt l’accent sur le caractère opportuniste de cette bureaucratie, c’est-à-dire sur l’aspect uniquement politique du phénomène, évidemment très important lui aussi.
Rosa avait vu à l’œuvre les bureaucrates dans la lutte de tous les jours. Elle comprenait mieux qu’il y avait pour eux intégration dans l’État bourgeois et identification, au moins partielle, d’intérêts avec certaines institutions « démocratiques bourgeoises », et défense de privilèges, matériels entre autres. Lénine reprit cette théorie en 1914 pour expliquer les raisons de la trahison de la Deuxième Internationale, lors de l’éclatement de la guerre impérialiste et de la dégénérescence générale de la social-démocratie en Europe.
c) Il y a bien entendu dans cette description donnée par Rosa de la bureaucratisation des organisations ouvrières certains excès : en mettant l’accent de façon exagérée sur la lutte anti-bureaucratique, elle va trop loin dans la critique systématique des organisations de masse ; elle sous-estime l’importance objective de ces organisations pour le maintien d’un minimum de conscience de classe.
Même dans les pays capitalistes les plus avancés (Allemagne occidentale, Angleterre et même Etats-Unis), l’alternative n’est pas entre une classe ouvrière révolutionnaire et dynamique, et une classe ouvrière embrigadée dans des syndicats bureaucratiques. L’éventail des possibilités est beaucoup plus ouvert :
classe ouvrière révolutionnaire et dynamique ;
classe ouvrière présente dans des organisations de classe bureaucratisées ;
classe ouvrière atomisée, désagrégée, sans conscience de classe, par suite de l’absence d’organisation.
Il faut voir ces trois éléments pour comprendre le caractère vraiment dialectique des organisations de masse dans le régime capitaliste. On ne peut se contenter de critiquer l’aspect bureaucratique contre-révolutionnaire sans voir en même temps l’aspect positif qui permet à la classe ouvrière d’affirmer un minimum de conscience de classe au sein d’une société capitaliste très puissante ; c’est seulement en dépassant le stade de l’action purement individuelle qu’elle peut créer une force collective. Il est nécessaire d’insister sur ce point car, à la périphérie du mouvement trotskyste, s’est développée l’idée ultra-gauche de ne pas faire la différence entre ces deux aspects, ce qui se symbolise par l’équation : syndicat de masse =bureaucratie malfaisante=trahison contre-révolutionnaire.
On ne voit plus alors que le syndicat de masse est objectivement l’expression de la force collective de la classe, dans les moments de « paix sociale », face aux patrons. Quand on dit aujourd’hui que dans les pays capitalistes avancés, les appareils syndicaux tendent à devenir des institutions « d’assistance sociale », servant uniquement à résoudre des problèmes de pensions et d’allocations familiales, cette constatation est, dans une large mesure, objectivement exacte. Mais il ne faut pas oublier que si cet appareil syndical n’existait pas, les ouvriers seraient condamnés à essayer de résoudre ces problèmes de façon individuelle ; le rapport de force serait infiniment plus défavorable et ne leur donnerait aucune chance d’aboutir. La fonction des appareils syndicaux est, en dernière analyse, d’apporter dans ce dialogue tout le poids de la force collective de la classe ouvrière et d’en modifier l’issue de façon décisive.
Ce double aspect de la bureaucratie syndicale est absolument fondamental : si on ne le comprend pas, comment peut-on expliquer que les travailleurs, qui font depuis 50 ans l’expérience pratique et renouvelée de la trahison de leurs appareils syndicaux à chaque période révolutionnaire, restent tout de même très fortement attachés à ces organisations ? Par contre, cela est clair dès qu’on n’oublie pas le rôle objectif double de ces directions : les ouvriers savent bien que malgré leurs trahisons périodiques, les syndicats jouent ce rôle quotidien « anticapitaliste » fondamental et que, par conséquent, il n’est pas de leur intérêt de les abandonner.
L’explication de Lénine
de la trahison de la social-démocratie
La cinquième phase de la prise de conscience est constituée par les explications données par Lénine au moment de la dégénérescence de la IIe Internationale et de la trahison de la social-démocratie lors de l’éclatement de la Première Guerre mondiale impérialiste. Lénine explique cette trahison par deux facteurs :
l’apparition au sein des syndicats et des partis d’une bureaucratie qui prend en main le contrôle de ces organisations et qui a des privilèges à défendre, tant à l’intérieur de ces organisations qu’à l’extérieur, dans le cadre de l’État bourgeois (parlementaires, maires, journalistes).
le fait que cette couche bureaucratique a des racines sociologiques profondes à l’intérieur de la société capitaliste de l’époque. Elle s’appuie sur « l’aristocratie ouvrière », c’est-à-dire sur une partie de la classe ouvrière des pays impérialistes que la bourgeoisie a corrompue, à l’aide des « surprofits coloniaux », fruits de l’exploitation capitaliste.
Cette deuxième théorie a été un « dogme » pour les marxistes-révolutionnaires pendant près d’un demi-siècle ; elle doit maintenant être soumise à un certain examen critique pour deux raisons.
a) Certains phénomènes dans le monde sont inexplicables au moyen de cette théorie : il est impossible d’expliquer la bureaucratie syndicale aux Etats-Unis par l’existence d’une « aristocratie ouvrière corrompue par les surprofits coloniaux ». Ces surprofits existent évidemment aux Etats-Unis puisque des capitaux américains sont investis à l’étranger pour rapporter des profits, mais cela constitue une part minime des bénéfices de la bourgeoisie américaine et ne peut suffire à expliquer l’apparition d’une bureaucratie syndicale dans des organisations qui groupent plus de 17 millions de salariés. La France d’aujourd’hui n’a pratiquement plus de colonies et ne tire plus que des profits limités de ses anciens territoires : malgré cela, la bureaucratisation du mouvement ouvrier français n’a guère diminué.
b) La deuxième raison est encore plus convaincante : aujourd’hui, nous sommes plus conscients des réalités économiques de la situation ouvrière dans le monde entier. Nous pouvons constater que la véritable « aristocratie ouvrière » n’est plus constituée par certaines couches du prolétariat des pays impérialistes par rapport à d’autres couches de ce prolétariat, mais bien plus par l’ensemble du prolétariat des pays impérialistes par rapport à celui des pays coloniaux et semi-coloniaux : le rapport des salaires entre un ouvrier noir d’Afrique du Sud et un ouvrier anglais est de un à dix. Entre deux ouvriers anglais, ce rapport varie de un à deux, deux et demi au maximum. (L’éventail des salaires dans les pays impérialistes a progressivement tendance à se réduire ; il est beaucoup moins ouvert qu’il y a cinquante ans.)
Il est donc manifeste que le premier rapport est très supérieur au deuxième. C’est d’ailleurs l’exploitation impérialiste qui a permis de réaliser cette énorme différence globale des salaires entre les pays impérialistes et les pays sous-développés. Ceci est certainement beaucoup plus important que la corruption de certaines couches du prolétariat dans un pays impérialiste, ce dernier point devenant marginal.
Il faut donc être très prudent sur cette notion « d’aristocratie ouvrière » employée par Lénine. Si on examine avec un certain recul l’histoire du mouvement ouvrier, on constate que très souvent les couches classiquement appelées « aristocratie ouvrière » ont été des couches « de pointe » de la percée du mouvement communiste : en Allemagne orientale, le mouvement communiste est devenu un mouvement de masse au début des années 20, grâce à la conquête des métallurgistes, couche la mieux payée de toute la classe ouvrière allemande. En France, on peut dire à peu près la même chose : en 1935, le développement du mouvement ouvrier a été lié à la conquête par les communistes des ouvriers des grandes entreprises, où les salaires étaient parmi les plus élevés (les ouvriers de chez Renault par opposition à ceux des textiles du Nord qui sont restés sociaux démocrates jusqu’à nos jours).
Il faut donc être circonspect sur cette notion « d’aristocratie ouvrière » et surtout insister sur la compréhension globale par Lénine du phénomène, en ce qui concerne la bureaucratisation et la symbiose croissante de la bureaucratie syndicale et de l’Etat bourgeois. (…).
Ernest Mandel