Le renforcement de la « présence américaine » : domination mondiale et répression sociale
« Les peuples du monde entier nous ont admiré pour notre économie et nous leur disions : si vous voulez être comme nous, vous savez ce que vous avez à faire : laisser le marché décider. Le point est qu’aujourd’hui, personne, étant donné la crise n’a plus aucune considération pour cette sorte de modèle. Et bien sûr cela soulève la question de notre crédibilité. Chacun sait que s’il souffre, c’est à cause de nous. » (Joseph Stiglitz)
Dans ces éléments, pour un Etat comme les Etats-Unis qui s’est depuis longtemps affirmé comme la première puissance mondiale, il y a une liaison dialectique entre cette domination mondiale et le consensus intérieur national. D’où, dans le budget, la plus grosse affectation militaire de l’histoire mondiale qui concerne tous les secteurs aviation, porte-avions, recrutement, etc. ; là aussi le flot financier a pour effet à la fois de « relancer la production » et de « réorganiser », par la suppression de la sous-traitance qui avait fleuri sous le régime Bush, avec son cortège de corruption. On ne peut séparer dans cet ensemble de mesures sécuritaires celles qui concerne la domination extérieure et la domination intérieure. Fin mai 2009, Obama annonce la création d’un centre spécial de la cybernétique qui coordonne la défense de toutes les liaisons informatiques conçu pour résister à une « cyberattaque ». Ce Cyber Security Act donne au gouvernement un contrôle sans précédent sur Internet, avec le pouvoir d’arrêter totalement le trafic et de fermer le réseau ; et l’armée annonce la création d’un « Cybercommand ».
La domination extérieure est à la fois militaire et économique, celles-ci impliquant une présence financière et politique. Maintenir la domination militaire ne suffit pas si l’importance relative des Etats-Unis dans l’économie mondiale (en termes à la fois de production et d’investissements) continue de décliner comme elle l’a fait dans les dernières décennies. Pour l’immédiat, les forces états-uniennes déployées en Afghanistan ont été doublées, passant de 32 000 à 68 000 soldats, alors qu’en Irak, 130 000 militaires ont quitté les villes pour se replier dans des bases maintenues.
La continuité de la politique militaire s’est affirmée par le maintien au secrétariat d’Etat à la défense de Robert Gates ; c’est la première fois dans l’histoire politique qu’un chef du Pentagone du parti d’opposition reste en place. Il doit promouvoir une politique de mutation de l’organisation militaire, afin de l’adapter à la fois aux techniques modernes et aux conditions nouvelles posées par les résistances à la domination américaine mondiale, une politique amorcée sous le règne de Bush. Les moyens de guerre « classiques » sont réduits au profit de « la surveillance, l’espionnage et la reconnaissance », le tout orienté vers les « conflits irréguliers », les « tactiques asymétriques » tant à l’extérieur qu’à l’intérieur du territoire.
Le complexe militaro-industriel reste présent et puissant, mais se voit contraint d’accélérer sa mutation. Les capacités de renforcement de la domination militaire (c’est-à-dire le simple entretien des nombreuses bases militaires dans le monde entier) dépendent à la fois de l’activité économique et de l’acceptation (à défaut de l’adhésion) d’une grande partie de la population à l’idéologie mais surtout aux sacrifices qu’impliquent à la fois le maintien voire le renforcement de l’impérialisme américain et les conditions de vie imposées par le « redressement national ». C’est-à-dire en fin de compte de la « sécurité intérieure » ; c’est celle-ci qui reste l’élément déterminant. Certains ont un langage plus direct, précisant qu’est « exclu pour l’avenir un retour à la situation d’avant la crise » et que l’essentiel reste de faire baisser dramatiquement les conditions de vie de la classe ouvrière (qu’elle s’estime ou non « classe moyenne »).
Il est difficile d’établir ici, tant elle est longue, la liste des mesures rafermissant l’ordre extérieur et intérieur de la domination d’une puissance et d’une classe, dans la suite de l’engagement des Républicains lorsqqu’ils étaient au pouvoir avec Bush. Par exemple, si le camp secret de Guantanamo sera finalement supprimé, ce ne sera qu’au prix d’un transfert des quelque cent prisonniers encore détenus sans procès sur le territoire américain, dans un camp spécial à Springfield (Illinois), qui pourrait tout autant servir pour interner les Américains jugés dangereux. Le 22 février 2010, le Congrès a voté comme un seul homme le renouvellement des dispositions du Patriot Act de Bush, qui donne aux services d’espionnage le plus large contrôle et le droit d’intrusion dans toutes les activités non seulement des citoyens américains, mais contre tout individu, dans le monde entier, jugé dangereux pour la domination américaine ; le 10 avril Obama a ainsi renouvelé le « target killing », c’est-à-dire la couverture légale de l’élimination physique de toute personne considérée comme ennemie des Etats-Unis.
Face à la montée des périls,
une criminalisation tous azimuts
Pour souligner ce rôle de l’armée dans le pouvoir politique, Obama a nommé quatre hauts gradés dans son cabinet particulier. Dans une revue militaire vient d’être publié un rapport écrit par un de ces généraux : « Connaître l’inconnu : chocs stratégiques non conventionnels dans le développement d’une stratégie de défense. »
C’est l’étude d’une crise historique de l’ordre social qui peut requérir l’utilisation des forces armées pour briser des luttes sociales sur le territoire national, luttes provoquées par un effondrement économique imprévu ou la disparition du fonctionnement politique et de l’ordre légal. Un commentateur pouvait évoquer un « mouvement de contestation latent ».
Le responsable de la CIA estimait ainsi, en février 2009, que « l’approfondissement de la crise économique mondiale pose une menace énorme à la sécurité nationale », et il pronostiquait une « violence extrémiste [semblable à celle] des années 1920 et 1930 pouvant entraîner une éruption globale de la lutte de classe et la menace d’une révolution sociale », ajoutant que la crise avait « mis à mal la crédibilité globale du capitalisme américain ». Avant même l’élection d’Obama, des unités spéciales de lutte contre la guérilla avaient été rapatriées pour opérer sur le territoire américain, témoignant d’un manque de confiance dans la Garde nationale basée sur le volontariat des « classes moyennes » locales qui, du fait de la crise, devenaient certainement moins fiables que dans le passé pour une éventuelle répression de troubles sociaux.
Diverses législations répressives « antiterroristes » mises en place sous le règne Bush (dont le Patriot Act) restent une base solide pour une répression à l’échelle fédérale (1). Parallèlement s’érige tout un système de camps de détention dépendant du Pentagone et de l’Intérieur (Homeland Security), visant à la fois les immigrés et toute personne menaçant la sécurité intérieure. Le 5 août a été dévoilée la création de complexes prisons-tribunaux ad hoc dépendant à la fois de l’armée, de la police et de la justice sur le territoire américain – installations civiles sur des bases militaires – pour s’occuper des « terroristes » et ayant un pouvoir de détention illimité sans procès. Ils peuvent être utilisés pour « satisfaire d’autres besoins appropriés selon ce qu’en juge le secrétaire du Homeland Security (2) ».
Ce ne sont pas que des mots ou des projets. Récemment, la CIA a procédé à l’arrestation de 23 membres d’un groupe, « Black Guerilla Family » (Eric Brown et 22 autres), au nom d’un amalgame de trafic de drogue et d’armes, qualifié de « Marast Gang » et décrit comme un groupe militaire supérieurement organisé armé d’une idéologie marxiste et qui cherchait à placer ses membres dans des postes proches de personnages importants dans les sphères d’autorité (patrons, juges, légistes politiciens, etc..), donnant l’apparence d’actions parfaitement légales. Eric Brown est l’auteur d’un livre, The Black Book : Empowering Black Families and Communities. Bien qu’il soit difficile de faire une connexion, ce groupe semble se relier à un groupe « Black Guerilla Family » des années 1970 (Georges Jackson).
A cette répression au niveau fédéral, correspond la montée d’une criminalisation du quotidien au niveau des Etats et des villes. Dans un article du New York Times (9 août 2009), Barbara Ehrenreich signe un article « Est-ce maintenant un crime d’être pauvre ? » Elle cite un grand nombre d’exemples récents relevés dans dix des plus grandes villes des Etats-Unis, montrant que tout devient un délit susceptible de vous conduire en prison : errer, partager de la nourriture en public, mendier, dormir dans la rue (avec une attention spéciale pour les gens de couleur). Elle donne deux exemples parmi des centaines d’autres qui peuvent illustrer la dimension et l’absurdité de cette répression : le premier concerne un invalide de la guerre du Vietnam, qui est arrêté lors d’une descente nocturne dans le refuge où il dort, parce qu’il n’a pas répondu à une inculpation pour avoir dormi dans la rue. Alors qu’il était en prison, il a perdu la priorité d’hébergement dont il bénéficiait pour ce refuge, et il dort de nouveau dans la rue… Le deuxième exemple concerne l’arrestation, hors des heures scolaires, d’élèves soupçonnés de faire l’école buissonnière, ce qui expose les parents à des amendes de plusieurs centaines de dollars. A Los Angeles, plus de 12 000 poursuites ont été engagées pour ce « délit » et les parents préfèrent garder à la maison toute la journée les enfants qui risquent d’arriver en retard à l’école. On pourrait ajouter les tensions causées par les difficultés financières de tous ordres (chômage, subprimes, etc.) qui s’expriment par une augmentation des violences domestiques glissant souvent vers la criminalité.
Les délits institués par les Etats ou les municipalités pour lesquels tout SDF peut être arrêté, déporté ou condamné sont aussi variés que nombreux ou dérisoires ; relevons seulement, dans cet inventaire, qu’il est illégal : – de dormir, s’asseoir ou stocker des effets personnels dans la rue ; – de mendier, solliciter, vagabonder ou faire ses besoins dans un espace public ; – d’édifier toute installation provisoire dans un espace public ce qui entraîne non seulement des poursuites mais sa destruction ; – de partager de la nourriture dans un lieu public – ce qui pénalise les soupes populaires de rue.
Des municipalités ont constitué des équipes spéciales pour la chasse aux SDF Cette criminalisation du quotidien comporte un autre volet qui correspond à la tension sociale globale faite à la fois de l’aggravation des conditions de vie et de cette « chasse aux pauvres et à la pauvreté ». Cette tension sociale fait que les éléments les plus fragiles ou les plus désespérés n’ont plus rien à perdre et recourent à des solutions extrêmes. La répression fait encore plus ressortir l’iniquité du système qui accule à la misère : par exemple, un homme de 48 ans est poursuivi pour avoir volé pour 14 dollars de nourriture ; une jeune femme de 21 ans est poursuivie pour avoir sorti un caddy contenant 154 dollars d’épicerie.
Nous avons dans les autres parties de ce texte évoqué les réactions individuelles (incendie, suicides ou meurtre) à la perte du logement dans la question des « subprimes » ; mais on trouve aujourd’hui une multiplication de telles réactions contre ceux qui personnalisent une autorité quelconque porteuse de ce qui est un drame personnel.
Lorsqu’un contribuable, excédé par une saisie de ses biens par le fisc, loue un avion et le lance contre le siège des services fiscaux à Austin (Texas) le 18 février 2010, ce n’est qu’un exemple limite de nombreuses attaques contre les agents du fisc (3). Une autre source de telles réactions individuelles (qui peuvent se transformer en actions collectives) peut se retrouver dans les multiplications des saisies de revenus pour dettes (4). Lorsque plus de 100 représentants au Congrès doivent tenir une réunion avec la police pour fixer les termes de leur protection contre des menaces de mort de la part des opposants à la réforme du système de santé, ce n’est qu’un aspect extrême de la tension qui sous-tend aujourd’hui les médiations politiques. Dans maints autres domaines, on pourrait trouver des exemples de ce genre (5).
Bien que des actions collectives, notamment contre l’aggravation des conditions de travail ou les restrictions budgétaires des Etats, comme celles des étudiants et enseignants de Californie, restent peu nombreuses et localisées, les manifestations se soldent souvent par quelques affrontements avec la police et des arrestations. A ce stade, il est difficile de prévoir ce que cette répression pourrait devenir si ces protestations prenaient de l’ampleur et si un rapport de forces les amplifiait par la participation d’autres classes, par exemple les chômeurs, la grande masse des travailleurs ou les immigrants (le 23 mars, entre 200 000 et 500 000 d’entre eux ont manifesté à Washington contre une répression accrue et pour la légalisation des quelque 12 millions de sans-papiers). Un nouveau type de revendications est apparu récemment, qui souligne l’ampleur des difficultés des entreprises : celles pour paiement de salaires ou indemnités arriérés (les immigrants sans papiers étant souvent l’objet d’escroqueries à ce sujet) (6).
La crise pose un autre problème, à l’Etat fédéral comme aux Etats : la gestion des prisons. Les Etats-Unis ont le privilège d’avoir la proportion de prisonniers la plus élevée du monde (7,2 millions, soit 25 % des engeôlés de toute la planète, qui ne représentent que 5 % de la population mondiale). Avec la montée sécuritaire intérieure et extérieure, avec le durcissement des mesures anti-immigrés, ce taux ne peut que s’amplifier au moment où les coupes claires dans les budgets forcent à considérer le problème en termes de coût. Les prisons étant, dans certaines régions, le seul employeur – et éventuellement pourvoyeur de main-d’œuvre, ce problème se pose même en d’autres termes. Le chantage californien à la fermeture des prisons et à la libération des prisonniers n’est qu’un moyen de pression sur l’Etat fédéral, mais néanmoins repose au plus haut niveau la question de la politique carcérale.
Les coupes dans le budget des Etats ne sont pas sans incidences sur la pratique même des régimes disciplinaires. Un exemple, la Californie : la surpopulation carcérale y est endémique comme partout dans le monde, et cet Etat connaît le taux de 745 prisonniers pour 100 000 habitants, le plus élevé du monde ; en août 2009, on comptait 145 000 détenus pour 68 000 places ; il est envisagé à la fois de libérer des prisonniers sur parole et de réduire les droits des détenus (moins de visites, pas de rééducation, moins de soins, etc.). Une telle situation n’est pas étrangère à une mutinerie dans le Chino Institute for Men en Californie du Sud qui a duré 12 heures et où la répression a laissé 175 blessés.
Dans 30 Etats, le taux d’incarcération a diminué, non pour des considérations humanitaires ou par changement de politique, mais seulement à cause du coût de la gestion des prisons.
Quelles perspectives
à court et à long terme ?
« Depuis le printemps, quand les craintes d’une apocalypse économique ont commencé à refluer, les prédictions de reprise nous ont traités comme des pâtes alphabet dans la soupe. Des économistes ont suggéré que ça pourrait commencer par la lettreV (forte reprise rapide), ou U (reprise plus lente), ou W (la possibilité d’une rechute) ou, plus alarmant, L (pas de reprise pendant des années. Un ancien secrétaire d’Etat au travail a parlé d’une reprise en X, c’est-à-dire un changement totalement inconnu. » (Atlantic)
« America’s Crumbling Foundation » (Les fondations de l’Amérique tombent en ruines) est le titre d’un article du New York Times (Bob Herbert, 6 juin 2009), qui se réfère pour partie à un article du même journal relevant que la crise des « subprimes » va s’amplifier avec la montée du chômage et la perte consécutive des revenus familiaux (d’après une estimation, plus de la moitié des prêts hypothécaires seraient « défaillants » en 2011 (7). A ce sujet un phénomène semble se développer, dont il est difficile de mesurer l’ampleur mais qui peut perturber sérieusement tout le marché de l’immobilier. Bien que la législation ne soit pas très précise sur ce point et puisse varier suivant les Etats, un débiteur de prêts hypothécaire a la possibilité, si la valeur de son bien a chuté de telle façon qu’elle est largement inférieure à sa dette non remboursée, d’abandonner totalement ce bien immobilier et ainsi d’éteindre sa dette. Mais certains débiteurs utiliseraient cette possibilité, quelle que soit la valeur relative dette-valeur, pour échapper à des remboursements mensuels trop lourds en raison de la chute de leurs revenus. Les banques prêteuses se trouveraient avec une quantité d’immeubles « restitués » mais invendables et des créances irrécouvrables (8).
On assiste à une évolution des mentalités : alors que le « bon citoyen » considérait comme un « devoir » d’assumer le paiement de ses dettes, l’utilisation de telles possibilités reflète un changement d’attitude par rapport au système tout entier.
Le même auteur souligne aussi qu’en raison du manque d’entretien de l’ensemble des infrastructures au nom du libéralisme, leur état est tel que leur réfection serait la première tâche (peut-être impossible) à entreprendre pour éviter que le pays ne devienne une nation de seconde zone (9). Il n’y a guère à changer dans ces lignes écrites fin 2009, si ce n’est que la défaillance dans les prêts hypothécaires s’est étendue des particuliers vers l’immobilier de bureaux ou d’entreprises.
Un article du New York Times (26 juin 2009) relève que les plans basés sur l’idée que la reprise économique entraînera une baisse du chômage pourraient être illusoires. Après avoir rappelé que les entreprises licencient plus de travailleurs qu’il n’est nécessaire et que le nombre des travailleurs à temps partiel a doublé pour atteindre 9 millions (réduisant la moyenne de travail hebdomadaire à 33 heures), l’auteur insiste sur le fait que lors des précédentes reprises économiques, les entreprises avaient embauché de moins en moins. Les raisons qu’il donne à ce phénomène (chute de l’innovation et donc de la création d’entreprises, vieillissement de la population, disparition de la légendaire mobilité du prolétariat américain) ne le convainquent pas d’ailleurs, car il ajoute que ce phénomène est troublant et que le gouvernement n’y peut rien (10).
Un autre aspect de la transformation des relations de travail, est la négligence de plus en plus importante des règles de sécurité notamment dans les professions dangereuses. Le 10 avril une explosion dans une mine de charbon de Virginie occidentale a fait 29 morts ; la sécurité y avait été volontairement réduite, ce qui semble avoir été le cas dans toute la production charbonnière des Etats-Unis, cette production ayant doublé en trente ans avec des effectifs réduits de moitié, de 220 000 à 110 000 travailleurs.
La contraction de l’activité économique aux Etats-Unis peut se mesurer à la chute des échanges avec le reste du monde qui, jusqu’au début de la crise, était en quelque sorte le poumon du pays : au cours du prmier trimestre 2009 les exportations ont chuté de 30 % et les importations de 34 % par rapport au dernier trimestre 2008 ; de mars 2008 à mars 2009, les importations venues du Japon ont diminué de 45,5 % et celles venues de Chine et d’Amérique latine de 20 % à 30 %. Le New York Times du 6 juin 2009 pouvait écrire que les Etats-Unis « s’enfoncent à toute vitesse vers des positions de seconde classe sur toute une série de points importants ».
Il importe de ne pas avoir d’illusions sur le sens des mesures qui peuvent être prises pour tenter non seulement de faire sortir les Etats-Unis de la crise, mais aussi de restaurer la « présence américaine » dans le monde. Comme le dit un commentateur proche du pouvoir : « Une chirurgie drastique du capitalisme n’est pas nécessaire. » Ce qu’un économiste du Financial Times, Martin Wolf, contredisait de manière plus nuancée et plus réaliste : « C’est une très grosse crise économique. Je pense qu’on n’en sortira qu’au prix de beaucoup de fractures partout dans le monde et que bien des gens chercheront à sortir de ce qui est aujourd’hui un modèle qui a échoué. »
Il semble que les plans de relance (environ 25 milliards chaque mois jusque fin 2010) ne répondent pas entièrement à ce qui en est attendu, enlisés qu’ils sont dans les méandres bureaucratiques, les favoritismes politiques et une répartition inégale selon les Etats. Le financement du budget intérieur des Etats-Unis continue à dépendre étroitement de la balance négative du commerce extérieur et de l’achat par les détenteurs étrangers de dollars des bons du Trésor américains, ce qui représente une voie étroite quant aux évolutions des relations extérieures comme de la politique intérieure (11).
Lors du Labor Day (la fête du travail style américain), le 5 septembre 2009, devant 10 000 militants syndicaux réunis par le pique-nique traditionnel et John Sweeney, président de l’AFL-CIO, Obama déclara que « notre plan de redressement marche » et que l’économie « va dans de bonnes directions » (12). Malgré la bonne volonté des dirigeants des syndicats affiliés à l’AFL-CIO pour l’adaptation des relations de travail à la crise, une campagne se développe pour tourner les critères de représentativité des syndicats dans une entreprise. Les Etats adoptent de plus en plus des « open shop laws » qui autorisent les travailleurs à échapper à la syndicalisation dans les entreprises où un syndicat a obtenu la représentativité (closed shop).
Ces bonnes ou mauvaises paroles reflètent les mêmes contradictions dans les estimations de tel ou tel facteur économique. Par exemple, selon la Fed, le chômage devrait décliner en 2010-2011, alors que pour le Congressional Budget Office il devrait continuer à croître en 2010 pour dépasser officiellement les 10 % (13).
Parallèlement à toutes ces déclarations et supputations d’un avenir incertain, sauf dans la répression grandissante contre les résistances ou adaptations marginales à la déchéance sociale, les tendances à la dégradation de la condition sociale de la plus grande partie des Américains continue (14). Le temps n’a pas tari les défaillances des crédits hypothécaires ; les prêts normaux ont remplacé les prêts « hasardeux » (toxiques), la montée du chômage ayant pris le relais de la baisse des revenus. Le nombre de ces défaillances grandit sans cesse, étant passé d’une manière quasi exponentielle de 50 000 par mois en 2005 à 350 000 à la fin du premier semestre 2009 (15). « L’Amérique ne peut pas résoudre les déséquilibres globaux à elle seule. » La solution capitaliste avancée pour sortir les Etats-Unis de la crise consisterait à réduire les importations et à augmenter les exportations ; ce qui supposerait une dévaluation du dollar. Mais c’est la quadrature du cercle car aucun des pays détenteurs de dollars n’est disposé à voir s’amoindrir le montant de cette réserve. D’autre part importer moins et exporter plus signifierait que l’ensemble des pays, essentiellement ces mêmes détenteurs de dollars, accepteraient une restructuration totale de leur économie, orientée pour une large part vers l’exportation, alors qu’ils n’ont aucun intérêt à réduire ce qui reste de leur industrie en achetant des produits made in United States. Ces mesures laissent totalement de côté le problème qui était posé par la crise elle-même, celui de la surproduction, de la baisse du taux de profit et du ralentissement des investissements, les capitaux s’orientant vers des positions spéculatives. Ce qui globalement apparaît comme une conséquence directe de la crise, c’est la baisse du coût du travail qui, aux Etats-Unis, se manifeste déjà par un accroissement de la productivité. Ce même problème qui se pose au capital est mondial et, peu ou prou, tous les Etats s’engagent dans la même voie de faire baisser les coûts de production. C’est là que les résistances de classe et les mesures répressives pour les endiguer deviennent essentielles, car elles joueront sur les restructurations, fixant la redistribution des sites de production et des échanges internationaux. Dans ce domaine les prédictions deviennent hasardeuses. Pour le capital, comme pour nous qui cherchons si ces résistances contiennent un potentiel révolutionnaire, aux Etats-Unis comme ailleurs, l’avenir reste ouvert.
Dans une brochure publiée en 2001 par Echanges, Fragile prospérité, fragile paix sociale, Notes sur les Etats-Unis, notre camarade Curtis Price donnait à son travail une conclusion qui s’impose aussi aux termes de cet exposé : « Il y a deux choses qu’il ne faudrait pas nous faire dire dans la discussion que nous menons sur des événements qui peuvent paraître fragmentés, à peine visibles. L’un serait de prétendre donner l’impression qu’il existe un courant méconnu souterrain, une “lutte de classe cachée” dont on ne saisirait le sens qu’en substituant une certaine vision microscopique à la vision traditionnelle ; ce qui conduirait à une grossière exagération et ne serait pas moins décevant que de nier obstinément qu’il n’y a plus aucune contradiction dans la société américaine. Il serait tout aussi trompeur de dire que la période actuelle n’est pas une période où les travailleurs américains sont généralement sur la défensive… Cependant , dire que la classe ouvrière est sur la défensive, même si cela peut paraître exact, est une réflexion bien superficielle… Ce que l’on appelle les actions individuelles atomisées, qui paraissent être des actes personnels, peuvent être l’articulation d’un processus collectif… En abordant tous ces développements dans leur inévitable complexité et leurs contradictions, leurs évidentes connexions, les chausse-trappes et les blocages sont nombreux. Nous avons besoin de regarder autour de nous et devant nous, nous n’avons besoin “ni de pleurer ni rire, mais comprendre”. »
Une des préoccupations qui se fait jour dans la plupart des commentaires récents sur les conséquences de la crise et de ses ravages concerne l’évolution des mentalités à l’égard des situations réelles, notamment chez les jeunes générations. Une première constatation concerne les modifications dans l’emploi (prédominance des emplois féminins, multiplication du temps partiel, intensification des rythmes de travail). L’accroissement de la productivité industrielle, qui n’est due qu’à un facteur humain et en aucune façon à de nouvelles technologies, ne pourra être que temporaire. Dans le cas d’une reprise, des revendications mettraient fin à ces gains de productivité. Il faudrait alors de nouvelles technologies ou de nouvelles délocalisations. Une reprise réelle non seulement n’entraînerait pas une baisse du chômage mais pourrait l’accroître.
Un article de Newsweek (4 décembre 2009, « The new working class reality ») définit le sort du travailleur américain : « Les ouvriers ne doivent pas espérer que leur carrière reviendra à ce qu’elle était. Les emplois seront moins rémunérés et moins intéressants, au moins jusqu’à la prochaine génération. Les travailleurs licenciés qui trouveront un nouvel emploi subiront une baisse drastique de salaire ; ils n’arriveront qu’après des années, peut-être jamais, à revenir à flot. Il n’y a aucun indice que des secteurs comme le bâtiment ou l’industrie reviendront en force et le style de vie des employés et des cadres moyens sera définitivement modifié. » Cet économiste prévoit d’un côté une croissance des travaux de spécialistes et de l’autre d’emplois sans qualification.
L’incidence de la situation de crise sur la vie aux Etats-Unis est examinée par un article de The Atlantic (mars 2010) « How a new jobless era will transform America » : « Si le chômage persiste plus longtemps, cette période verra des changements dans la vie et le caractère d’une génération de jeunes et d’adultes – et ceux de leurs enfants vraisemblablement. Cela laissera une empreinte indélébile sur la plupart des travailleurs et sur la culture blanche… Bien des villes seront plongées dans une sorte de désespoir et de dysfonctionnement … Finalement il est vraisemblable que cela modèlera notre politique, notre culture et le caractère de notre société pour des années. »
Est-ce la conscience d’une telle situation qui fait que les jeunes de 18-29 ans délaisseraient toute éthique du travail ? C’est ce que constate un article du Washington Post (3 avril 2010), « Working hard or hardly working », qui souligne le développement d’une indifférence quant à la participation à l’œuvre commune du système. On pourrait relier cette attitude à celles que nous avons signalée par rapport à la croyance et au respect des valeurs américaines traditionnelles (propriété, individualisme, respect d’un contrat social). A ce stade, même si la multiplication de telles attitudes prenait effectivement la signification globale d’une contestation sociale, il est difficile de dire si elles se polariseront en une lutte de classe ouverte.
H. S.
NOTES
(1) En juin 2008 une nouvelle législation a autorisé le NSA (National Security Agency) à espionner toutes les communications (téléphone, Internet, etc.) garantissant l’immunité aux firmes qui transmettraient des informations à cet organisme. Cette loi, qui entérinait une situation de fait mais largement pratiquée dans l’illégalité, a été votée par Obama et est bien sûr maintenue et utilisée par lui.
(3) « The Austin airplane suicide, the political crisis in the US » Avant sa mort, le kamikaze avait rédigé une dénonciation très étayée de toutes les tares du système social avec notamment une référence au Manifeste du parti communiste de Marx et Engels. Le gouvernement a fait fermer le site Internet sur lequel cette déclaration était diffusée. Un rapport des services fiscaux américains (International Revenue Services) signale que des menaces et attaques contre les locaux et les fonctionnaires sont relativement fréquents.
(4) « Pay garnishments rise as debtors fall behind » (New York Times, 1er avril 2010) sur la multiplication des saisies arrêts sur salaires, la portion insaisissable étant limitée à 217,50 dollars par semaine.
(5) « Lawmakers targeted for vandalism threat » (Washington Post, mars 2010) et « A new name in American Paranoia : Hataree” (Time, 29 mars 2010).
(6)« The wage thieves » (Washington Post, 17 mars 2010).
(7) « About half of US mortgages seen underwater by 2011 », agence Reuters, 5 août 2009 ; « More families are becoming homeless », The Washington Post, 12 juillet 2009 ; « Troubled mortgages hit record higher . Problems shifts from subprime loans to jobless homeowners » (The Washington Post, 21 août 2009).
(8)« The menace of strategic default »(City, 4 avril 2010), « A business decision »(Financial Times, 23 février 2010).
(9) Une partie du plan de relance devrait être consacré au financement d’une généralisation de l’usage d’internet, ce qui implique notamment le développement d’infrastructures. Ce projet rencontre les réticences de toutes les compagnies du secteur (téléphone, etc…) qui y voient l’amorce d’un contrôle étatique sur leurs activités. (« Major carriers shun broadband stimulus, funds would come with tighter rules », The Washington Post, 14 août 2009.)
(10) « Part-time workers mask unemployment woes » (New York Times, 15 juillet 2009). Un article du Washington Post (« Road to recovery, woman’s path to works ends in rural and job rich North Dakota », 14 août 2009) retrace la galère d’une femme de 63 ans surqualifiée qui finit dans un centre d’appel du Dakota logée dans un mobil home à cent lieues de nulle part.
(11) D’avril à juin, le déficit de la balance commerciale s’est élevé à 82 milliards de dollars, ce qui correspond aux achats de valeurs américaines par l’étranger pendant la même période. Les principaux créanciers des Etats-Unis en août 2009 sont, par ordre d’importance, en milliards de dollars : la Chine (776), le Japon (711), le Royaume-Uni (214), les pays pétroliers (191), les paradis fiscaux des Antilles (190 dans les hedge funds), le Brésil (140), la Russie (120), le Luxembourg (104), Hong Kong (100) et Taïwan (77). Sur plus de 100 millions de bons du Trésor des Etats-Unis achetés par l’étranger en juin 2009, 78 milliards l’ont été par des investisseurs privés et 22 milliards par les Etats étrangers. La dette hypothécaire des « subprimes », dont celle de Fannie Mae, avait alors été épongée de 103 milliards de dollars.
(12) S’il fallait encore une preuve de l’étroite collaboration entre les dirigeants capitalistes et la bureaucratie syndicale des Etats-Unis, précisons que le président de l’AFL-CIO de l’Etat de New York, Denis Hughes, vient d’être nommé, tout en gardant cette fonction, président de la Federal Reserve Bank de cet Etat.
(13) Le décompte des chômeurs est toujours autant sujet à caution. Le décompte mensuel est basé sur 60 000 foyers (qui tourneraient d’un mois sur l’autre) pour une force de travail de 154 millions d’Américains. On décompte comme chômeurs ceux qui ont activement cherché un emploi au cours des quatre semaines précédentes. Un autre décompte – officiel mais non public – inclut ceux qui ne cherchent pas de nouvel emploi et ceux qui travaillent à temps partiel. En juillet 2009, ce taux plus proche de la réalité était de 16,3 %.
(14) « Downturn brings a new face to homelessness. Charities see more women, families » (The Washington Post, 15 août 2009) ; « Out of cash and force to dig deep » (The Washington Post).
(15) « Foreclosures rise with unemployment rate » (The Washington Post août 2009).