Une tribune parue le 6 août 2010 dans les pages Rebonds de « Libération », sous la plume du philosophe Jean-Claude Monod montre bien la communion idéologique profonde qui existe entre la droite et la gauche sur les questions de l’identité nationale.
Et ce n’est pas le fait de réclamer la fin du débat (« L’identité nationale, un chantier qui doit rester inachevé » est en effet le titre de cet article), ou la dissolution du Ministère de l’immigration, de l’intégration et de l’identité nationale, ni les citations de Ricoeur ou de Derrida (« mêmeté », « ipséité », « Soi-même comme un autre », « self » et autres expressions ou concepts qui ne sont qu’un rideau de fumée pour cacher une adhésion politique au nationalisme, au patriotisme ou au citoyennisme gaulois – idéologies grosso modo équivalentes même si le citoyennisme est plus à la mode à gauche), qui pourront contrebalancer le panégyrique que dresse cet intellectuel à propos de l’idée de nation qu’il propose de conserver : « Se choisir des symboles, se raconter son passé, mettre en avant des idéaux et des personnages auxquels les citoyens puissent s’identifier font partie du travail sur soi des sociétés ».
L’expression chic et psy de « travail sur soi » dissimule mal à quoi sert ce prétendu « travail » : à renforcer le pouvoir de l’Etat national, à la fois sur sa population "autochtone" ou "de souche", et contre les Etats, voisins ou lointains, rivaux sur le plan géopolitique ou économique. À renforcer la peur et le ressentiment contre « l’Autre » , terme creux que l’on retrouve partout, des textes de l’ONU aux publications du moindre sociologue ou philosophe de gauche, quand ce n’est pas d’extrême gauche.
Et notre penseur de louer les vertus d’une « identification positive à la France, faute de quoi les conditions minimales d’une intégration (1) des nouvelles populations immigrées ne seraient pas remplies ».
Monod prend ici l’effet pour la cause et brandit l’épouvantail mité de la prétendue mauvaise intégration des « immigrés » : c’est parce que l’Etat français depuis plus de cent ans a régulièrement pris - lors de chaque crise économique, politique ou sociale importante - les « étrangers » présents sur son sol comme boucs émissaires des frustrations populaires, comme individus devant sans cesse prouver qu’ils ne forment pas une Cinquième Colonne (2), hier au service de l’Allemagne, aujourd’hui au service de l’Islam ou du terroriste djihadiste, que les « populations immigrées » et leurs enfants, et petits-enfants, ont pu et peuvent encore souvent se sentir des « aliens », (un terme anglais dont le double sens est pour un francophone fort parlant : étranger et individu bizarre venu d’une autre planète) des gens qui ne sont que « tolérés » dans la patrie "des droits de l’homme » et de la « Résistance », expressions dont se gargarise notre philosophe sans le moindre esprit critique.
Y.C., 5 août 2010
(À paraître dans la revue « Ni patrie ni frontières »)
1. Nous n’avons aucune sympathie pour les Indigènes de la République et le PIR (ne rigolez pas, c’est le nom - prédestiné - de leur parti) mais quand on lit ce genre de propos sous la plume d’un intello, qui de surcroît a co-organisé en 2005 un colloque avec Patrick Weil intitulé "Migrations, religions et sécularisation, L’impact des migrations sur les modèles nationaux") on a envie de reprendre un des slogans des Indigènes : "Va te faire intégrer" !
2. La récente affaire Anelka l’a encore montré, cf. notre article sur ce site : « Affaire » Anelka : médias et politiques nous refont le coup de la Cinquième Colonne 1509. Pour un texte plus détaillé sur le soubassement historique et politique des débats sur l’identité nationale on pourra lire aussi : " L’identité nationale : un mythe rance et dangereux. Une vieille question jamais réglée à gauche" 1410 et aussi les articles 1176, 1407 1409 et 1416 sur ce site.
Post-sciptum du 8 août 2010 :
Pour ceux que l’expression "incapacité congénitale" choquerait, je ne peux que conseiller la lecture de "La question post-coloniale" (Fayard 2010) d’Yves Lacoste. Dans ce livre particulièrement subtil, où l’auteur nous incite à réfléchir (et non simplement à nous émouvoir) face à l’histoire concrète et diverse des migrations (et notamment à se demander pourquoi tant d’ex-colonisés qui ont combattu, les armes à la main, l’armée française sont venus vivre en France après la guerre d’Algérie et surtout y sont restés et y ont fondé une famille) ; où il pointe avec brio les insuffisances théoriques flagrantes des "études post-coloniales" anglo-saxonnes ou françaises et de leur sous-produit politique français indigent - l’idéologie des Indigènes de la République -, il trouve pourtant le moyen de nous livrer des réflexions qui auraient davantage leur place sous la plume d’un journaliste ignorant et peu scrupuleux, que sous celle d’un historien prudent et voyant un peu plus loin que l’horizon de sa feuille de paie mensuelle.
En effet, il pense que les jeunes de la "seconde ou de la troisième génération" seraient tellement influencés par le conflit israélo-palestinien, les leçons d’histoire anticolonialiste des profs des collèges, voire par les thèmes que propagent les Indigènes et quelques intellos en quête de chaires dans l’Université, qu’ils pourraient demain se tourner vers l’islamo-terrorisme.
Il est étonnant qu’un historien qui sait brillamment raisonner dans la longue durée, pour sortir des étouffants et stériles débats historiques franco-français, se trouve prisonnier de faits divers d’importance secondaire, comme le fait que quelques centaines de jeunes aient sifflé le drapeau français lors de matches de football.
Il est étonnant qu’un historien sérieux puisse écrire "A l’époque où la nation était menacée par l’ennemi (...) le problème de l’immigration ne se posait guère", alors que toute l’histoire de la Troisième République (qui a coïncidé avec les deux guerres mondiales) est jalonnée de lois, de circulaires et de discussions politiques et parlementaires autour du prétendu "problème" de l’immigration.
Lacoste reconnaît très honnêtement avoir appartenu au parti stalinien français, le PCF. Il en a malheureusement gardé (outre une obsession anti-trotskyste assez ridicule quand il parle du rôle des trotskystes dans la création des Indigènes de la République - s’il avait regardé la liste des 300 premiers signataires attentivement il aurait remarqué les noms d’un bon paquet de ses ex-camarades du PCF) une incapacité de raisonner autrement que dans le cadre des Etats-nations, "ethniquement" homogènes, où l’on se retrouve entre soi, entre gens qui parlent la même langue, vivent sur le même territoire. On se demande d’ailleurs ce qu’écrirait M. Lacoste s’il vivait aux Etats-Unis... Sans doute croirait-il comme Huntington que la nation américaine est en déclin (déclin inexorable pour tout empire selon M. Huntington) puisqu’elle n’est plus guidée par les valeurs des Blancs, anglosaxons, protestants ?
Il est dommage qu’un historien possédant d’aussi vastes connaissances ne soit pas capable d’imaginer d’autre perspective, d’autre "représentation" pour reprendre une expression qu’il emploie souvent dans son livre, pour l’humanité que l’enfermement dans des Etats-nations qui sont de véritables prisons pour leurs habitants, et surtout, comme il l’écrit lui-même, qui préparent leurs peuples à la guerre - économique, sociale, écologique voire nucléaire contre d’autres Etats.
Sa définition de la nation est en effet sans équivoque : "La nation est une représentation géopolitique, c’est-à-dire qu’elle implique des rivalités de pouvoirs sur du territoire, car il n’y a pas de nation sans volonté d’indépendance contre de possibles adversaires"...
Pour ce qui nous concerne, nos adversaires ne sont pas les autres peuples, les autres nationalités (une idée que Lacoste rappelle pourtant lui-même dans son ouvrage, quand il explique que "les Français" ne sont pas collectivement responsables de la colonisation ou de l’esclavage, et qu’il faut incriminer les élites politiques et économiques de l’époque), mais les classes dirigeantes qui se trouvent à la tête des Etats, qu’ils soient des Etats-nations ethniquement homogènes, des fédérations, ou des empires....