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La grève du RER A (décembre 2009)

lundi 1er février 2010

La détermination montrée par quelque 500 travailleurs pendant ces quelque vingt jours de grève quasi unanime doit être reliée, non à la revendication d’une prime qui paraît bien peu de chose, mais aux conditions detravail et aux carences du système, et au-delà à l’ensemble de la situation causée par la crise

Lors de la restructuration urbanistique de la région parisienne, mise en œuvre dans les années 1960, fut établi un nouveau réseau ferroviaire – le Réseau Express Régional (RER) – conçu pour desservir les nouveaux développements urbains (baptisé « villes nouvelles ») qui, pour une bonne part utilisait les axes existants de la SNCF et de la RATP. Deux de ces lignes nouvelles traversaient Paris, l’une de l’Est à l’Ouest (RER A), costruite entre 1961 et 1977, l’autre du Sud au Nord (RER B). La première station, celle de Nation, a été inaugurée le 12 décembre 1969 (c’est alors qu’est apparu le nom de RER). C’était il y a quarante ans : les réalités économiques et sociales n’ont pas suivi les prévisions des planificateurs. Alors qu’à cette époque une bonne partie de l’activité économique de la région parisienne était concentrée dans Paris (administrations centrales d’Etat et d’entreprises, banques et assurances) ou en banlieue très proche (automobile, métallurgie, chimie), aujourd’hui, toute cette concentration a pratiquement disparu, entraînant un bouleversement des déplacements quotidiens de la force de travail concernée.

Ces déplacements quotidiens étaient à cette époque relativement simples : soit les travailleurs se logeaient dans la proximité du lieu de travail, soit ils y avaient accès en un temps limité par l’utilisation d’un réseau de transport centralisé. Lors des transferts de lieux de travail du centre vers la périphérie parisienne (notamment pour les emplois de bureaux), la spéculation immobilière qui a caractérisé cette période et d’autres problèmes personnels (ceux des familles par exemple) ont freiné sinon interdit les possibilités de changement de domicile pour se rapprocher du nouveau lieu de travail, de sorte que les trajets quotidiens de banlieue à banlieue sont devenus la règle pour beaucoup de travailleurs. En particulier, l’énorme développement du secteur de bureaux de La Défense à l’ouest de Paris a fait, entre autres, du RER A un des axes essentiels de permutation de la force de travail de la région parisienne : plus d’un million de travailleurs l’empruntent chaque jour.

Outre un tronçon central dans Paris (centralisation oblige, il y croise d’autres lignes du RER), le RER A, empruntant d’anciennes lignes de chemin de fer, a cinq branches terminales. Ses rames doivent circuler aux heures de pointe à la cadence d’un train par minute. Une cadence qui pourrait être tenue, d’une part si la fréquentation de la ligne restait celle d’il y a quarante ans, d’autre part si les matériels étaient parfaitement entretenus et si les effectifs étaient suffisants pour parer à toute défaillance matérielle ou humaine.

Incidents, frustrations, malaise

Avec les mutations économiques et sociales directement répercutées sur le trafic, des adaptations sont devenues nécessaires, tant en ce qui concerne le matériel que l’exploitation de la force de travail. Si ces adaptations ne sont pas réalisées ou si elles ne font l’objet que de mesures de replâtrage, il se développe une situation latente d’incidents mineurs mais récurrents, de frustrations diffuses qui seules peuvent expliquer les caractères de certaines réactions tant des travailleurs que des utilisateurs. Par ses caractères, la grève du RER A –à l’appel de six syndicats de la RATP, les conducteurs ont cessé le travail du jeudi 10 au samedi 26 décembre 2009 –, bien qu’apparemment elle ne diffère pas de bien d’autres grèves, témoigne du décalage et de l’inadaptation des structures du système, du malaise diffus qui en découle, une situation commune à bien d’autres secteurs et qui pourrait être porteuse de certains dépassements. Il suffit de lire les témoignages tant des utilisateurs que des agents de conduite pour se rendre compte que dans le détail les plaintes des uns et des autres sont souvent convergentes :

- la ligne A du RER est exploitée conjointement par la RATP et la SNCF, ce qui signifie que quatre types de matériels différents peuvent être utilisés alternativement. Le trafic a augmenté de plus de 20 % en dix ans et c’est une des lignes les plus fréquentées du monde. Les trains surchargés connaissent une multiplication des incidents techniques ou concernant les voyageurs. Pour les conducteurs, cela signifie une dégradation permanente des conditions de travail : d’un côté un récent « plan d’entreprise » exigerait d’eux « d’importants efforts de productivité », de l’autre le climat social global dû à la crise a fait monter d’un degré les tensions sociales qui, dans les incidents dus à l’accroissement du trafic, se polarisent souvent sur les agents de conduite ;

- les témoignages des « usagers » sont innombrables sur l’accroissement du temps passé sur le même trajet au cours des années et la récurrence des incidents surprises qui compliquent encore plus la vie quotidienne de tout travailleur banlieusard par force. L’un d’eux résumait bien ce quotidien : « Pour moi, usager du RER A deux fois 300 jours dans l’année, les grèves sont moins un problème que les nombreux retards voire annulations de trains que je subis, liés à la dégradation des transports SNCF et conséquence, certainement, du manque d’investissements et de la privatisation de l’entretien. »

Regroupant les quelque 520 conducteurs du RER A, les assemblées se tiennent dans quatre garages terminaux de chaque branche : Torcy, La Varenne, Rueil, Nanterre. La grève est lancée le 10 décembre 2009 par l’ensemble des syndicats de conducteurs de la ligne. Elle est reconduite régulièrement par ces assemblées séparées de dépôts-garages. C’est l’organisation classique de ces grèves mais souvent, dans des conflits ponctuels (relativement fréquents sur toutes les lignes du RER), ce sont seulement quelques syndicats voire un seul qui appelle à une grève qui ne fait nullement l’unanimité et ne dure pas. On peut donc penser que l’unanimité syndicale se fait parce que la pression de la base des conducteurs est suffisamment forte pour contraindre les organisations à refléter une unanimité qui va s’exprimer dans le fait que la grève regroupe dès le départ 98 % des conducteurs de la ligne. Un leader syndical CGT déclarera à la presse qu’il n’avait jamais pensé à « un tel niveau de mobilisation ». Mais si cette volonté de base, qui s’exprimera également dans la durée de la grève, est déterminante, elle reste dans le cadre de cet encadrement syndical qui, de toute évidence, jouera contre la grève lorsque les appareils trouveront qu’elle dure trop longtemps.

Une autre question peut aussi se poser quant à ce décalage entre la volonté de base et les revendications posées par le cartel syndical. Alors que de toute évidence, le conflit est beaucoup plus profond qu’une revendication de salaire, la grève semble se polariser uniquement sur une question de prime mensuelle comme si le ras-le-bol des conditions d’exploitation pouvait se compenser par quelque dizaines d’euros : on accepte tout pourvu que vous payiez. On peut comparer ce fait à ce qui a pu être constaté dans nombre d’autres conflits où la contestation des décisions (souvent la fermeture de l’entreprise) ne se traduisait qu’en une demande d’argent. Et rien au-delà. C’est d’ailleurs sur ce seul point d’une revendication de prime que tout le poids des médias se concentra pour discréditer la grève. Le fait est que la situation très particulière des conducteurs pouvait, habilement manipulée, conduire à plus qu’une rupture de solidarité, à une hostilité marquée contre ces « privilégiés » : il n’y a pas que la presse de droite qui reprit le thème d’un schéma tronqué de ces travailleurs qui ne conduisaient que 2 h 50 chaque jour pour un salaire allant jusqu’à 3 000 euros mensuels et qui bloquaient d’autres travailleurs pour une prime dérisoire. En fait, les conducteurs du RER A, outre la spécialisation que nous avons évoquée et qui requiert une formation spéciale travaillent 5 jours sur 7, souvent les week-ends ou jours fériés, avec un horaire de 6 h 30 dont 4 heures13 sur un train (2 h 50 de conduite de voyageurs, le reste dans la sortie ou l’entrée dans les garages, l’entretien, les contrôles, etc.) et ce qui reste de rapports, discussions sur les incidents, etc. (chiffres donnés par un communiqué de la Cour des comptes du 16 décembre 2009). Bien sûr, ces chiffres ne donnent pas la mesure exacte des contraintes des conditions de travail et de leur incidence sur la vie des conducteurs : embauche qui peut être à 4 h 20 du matin et fin de service qui peut être à 1 h 45 la nuit, des retards en fin de service qui peuvent aller de dix minutes à plus d’une heure. Si les salaires peuvent s’étaler entre 2 000 et 3 000 euros mensuels brut sur 13 mois (primes de 400 à 600 euros comprises dont une partie variable), ceux-ci sont inférieurs à ce montant au début et dépendent pour une part de l’ancienneté. En regard de la revendication apparemment centrale de la grève d’une prime mensuelle de 150 euros (dont 30 variables), la direction offrit rapidement une prime mensuelle de 80 euros variable « en fonction de la régularité sur la ligne A », ce qui, plus que le montant, était une sorte d’insulte vu les raisons des irrégularités de service sur la ligne.

Si la grève, pratiquement jusqu’à la fin à la veille de Noël, resta déterminée malgré cet objectif qui pouvait paraître dérisoire, ce fut malgré la mise en place d’un service minimum très réduit assuré pour l’essentiel par les cadres. On peut penser à ce qui aurait pu être fait (et fut fait en d’autres circonstances dans des situations identiques en France ou dans le monde) pour rendre la grève plus efficace et établir un rapport de forces différent. Mais là aussi, il n’y eut aucune tentative au-delà de cette détermination de prolonger la grève : en vain puisque le 26 décembre, avec les manipulations habituelles de votes séparés dépôt par dépôt, le travail dut reprendre sans autre chose que cette prime de « régularité » et la promesse d’une révision des tableaux de service en 2010.

Malgré sa forme et ses limites très traditionnelles, la détermination montrée par quelque 500 travailleurs pendant ces quelque vingt jours de grève quasi unanime doit être reliée, non à la revendication qui paraît bien peu de chose eu égard à cette détermination, mais à l’ensemble de la situation causée par la crise en France (et ailleurs). Ce que nous venons de décrire pour le cas particulier du RER A n’est que la conséquence d’une impossibilité pour le capital, dans cette période de crise, de répondre et de résoudre des problèmes dont la solution est pourtant absolument nécessaire à son fonctionnement. Les carences de fonctionnement sont le produit à la fois d’une lente dégradation et d’une inadéquation à l’évolution du système lui-même et les soubresauts sociaux qui en résultent n’en sont que la conséquence. Cette impossibilité fait que même les revendications qui ne pouvaient que favoriser ce bon fonctionnement et contribuer ainsi au maintien de la paix sociale restent sans réponse car il n’y a pas de réponse possible : ce n’est pas tant l’obstination du côté patronal et gouvernemental qui est en cause mais le fait qu’ils n’ont pas, dans la situation présente, les moyens d’y répondre, sans mettre encore plus en cause un équilibre très précaire.

Le « malaise » et le « mécontentement » tant pour les conducteurs que pour les usagers du RER A, c’est celui de l’ensemble des travailleurs qui, même s’ils agissent ponctuellement comme dans cet exemple, ne font, s’ils restent dans les routines, que renforcer encore ce sentiment d’impuissance devant la lente dégradation de leurs conditions de travail et de vie. C’est la conscience de cette impuissance des moyens de lutte ou de médiation traditionnels qui les amènera à tenter autre chose hors des sentiers battus ; mais eux seuls en ont les clés et en trouveront les voies.