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Grande-Bretagne. Grève sauvage à Heathrow

mardi 20 avril 2004

Le vendredi 18 juillet 2003 au soir, c’est les vacances scolaires. Dans l’aéroport londonien, alors que commence un week-end d’importants départs, une grève inattendue éclate. Pendant trois jours, c’est le chaos. Plus de 500 vols doivent être annulés, plus de 100 000 passagers restent bloqués

Nous ne traiterons dans cet article que de la grève sauvage d’une catégorie de travailleurs (les préposés au contrôle des billets et à l’enregistrement des passagers et des bagages) de British Airways. Nous devons pourtant souligner qu’elle est assez représentative d’une foule de "petits conflits ", légaux ou illégaux, qui depuis des années jalonnent les résistances de toutes sortes de travailleurs à une austérité dont les connaisseurs de la vie britannique peuvent voir les effets dans tous les domaines. Le texte qui suit cet article (page 9), bien qu’écrit pour répondre à des questions sur les manifestations anti-guerre, donne quand même l’arrière-plan des conditions sociales en Grande-Bretagne et de l’utilisation de la guerre d’Irak pour tenter d’imposer, au nom du patriotisme et des prétendus dangers du terrorisme, un renforcement à la fois de cette autorité et du contrôle social.

Contrairement à ce que prétendent les médias, la Grande-Bretagne, à l’instar des autres pays industrialisés, subit de plein fouet la crise économique et ses conséquences sociales ; pour ne citer que quelques chiffres concernant l’année 2002, la croissance du PIB est au plus bas depuis 1992 (sans compter que figurerait, dans cette évaluation du PIB, et pour plus de moitié, les rentrées bancaires de remboursements de crédits immobiliers, ce qui ne correspond en fait à aucune production de valeur) et le déficit public au plus haut depuis 1975. Les créations d’emplois concernent pour les deux tiers le secteur public, qui emploie actuellement un travailleur sur quatre, les emplois industriels ne cessant de se réduire ; les investissements n’ont jamais été aussi faibles depuis 1975, ayant diminué de 10 % ; les délocalisations sévissent notamment dans les services ; le système de pensions (retraites) des grandes sociétés touchant 9 millions de travailleurs est en ruine, etc. Nous pourrions allonger cette liste, mais nous reviendrons sur cet arrière-plan économique qui est la clé des orientations politiques actuelles de la Grande-Bretagne.

Heathrow est le principal aéroport de Grande-Bretagne et d’Europe, d’une certaine façon le fief de la compagnie aérienne britannique British Airways (BA). Dopée par la politique sociale agressive des conservateurs sous Margaret Thatcher (Premier ministre de 1979 à 1990) et cherchant, au prix de pratiques souvent douteuses, à assurer sa suprématie, British Airways a fini par donner, ces dernières années, une place prééminente dans son trafic international aux vols à travers l’Atlantique. De ce fait elle a subi de plein fouet, plus que toute autre compagnie européenne, et à l’instar des compagnies américaines, les conséquences de l’attentat du 11 septembre 2001 ; cette crise spécifique a renforcé les conséquences de la crise économique qui était déjà là ; s’y est ajouté la chute du trafic aérien vers l’Asie, spécialement vers Hong Kong, due à la crainte de l’épidémie de SARS.

D’autre part, la liberté totale des prix, que BA avait prônée et pratiquée pour couler ses concurrents, s’est retournée récemment contre elle : les compagnies à bas coût (low cost) britanniques ou irlandaises ont écrémé récemment tout le trafic intérieur et européen (alors que ce dernier était déjà touché par la concurrence d’Eurostar pour la France et le Benelux).

13 000 emplois supprimés en deux ans

BA n’a pu endiguer ces avatars et cette concurrence que par les habituelles restructurations, réalisées bien sûr aux dépens des travailleurs de tous ordres. Elle a pu d’autant plus imposer des conditions drastiques que la situation intérieure de la Grande-Bretagne exerce une pression constante sur l’ensemble des travailleurs.

Ce programme de restructuration a été engagé il y a deux ans ; il a abouti à la suppression, entre août 2001 et septembre 2003, de 13 000 emplois (son exécution a même été avancée de six mois) (23 % des effectifs d’alors) ; l’effectif a été ainsi ramené à 47 000 travailleurs, mais il se trouve parmi eux tant de salariés à temps partiel qu’il est parfois difficile de former des équipes ; il est même arrivé que certains vols se voient transférés vers des charters ou vers d’autres compagnies, en raison de l’impossibilité de former des équipages. Récemment, la première classe a dû être fermée pendant dix jours pour les mêmes raisons. De plus - tension trop forte ou forme de grève ? -, BA connaît depuis quelque temps un accroissement extraordinaire des congés maladie (une pratique déjà utilisée dans les compagnies aériennes ou les contrôleurs aériens d’autres pays pour tourner les interdictions de grève).

Préliminaires

Poursuivant sa politique d’austérité, BA veut introduire la flexibilité totale du travail, accompagnée d’une annualisation du temps de travail. La pièce principale pour l’application de ce système est une carte électronique (swipe-card) qui doit, en principe, permettre au travailleur de faire enregistrer son arrivée et son départ, le tout contrôlé par l’ordinateur central et sans doute aussi par des mouchards préposés à relever les infractions. La direction, qui souhaitait introduire cette carte au début de l’été, prétend que ce n’est là que la mise en Ïuvre d’une pratique en cours depuis des années dans beaucoup d’entreprises ; elle prétend aussi, à mots couverts, que cette carte va mettre un terme à toutes les petites fraudes touchant des complicités tolérées chez les travailleurs - comme de se " remplacer " les uns les autres - pour leur permettre de faire face aux problèmes de la vie quotidienne (par exemple le pointage les uns pour les autres, certains cessant le travail à 16 heures - il fut " révélé " notamment que les trois quarts des emplois hors pilotes et mécaniciens étaient tenus par des femmes, souvent à temps partiel, et que ces pratiques leur permettait d’adapter les nécessités du travail à celles de leur vie).

Les projets restaient pourtant si vagues qu’il y avait lieu de craindre tout autre chose. En particulier, des rumeurs laissaient croire que BA pourrait, de façon impromptue, suspendre à sa seule volonté le temps de travail ou le requérir, ou l’étendre selon ses besoins immédiats pour adapter au plus près l’utilisation optimale de la force de travail strictement quand elle serait utilisable ; par exemple, le renvoi à domicile pendant les " heures creuses " que l’on devrait " rendre " à BA si elle le demandait, ainsi que d’autres changements dans les pratiques de travail.

Dans la précipitation, la carte électronique devait être introduite le mardi 22 juillet. Les syndicats (TGWU, GMB et Amicus) eurent des entretiens avec la direction le jeudi 17, pour tenter d’obtenir des éclaircissements, et ils revinrent le vendredi 18 au matin faire aux travailleurs concernés un rapport entièrement négatif de ces palabres.

Au terminal 1, après la pause de l’après-midi...

Or le 18 juillet au soir est une date importante dans la vie sociale : c’est le début des vacances scolaires pour toutes les disciplines ; c’est donc, pour le transport aérien, le début d’un week-end particulièrement chargé. On ne sait pas comment la grève fut décidée, sinon qu’elle fut décidée par la base et non par les représentants syndicaux, qui s’empressèrent d’ailleurs, une fois qu’elle eut éclaté, de préciser haut et fort qu’ils n’avaient nullement appelé à cesser le travail (ce sont pourtant eux qui se trouveront chargés de trouver une " solution " avec la direction de British Airways.

Ce que l’on sait, c’est qu’environ 250 travailleurs du terminal 1, préposés au contrôle des billets et à l’enregistrement des passagers et des bagages, ne reprennent pas leur poste après la pause journalière de l’après-midi ; et que bientôt, toute activité cesse dans ce terminal et que cet arrêt s’étend aux autres.

La grève sauvage et totalement " illégale " prend BA au dépourvu. La dernière grève, qui concernait les hôtesses de l’air, remonte à 1997 ; apparemment, les ausculteurs des relations de travail (patronaux et syndicaux) n’avaient nullement décelé une tension quelconque. A Heathrow, c’est le chaos total, plus de 500 vols doivent être annulés. Plus de 100 000 passagers seront ainsi bloqués pendant trois jours. La direction en est réduite à lancer des proclamation par les médias, y compris par des annonces dans le métro de Londres pour dissuader les voyageurs de se rendre à Heathrow.

La grève durera en fait trois jours, le travail reprenant progressivement à partir du dimanche soir 20 juillet avec l’annonce que des pourparlers syndicats-direction vont s’ouvrir le lundi 21. Mais le chaos durera quatre jours et les conséquences vont se prolonger pendant une dizaine de jours (le 28, il y aura encore plus de 10 000 bagages en rade).

L’accord du 22 juillet

La " réunion de crise " n’est pas à proprement parler prévue pour résoudre le problème, mais plus simplement pour mettre fin à la grève. Le mardi 22 un accord est conclu qui apparemment donne, plus ou moins satisfaction aux grévistes, car la grève ne reprend pas ; on ne sait pas s’il leur a été soumis pour avis. La mise en route de la carte électronique est reportée au 1er septembre (c’est-à-dire hors de la période d’été), ce qui signifie en même temps que les représentants syndicaux l’ont acceptée ; mais BA s’est engagée à ne pas l’utiliser pour une réorganisation des équipes, ce qui laisse croire que les craintes des travailleurs ont été écartées - pour l’instant peut-être. D’autre part, des pourparlers pour une augmentation des salaires vont être engagés, les syndicats avançant le chiffre de 3 % - chiffre déjà promis en janvier 2003 et jamais appliqué. D’autre part, on ne sait trop ce qui adviendra pour d’autres catégories de travailleurs de BA, car les mécaniciens chargés de la maintenance menacent à leur tour de se mettre en grève sur les conditions d’application de la carte électronique qui doit aussi leur être attribuée.

La leçon de cette grève doit être vue sur deux plans : - eu égard à l’arsenal législatif anti-grève et notamment anti-grève sauvage, on voit que l’action résolue et unie des travailleurs permet de le balayer et que les sanctions prévues se révèlent totalement inopérantes. Le rôle des syndicats se résume à celui de suivistes du conflit et d’intermédiaires pour résoudre avec la direction ce qui leur a totalement échappé. Vu le secteur dans lequel la grève a eu lieu et le moment particulièrement bien choisi, ce conflit et surtout la manière dont il s’est déroulé ont fait l’objet d’une énorme médiatisation qui a même largement dépassé les limites du Royaume-Uni. Une telle forme de grève peut se trouver valable et efficace dans tout pays tentant d’élaborer une législation destinée, au besoin avec des sanctions, à prévenir une grève notamment dans des secteurs considérés comme vitaux ;

- le lieu et le moment choisi pour cette grève sauvage montrent que des secteurs (plus importants qu’on ne pense) sont particulièrement vulnérables et donnent une force particulière à des travailleurs souvent considérés comme ayant peu de pouvoir. Cela fait ressortir d’une part la vulnérabilité de plus en plus grande du système capitaliste et d’autre part l’intérêt qu’il y a pour de nombreux travailleurs à regarder de plus près leur pouvoir de nuisance pour le système (souvent sur des détails) et la force qui en découle. La leçon a dû être comprise par les travailleurs de l’aéroport de Newcastle (dans le nord de l’Angleterre) employés par la compagnie Groundstar. Les conditions de travail assez difficiles expliquent un énorme turn over. Alors que le boycottage des heures supplémentaires pour des revendications de salaires tombaient dans l’oreille d’un sourd, il a suffi d’une menace de grève un week-end pour que la direction accepte, le 19 août, d’accorder les augmentations revendiquées.


Annexe 1

Le droit de grève au Royaume-Uni

Succinctement, on doit rappeler qu’au Royaume-Uni la grève est strictement réglementée par la loi (depuis l’ère Thatcher, mais les travaillistes qui ont succédé aux conservateurs n’y ont pratiquement rien changé) : une grève ne peut être déclenchée que pour des questions touchant les relations des travailleurs d’une société avec leur employeur (ce qui exclut toute grève de solidarité ou même toute grève de travailleurs oeuvrant en commun pour la même firme mais chez des sous-traitants juridiquement différents) ; elle doit être exactement définie, doit faire l’objet d’un vote majoritaire à bulletins secrets et ne fait que donner mandat au syndicat de la déclencher, de la reporter ou de la stopper. Les seules réformes du gouvernement travailliste de Tony Blair ont consisté d’une part à permettre à un gréviste d’obtenir une indemnisation de son employeur si celui-ci le sanctionne pour sa participation à la grève (mais seulement dans le cas où la grève était légale), d’autre part à accorder la représentation exclusive d’un syndicat dans une entreprise (soit par un vote majoritaire des travailleurs, soit pas un accord direct de l’employeur avec un syndicat sans l’accord des travailleurs) (1).

Toute grève déclenchée sans respecter une seule de ces obligations est illégale et peut donner lieu à des poursuites notamment contre le syndicat qui non seulement aurait déclenché une telle grève mais qui soutiendrait une grève illégale dite aussi " sauvage " (wildcat strike) (2). C’est ainsi que l’on voit fréquemment les grèves sauvages désavouées par le syndicat pour éviter des poursuites (3). Bien sûr le sort de ces conflits est réglé par le rapport de forces : par exemple, on a pu voir dans les postes les sanctions prises localement contre des grévistes " sauvages " déclencher une nouvelle grève sauvage qui, faisant tache d’huile, menaçait d’être générale dans la région sinon dans le pays : les sanctions devaient rapidement être annulées.

(1) Ce système consistant à donner à un seul syndicat la représentativité dans une entreprise ou même une seule usine d’une firme est le décalque de ce qui se pratique aux Etats-Unis ; mais alors que là, il faut un vote de plus de 50 % des travailleurs de l’unité de travail pour obtenir une représentation syndicale, il est aussi possible au Royaume-Uni d’acquérir cette représentativité par un accord direct entre les directions patronales et syndicales, sans l’accord des travailleurs concernés. Ce qui ouvre la voie à bien des manipulations et a déjà été source de conflits lors de l’éviction, par cette procédure, de syndicats jugés trop combatifs.

(2) Dans les années 1980, il y eut effectivement plusieurs cas (notamment au cours de la célèbre grève des mineurs de 1984-1985) où des syndicats nationaux firent l’objet de lourdes condamnations (et virent la séquestration totale de leurs fonds) pour avoir enfreint les lois réglementant les grèves. Depuis cette époque, aucun syndicat ne s’est risqué à lancer une grève " illégale ".

(3) On a pu voir assez fréquemment, notamment dans les postes, le syndicat désavouer les grèves sauvages locales, bien que le rapport de forces ne permît pas aux directions d’appliquer une sanction quelconque aux grévistes. On a vu aussi des syndicats condamnés par la justice pour une sorte de complicité passive, parce qu’ils n’avaient pas tout fait pour se " faire obéir " de leurs délégués et membres, et les empêcher de se lancer dans une grève illégale.


Annexe 2

Chemins de fer : la leçon des privatisations

" Libéralisation et privatisation des chemins de fer. La leçon anglaise " : ce bref article bien documenté recense les problèmes soulevés depuis le démantèlement de British Rail en 1993 et son éclatement en plus de 100 sociétés distinctes ; la conclusione est " la menace d’un rebasculement sur le tout-public est sous-jacent " (La Lettre de confrontations européenne, avril-mai 2003. Copie à Echanges).

Les mêmes problèmes se posent pour les chemins de fer hollandais et danois qui connaissent une renationalisation larvée. La notion variable de " service public " ou d’intervention de l’Etat est la traduction de différents facteurs qui font que le capital peut, selon les circonstances et ses vicissitudes dans l’extraction de la plus-value, utiliser l’Etat comme relais provisoire de ce qu’il ne peut plus assumer directement mais dont le fonctionnement minimal est absolument nécessaire au processus industriel et commercial.


Annexe 3

Flexibilité et annualisation dans l’automobile

Les tentatives de BA d’imposer la flexibilité totale du travail et l’annualisation du temps de travail ne sont pas seulement l’apanage de cette compagnie. D’autres échos viennent de l’industrie automobile sur des problèmes du même genre.

Les travailleurs de Jaguar se plaignent de l’abus des horaires flexibles. Ceux de l’atelier de peinture de l’usine de Castle Bromwich se plaignent d’avoir à travailler quatre heures supplémentaires, sur un ordre donné au dernier moment, à cause d’un conflit survenu dans un autre secteur de l’usine. Ils ont été aussi requis de faire des heures supplémentaires un vendredi, alors que cette pratique est interdite depuis un accord concommittent à une augmentation de salaires. Les chefs de l’atelier de peinture interdiraient d’aller aux toilettes pendant les heures de travail.

Une pétition signée par 112 travailleurs aurait été adressée au bureau de Birmingham du syndicat TGWU pour protester contre l’attitude des shop-stewards, en qui ils n’ont plus du tout confiance : " Ceux-ci nous avaient conseillé d’accepter l’accord sur la paie, bien qu’il contienne des zones d’ombre comme l’obligation de faire des heures supplémentaires chaque fois qu’il y aurait eu un arrêt de la chaîne de montage... Ils nous avaient dit que cette question serait réglée plus tard, lorsque cela se produirait. Or lundi dernier, il y a eu un conflit entre les travailleurs de l’entretien et le management ; nous avons dû faire en plus tout le temps durant lequel la chaîne avait stoppé. On nous dit que nous devrions travailler en heures supplémentaires mardi, mercredi et jeudi et une heure de plus vendredi - ce qui, pensions-nous, ne faisait pas partie de l’accord. "

Une situation similaire peut être observée dans les usines automobiles Aston Martin de Newport Pagnell (Buckinghamshire) et de Bloxham (Oxfordshire) qui emploient plus de 1 000 ouvriers. Ils ont rejeté un accord conclu et recommandé par le syndicat TGWU qui leur imposait une " standardisation " des pratiques de travail et destiné à " améliorer " la compétitivité de la firme. Des discussions se déroulent entre la direction du syndicat et les shop-stewards des usines pour décider de la grève.

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