Cette analyse de la crise par Paul Mattick Jr est paru dans la revue et sur le site The Brooklyn Rail. Critical perspectives on arts, politics and culture, début 2009. On peut en lire le texte original à l’adresse www.brooklynrail.org/2009/02/expres...)]. Une traduction française doit en paraître dans Echanges n° 128 (printemps 2008). C’est cette traduction que nous proposons ci-dessous.
Il a été précédé de En plein brouillard et Entreprise hasardeuse, et suivi de Que faire ?.
ALORS QUE, EN 2008, la récession économique devenait une crise financière et que la crise financière se transformait en une récession globale, les références à la Grande Dépression des années 1930 se sont faites de plus en plus nombreuses, et on s’est mis à parler de la crise économique la plus grave depuis la seconde guerre mondiale. On a cependant peu mentionné le fait que les dépressions économiques ont été récurrentes dans l’économie capitaliste depuis le début du XIXe siècle, ce qui a inspiré une abondante littérature théorique essayant de les comprendre et a fait accumuler des matériaux statistiques afin de les définir et les repérer.
Peut-être le vénérable concept de « cycle économique » fera-t-il quelques réapparitions dans les commentaires économiques du jour, en partie parce que les dépressions de l’après-guerre furent brèves et faibles, comparées aux précédentes (l’histoire économique, du début des années 1800 à la fin des années 1930, a été divisée en périodes à peu près égales de prospérité et de dépression, ces dernières devenant au fil du temps plus profondes et plus longues). La prétention des économistes keynésiens, après 1945, d’avoir mis fin aux cycles économiques en réglant minutieusement l’économie grâce aux contrôles gouvernementaux n’a pas survécu à la combinaison d’inflation et de stagnation apparue dans les années 1970. La capacité de l’économie de rebondir rapidement après chaque période difficile conduisit alors des économistes néolibéraux pleins d’une confiance nouvelle à prétendre que le capitalisme était tout simplement prospère par nature.
En réalité, la crise mondiale actuelle, loin d’être une mystérieuse anomalie, représente le retour de l’économie capitaliste aux plus sombres aspects de son histoire antérieure à la seconde guerre mondiale. Les cycles prospérités/faillites sont apparus dès que la croissance d’une économie basée sur la monnaie et la révolution industrielle eut conduit à l’établissement du capitalisme sur d’assez vastes territoires, où il devint le système social dominant. Auparavant, bien sûr, la vie économique était affectée par toutes sortes de calamités : guerres, peste, mauvaises récoltes. Mais le développement du capitalisme amena quelque chose de nouveau : la famine accompagnant de bonnes récoltes et des montagnes de nourriture, des usines fermées et des travailleurs mis au chômage en période de paix, même s’ils avaient besoin des marchandises qu’ils produisaient. De telles ruptures dans le processus normal de production, distribution et consommation étaient dues non à des troubles naturels ou politiques, mais très précisément à des facteurs économiques : le manque d’argent pour acheter les marchandises nécessaires, des profits trop bas pour qu’il vaille la peine de maintenir la production. Des dépressions majeures ont été observées chaque décennie à partir des années 1820, grandissant en importance jusqu’à la « Grande Dépression » de 1929. A chaque fois, on a vu le déclin de la production industrielle, une montée brutale du chômage, la chute des salaires (et d’autres prix) et la faillite des institutions financières, précédée ou suivie de paniques financières et de restrictions du crédit. Chaque fois, la chute a été suivie d’un retour à un niveau de production (et d’emploi) supérieur à ce qu’il était avant la crise. D’abord, seules les nations les plus développées en terme de capitalisme furent affectées (la crise de 1825 ne toucha que la Grande-Bretagne et les Etats-Unis). Mais au cours du siècle suivant, comme le capitalisme s’était étendu dans le monde entier et que les Etats étaient de plus en plus liés par les échanges de biens et de capitaux, le cycle des crises et des relances envahit de plus en plus de territoires, même si tous ne vivaient pas ces phases de la même manière, ni avec la même intensité, ni au même moment.
Alors que les champions du libre marché au XIXe siècle (les ancêtres des « néolibéraux » d’aujourd’hui) insistaient sur l’impossibilité d’une crise générale du système économique (opposée à des déséquilibres temporaires), d’autres économistes répondaient à ces arguments par des hypothèses sur les causes de ce mécanisme cyclique. Dans une économie de marché, les décisions concernant l’endroit où investir , par suite pour quelle production et en quelle quantité, sont prises avant de savoir quelle quantité d’une marchandise particulière sera réellement achetée par les consommateurs et à quel prix ; ces décisions semblent de toute évidence relever des fluctuations de l’activité économique, dans lesquelles les différentes parties d’un système complexe s’ajustent les unes aux autres avec le temps.
Un autre aspect fondamental du capitalisme – pour que le profit existe, la valeur monétaire totale des marchandises produites doit être supérieure au montant total des salaires – suggère un déséquilibre congénital entre la production et la consommation éventuelle. Comme ces deux caractéristiques sont constantes dans cette société, cependant, il est difficile de voir comment elles peuvent expliquer cette alternance de périodes de croissance et d’effondrement. Ces dernières assez sérieuses, parfois, pour donner à un grand nombre de gens l’idée que le système est réellement en train de sombrer. Les économistes cherchent des explications hors de l’économie elle-même, comme par exemple les taches du soleil dont la croissance et la décroissance paraissent correspondre étroitement aux statistiques économiques ; on pourrait en effet concevoir qu’elles affectent l’économie par leurs effets sur l’agriculture. D’autres théories cherchent à expliquer l’augmentation ou la diminution des investissements industriels en examinant les vagues d’optimisme et de pessimisme qui pourraient être causées par des variations du taux de mortalité.
Une explication plus plausible des schémas cycliques, en termes de variations de la rentabilité des investissements, ressort des statistiques économiques dressées depuis des décennies par le Bureau national des recherches économiques de Washington telles que les ont examinées l’économiste Wesley C. Mitchell et ses collaborateurs. Le profit – je cite Mitchell, mais c’est presque un lieu commun – est « la différence entre la somme qu’une entreprise paie pour tout ce qu’elle doit acheter et la somme qu’elle reçoit pour tout ce qu’elle vend ». Comme une entreprise doit constamment réaliser des bénéfices pour continuer à prospérer, la formation du profit est nécessairement le but de la direction et de l’encadrement. Les décisions d’investissement – où produire et que produire – sont conditionnées par cette quête même du profit. Parfois, les entreprises font mieux que l’ensemble de l’économie, dégageant en moyenne plus de profit qu’en d’autres périodes. Et quand la moyenne des bénéfices est élevée, la société dans son ensemble profite de cette prospérité ; par contre, la baisse des bénéfices conduit à la dépression.
Qu’est-ce qui détermine ces variations de la rentabilité des investissements en capital ? Cette question, à laquelle Mitchell ne répond pas vraiment, concerne non seulement les espoirs des capitalistes (et par suite leur volonté d’investir) mais aussi leur capacité à investir. En effet, l’argent disponible pour l’investissement est soit tiré des profits existants soit emprunté sur la garantie des bénéfices à venir. Ceux-ci, en fait, ne se matérialisent d’ailleurs que lorsque les emprunts ont été remboursés. Justement parce qu’elle est fondamentale, la question du niveau moyen des profits produits à n’importe quel moment, nous emmène au cœur même du système économique. Comme Mitchell expliquait les décisions des dirigeants par la nécessité de dégager du profit, l’industrie est subordonnée aux affaires : la fabrication de la marchandise à la fabrication de l’argent. Mais qu’est-ce qui détermine la taille de la différence entre les coûts financiers et les prix de vente, différence qui est empochée comme profit ?
Pour citer encore Mitchell, dans une économie moderne, « la plupart des activités économiques consistent désormais à faire de l’argent et à le dépenser ». Nous sommes tellement habitués à cette situation que nous ne percevons même pas sa spécificité historique et oublions que, dans le passé – presque partout dans le monde, et même dans un passé récent –, la plupart des gens produisaient eux-mêmes une bonne partie de leur nourriture, de leur habillement et des autres choses nécessaires à leur vie . Cela vaut la peine de se souvenir que si la monnaie apparaît dans nombre de sociétés, le capitalisme est la seule dans laquelle l’argent joue un rôle central dans la production et la distribution des marchandises et des services, au point que tous les objets et services utilisés quotidiennement doit être acheté avec de l’argent.
L’argent est essentiel au capitalisme, parce que celui-ci est le premier système social dans lequel la plus grande partie de l’activité productrice – mises à part les quelques tâches que les gens accomplissent encore eux-mêmes, comme (parfois) cuisiner le dîner, se brosser les dents ou avoir quelque hobby –, est un travail salarié, accompli contre de l’argent. La plupart des gens, ne pouvant avoir accès à la terre, aux outils ou aux matières premières ou n’ayant pas assez d’argent pour en acheter, ne peuvent produire les marchandises – habitations, habillement, nourriture – dont ils ont besoin pour vivre ; ils doivent travailler pour d’autres qui ont l’argent permettant de les embaucher et de leur fournir matériaux et outils. Ainsi l’argent afflue vers les employeurs quand les employés achètent les marchandises qu’eux-mêmes, en tant que classe, ont produites. Au même moment, les employeurs achètent et vendent des marchandises – matières premières, machines, biens de consommation – les uns aux autres. Ainsi des flux de monnaie connectent les individus inclus dans un système social unique.
Tous ceux qui produisent des marchandises au sein d’une entreprise n’ont pas de relations directes avec ceux qui achèteront et consommeront ces biens ou services, alors même que c’est pour ces consommateurs qu’en dernière instance ils produisent ces marchandises. Les travailleurs des boulangeries ou des usines d’automobiles ne savent pas qui va acheter le pain ou les voitures qu’ils fabriquent, ni quelle quantité ces acheteurs désirent et peuvent se procurer. Ceci est également vrai pour les employeurs. Bien que les entreprises capitalistes produisent pour satisfaire les besoins de quiconque peut payer, en tant que propriété d’individus ou de sociétés elles ne sont liées au reste de la société que par l’échange de biens et d’argent, quand elles achètent des matériaux et du travail ou quand elles vendent leurs produits. C’est pourquoi chaque entreprise n’apprend que par l’échec ou le succès de ses ventes, à un prix suffisant pour réaliser un bénéfice, dans quelle mesure elle satisfait les besoins de ses clients. C’est seulement quand les marchandises sont vendues et consommées que le travail qui les a produites peut être compté comme part du travail total utilisé dans le système employeur-salarié qui est la forme dominante de la production. Si les marchandises ne sont pas vendues, le travail exécuté pour les produire pourrait aussi bien ne pas avoir existé, car elles ne seront pas utilisées. C’est tout ce réseau d’échanges de marchandises contre de l’argent qui, reliant toutes les formes de travail, constitue le système économique. L’argent est le pivot de la société moderne, une société basée sur le principe de la propriété individuelle (même si la grande majorité des gens ne possèdent guère), parce qu’il représente le caractère social de l’activité productive sous une forme (pièces de monnaie, symboles de papier et impulsions électroniques) que pratiquement tout individu peut posséder.
Comme toutes les formes de représentation, l’argent est un mécanisme abstrait : comme il peut être échangé contre n’importe quel produit, l’argent transforme n’importe quel travail concourant à la fabrication de ces produits en éléments d’une abstraction, l’« activité sociale productrice ». Le caractère abstrait de la production moderne n’est pas seulement une idée, mais possède une réalité sociale : pour les entreprises, le produit spécifique qu’elles vendent ne présente d’intérêt que comme moyen d’acquérir de l’argent qui, comme représentation de l’activité sociale de production en général, peut être échangé contre n’importe quoi. Les dirigeants déplacent le capital d’un secteur d’activité vers un autre, non parce qu’ils s’intéressent plus aux voitures qu’au soja ou aux animaux empaillés, mais pour faire de l’argent. C’est ça, le « capital » : de l’argent servant à faire de l’argent. Une entreprise qui cesserait de faire du profit cesserait d’exister, de sorte que la capacité de faire de l’argent – pour accroître la quantité possédée de représentation de l’activité sociale productrie –, détermine quelles marchandises on doit produire, ou même fait décider de ne pas investir du tout dans la production de marchandises.
Le fait que l’argent soit la manière pratique la plus importante de représenter l’aspect social de l’activité productrice lui permet aussi de représenter faussement la réalité sociale. En étant échangées contre de l’argent, les ressources naturelles comme la terre ou les gisements de pétrole sont représentées dans les mêmes termes – en sommes d’argent – que les objets produits par les humains. L’intérêt – encore plus d’argent – doit être payé pour utiliser l’argent de quelqu’un d’autre. Des choses qui sont tout simplement des symboles monétaires, comme des reconnaissances de dette, y compris des reconnaissances de dette complexes comme les billets de banque, les actions et les obligations émises par les sociétés, peuvent être achetées et vendues, car elles permettent à leurs détenteurs de percevoir des revenus et peuvent dès lors être traités comme des marchandises vendables. Et comme les marchandises doivent avoir un prix qui permette aux entreprises de réaliser des bénéfices, même dans le cas de marchandises réelles, le coût de toutes ces choses est modifié par le nombre de gens qui peuvent et veulent dépenser de l’argent pour les acheter.
Le résultat est que c’est à tort que le profit, comme part du prix de vente, paraît provenir des activités d’une entreprise particulière, notamment parce qu’elle se le serait approprié par son activité propre, dans la concurrence avec les autres entreprises, afin d’en réaliser le plus possible. En réalité, le profit – parce qu’il existe sous la forme abstraite de l’argent plutôt que sous celle d’un produit particulier – doit être produit par tout le réseau des activités productives liées les unes aux autres par l’échange des marchandises contre de l’argent. C’est dans le but de faire de l’argent que les employeurs achètent les uns aux autres des équipements et des matières premières et achètent le travail de leurs employés, qui, à leur tour rachètent la partie de ce qu’ils ont produit qui n’a pas été utilisée pour renouveler ou accroître l’appareil productif, et pour fournir (on ne doit pas l’oublier) aux dirigeants leur propre – généralement très coûteuse – consommation. Le résultat capilistiquement désiré de tout ce processus, le profit, est la représentation-argent du travail accompli en aval, qui exige la reproduction de la classe des employés (payés sous la forme de salaires) et la fourniture des archandises nécessaires à la production. C’est le système social tout entier qui produit du profit, même si chaque entreprise individuellement le conserve pour elle.
Le caractère social du profit peut être perçu dans le fait même que le niveau de rentabilité d’un investissement en capital se modifie avec le temps, indépendamment des vœux des hommes d’affaires ; ceux-ci doivent, comme n’importe qui, s’adapter au mouvement des prix qui indique s’ils agissent correctement (c’est ce qui fait naître l’idée que « l’économie » peut être vue comme un ensemble de forces impersonnelles comme les lois de la nature). La course au profit force les entreprises à pratiquer des prix semblables pour des produits semblables ; comme elles doivent elles-mêmes acheter des marchandises (travail et matières premières), leurs possibilités de concurrencer les autres en abaissant les prix dépend des techniques de production qu’elles utilisent. De cette façon, le caractère social du système s’affirme par la pression exercée sur les entreprises individuelles pour accroître la productivité afin d’obtenir des profits plus élevés.
Historiquement, cela a conduit à une tendance forte à une réduction de la force de travail, si on la compare avec les quantités produites (alors même que, naturellement, le nombre de travailleurs augmente, en valeur absolue, en même temps que grandit le système). Les employeurs ont d’abord augmenté la productivité en rassemblant les travailleurs dans de grands ateliers où le travail était divisé en tâches de plus en plus réduites. Cela a conduit à remplacer les hommes par des machines, chaque fois que cela permettait d’augmenter la productivité, et à l’invention de la chaîne de montage dont le rythme permet une forte intensité du travail. A la fin du XXe siècle, la plus grande partie de la production était devenue une production de masse mécanisée, demandant toujours moins de travail pour toujours plus de machines et, bien sûr, de matières premières.
Cette mutation a d’évidentes conséquences sur la rentabilité du capital. Si le profit est la représentation monétaire du travail accompli par les salariés dans la société toute entière en excédent du travail requis pour remplacer les matières premières, les outils et ces salariés eux-mêmes [c’est le mécanisme de la plus-value, NDE], alors il va diminuer par rapport à l’investissement total, si les entreprises investissent plus d’argent dans les machines et le matériel que dans le travail. Karl Marx, qui a été le premier à comprendre ce phénomène, l’appela « la loi la plus importante de l’économie politique moderne » : la baisse tendancielle du taux de profit. L’explication de Marx à la tendance des profits à décliner, signalée bien avant lui par les économistes du XIXe siècle, est pour le moins controversée. Mais elle a conduit à une prédiction qui s’est révélée plus que correcte : l’histoire du capitalisme prendrait la forme d’un cycle de dépression et de prospérité. Et cela explique la corrélation montrée par Mitchell entre les variations de la rentabilité et le cycle de l’économie.
Marx soulignait que la croissance du capitalisme, avec sa tendance à la mécanisation, conduirait à un accroissement de la quantité de monnaie nécessaire au développement de la production et donc à une augmentation de la taille des entreprises individuelles. Pour les cent plus grandes entreprises des Etats-Unis, par exemple, le montant en termes réels de l’argent investi en équipement par travailleur a doublé entre 1949 et 1962. Et, bien sûr, comme la mécanisation accroît la productivité du travail, il leur faut acheter une quantité croissante de matières premières. Une des conséquences en est que si la rentabilité du capital baisse, à un certain point le montant du profit sera insuffisant pour que le système puisse encore se développer. (En 1966, l’usine de General Motors de Lordstown, dans l’Ohio, qui était alors l’usine la plus automatisée du monde, avait coûté 100 millions de dollars ; en 2002, GM a dépensé 500 millions de dollars pour la moderniser, ce qui a permis de réduire la force de travail de 7 000 à 2 500 ouvriers. Sept ans plus tard seulement, GM mendie auprès du gouvernement des subsides pour éviter la faillite.)
Des investissements qui ralentissent ou qui stagnent, cela signifie une contraction du marché pour les marchandises produites. Les employeurs n’investissent plus, ni dans des bâtiments, des machines et de matières premières, ni dans des salaires que les travailleurs auraient dépensé en biens de consommation. Un ralentissement des investissements en tant que tel signifie pour les travailleurs une croissance du chômage et pour les patrons une contraction des marchés. Cela fait boule de neige : la baisse de la demande entraîne des faillites, une augmentation du chômage et une nouvelle baisse de la demande. En même temps comme les patrons (et autres emprunteurs) peuvent de moins en moins faire face à leurs obligations financières, les différentes formes de crédits accordés par les banques et autres institutions financières perdent de plus en plus leur valeur, entraînant une crise financière ; la chute du marché boursier reflète le déclin de la valeur des entreprises. Individus et institutions mettent leur argent de côté au lieu de l’investir. En bref, le capitalisme se trouve lui-même en dépression.
Mais dans l’économie capitaliste, ce qui fait souffrir les individus peut être bénéfique pour le système. Comme les entreprises sombrent dans la faillite et que les productions de toutes sortes restent invendues, les sociétés survivantes peuvent acheter des bâtiments, de machines et des matières premières à bas prix, alors que le prix de la terre dégringole. Sous la pression du marché apparaissent des machines nouvelles, plus efficaces et moins chères. Ce qui veut dire que le coût des investissements diminue. En même temps, l’augmentation du chômage fait baisser les salaires. Les coûts de production des capitalistes diminuent en même temps que le travail qu’ils utilisent devient plus productif , car les gens doivent travailler plus dur sur de nouveaux équipements. Le résultat est un relèvement du taux de profit qui rend possible un nouveau cycle d’investissements et par suite une expansion des marchés pour la production de marchandises et de biens de consommation. Une dépression, en fait, est un traitement pour profits insuffisants ; elle rend possible la prochaine période de prospérité, qui à son tour créera les conditions de la prochaine dépression.
Selon ce schéma, l’originalité de la situation actuelle ne réside pas dans la baisse des profits visible dans l’économie globale à la fin des années 1960 ou la sérieuse dégringolade du début des années 1970, mais dans le fait qu’une véritable dépression ne se soit pas matérialisée avant 2008. Comme les crises précédentes, la Grande Dépression des années 1930, accentuée par l’énorme force destructrice de la seconde guerre mondiale, avait posé les fondations d’une nouvelle prospérité, qui s’est épanouie au cours des « trente glorieuses » [voir « Entreprie hasardeuse », Echanges n° 127]. Il n’y a aucune surprise, si l’on considère l’histoire des cycles économiques, à conclure que cette nouvelle prospérité a commencé à décliner à la fin des années 1960. Mais si le capitalisme restait au fond le même système, la politique économique mise en œuvre par les gouvernements avait changé. D’une part, le danger politique que représentaient les mouvements sociaux de masse provoqués par la précédente dépression, comme le chômage de masse radicalisant la population, était intolérable pour les élites gouvernant les Etats capitalistes. Cela apparaissait particulièrement dans le contexte de ce qu’on croyait être une confrontation épique avec le Communisme. D’autre part, on avait aussi imaginé que les méthodes keynésiennes de financement des déficits pouvaient permettre de contrôler les ravages des cycles économiques. Et en fait la croissance continuelle des dépenses des gouvernements dans des projets militaires et civils après 1945, qui provoquèrent une demande en biens et services supérieure à la production de l’économie capitaliste propre, créèrent les conditions de la prospérité malgré la baisse de la rentabilité.
De plus, l’argent que les gouvernements – et surtout celui des Etats-Unis – imprimèrent pour payer toutes ces dépenses, combiné au crédit que les établissements financiers privés encouragés par les banques centrales étendirent aux emprunteurs individuels et professionnels, rendit possible une expansion sans précédent de la dette. Ce qui permit non seulement le développement de la consommation individuelle, les acquisitions professionnelles, mais aussi, spécialement depuis les années 1980, l’essor de différentes formes de spéculations, dans l’immobilier, dans les marchés boursiers et (avec le raffinement des produits dérivés) les hauts et les bas de la spéculation elle-même. Cette dette publique, professionnelle et individuelle toujours croissante était inscrite aux bilans des banques et autres établissements financiers comme bénéfices, malgré leur absence d’appui sur une entreprise productrice réelle.
Pendant ce temps, tout comme dans les périodes précédentes de déclin économique, la pression s’exerçait sur les travailleurs pour qu’ils travaillent plus dur alors qu’on baissait le prix du travail, grâce au déplacement des usines des zones à haut salaires vers celles à bas salaires, ou grâce à la simple menace de ces délocalisations permettant de diminuer salaires et avantages. A partir des années 1980, les dépenses en salaires socialisés [différés] que représentaient les programmes du Welfare [l’aide sociale fédérale aux Etats-Unis] furent diminuées, ce qui libéra de l’argent qui put être utilisé dans l’économie. Comme on pouvait le supposer, cela contribua à une croissance réelle des profits en abaissant les coûts de production, mais pas suffisamment bien sûr, étant donné le coût de production des marchandises, pour rendre possible un nouveau cycle d’investissement en capital à une échelle permettant de contrebalancer les charmes de la spéculation et de ses hauts rendements à court terme. Le résultat fut la situation économique qui surgit si brutalement en 2008, même si depuis des décennies les signes avertisseurs – crises de la dette, récessions, faillite de banques, effondrement des marchés boursiers – avaient été assez clairs. Fustigé comme laxisme dans les contrôles financiers, rapacité ou mauvaise politique des banques centrales, l’effondrement économique actuel est dans la ligne de toute l’histoire du capitalisme comme système. Ce que nous affrontons aujourd’hui est, plus ou moins, la dépression qui aurait dû survenir beaucoup plus tôt, mais que la politique économique avait pu différer – en partie en la reportant vers les parties les plus pauvres du monde mais en créant pendant toute cette période, dans les parties les plus riches du monde, une dette d’une dimension sans précédent – pendant une trentaine d’années.
Maintenant, la crise est là. Quelle forme va-t-elle prendre ? Que peut-on faire pour y répondre ? J’aborderai ces questions dans le prochain et dernier article de cette série.
Paul Mattick Jr
De Paul Mattick Jr, outre les articles sur la crise En plein brouillard , Entreprise hasardeuse et Que faire->1400, voir aussi Entretien avec Paul Mattick Jr.