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La crise financière, 2 : Entreprise hasardeuse

lundi 23 mars 2009

Une analyse de la crise par Paul Mattick Jr

Cet article de Paul Mattick Jr a été publié par la revue et le site The Brooklyn Rail en novembre 2008. On peut lire le texte original à l’adresse www.brooklynrail.org/2008/11/expres...). Echanges en a publié une traduction dans son n° 127 (hiver 2008-2009) ; c’est une version révisée de cette traduction que nous proposons ici.

Cet article est précédé de La crise financière, 1 : en plein brouillard et suivi de La crise financière, 3 : Des hauts et des bas et de La crise financière, 4 : que faire ? .

SELON LE New York Times du 19 octobre [2008], dans un éditorial qui illustre bien le ton énergique qu’adopte aujourd’hui ce journal au sujet de la crise, « dorénavant, tout le monde sait que les prêts immobiliers à risques, et même usuraires, ont entraîné la débâcle financière. » Si grave que soit le désastre de ces « subprimes », ajoutait le Times, plus grave encore est le fait que « de l’argent facile ait alimenté une boulimie de rachats d’entreprises », entraînant « une augmentation potentiellement aiguë des faillites d’entreprises ». Le journal en appelait au Congrès pour qu’il en envisage les conséquences en étendant les allocations chômage et en recherchant « quelles réformes seraient nécessaires pour être sûrs que de telles catastrophes ne se reproduisent pas. »

Cette façon de voir – typique des commentaires économiques par cette explication de la crise financière actuelle comme née d’un mélange délétère de cupidité effrénée et de régulation insuffisante – marque une étape vers un certain réalisme ; elle nous amène au-delà de cette idée du début du XIXe siècle selon laquelle une crise générale du système économique était tout simplement impossible. Ce point de vue a été remis au goût du jour dans les dernières décennies par les théoriciens de la rationalité des marchés, comme les lauréats Nobel Milton Friedman et Robert Lucas, et a fondé la politique de régulation de l’ancien directeur de la Fed (la Réserve fédérale) Alan Greenspan.

Mais c’était hier. Aujourd’hui, l’appel en faveur d’une intervention gouvernementale plus vigoureuse n’est bien entendu qu’une reprise des idées de John Maynard Keynes dans sa Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie de 1936 (1), dans laquelle le célèbre économiste admettait à la fois la possibilité théorique d’une crise, qui avait alors démarré depuis sept ans, et affirmait qu’une réaction gouvernementale appropriée pourrait l’empêcher. Cependant les critiques néo-keynésiennes contemporaines paraissent bien faibles pour affronter les réalités de la situation face au capitalisme global.

On présente généralement la situation comme une « crise financière globale ». Mais la crise financière, pour réelle qu’elle soit, n’est qu’une manifestation d’autres problèmes qui n’apparaissent pas encore clairement aux yeux du public. Comme je le faisais remarquer dans le premier de ces articles (2), la débâcle des « subprimes » apparue lors de l’éclatement de la bulle immobilière n’est pas sans relation avec la stagnation ou la chute des salaires et la montée du chômage. Ces phénomènes étaient un sujet d’étonnement dans les commentaires économiques de ces dernières années : comment était-il possible que tant de gens s’en sortent si mal dans une époque prospère ? Une question pareille surgissait à la fois d’une conception étriquée de la prospérité (si la Bourse est toujours en hausse c’est que tout va bien) et d’une vision à courte vue : en fait, pour bien comprendre ce qui se passe dans l’économie aujourd’hui, il fau avoir une vision historique. Même un examen rapide des soixante dernières années fera apparaître non seulement les difficultés récurrentes générées par l’économie capitaliste, mais aussi la faible capacité de l’action gouvernementale à les neutraliser.

La Grande Dépression mondiale la plus récente (ce surnom s’appliquait auparavant à la récession internationale de 1873-1896), que par convention on fait débuter avec le krach de la Bourse américaine en octobre 1929, se termina peu après la seconde guerre mondiale. L’approche de la guerre avait ramené le plein emploi aux Etats-Unis, mais ceci n’était dû qu’aux dépenses financées par le déficit de l’Etat pour la production de guerre, non à une reprise de l’économie financée par les entreprises privées. Il en allait de même pour le Japon ou pour l’Allemagne qui de toutes façons, comme tout le reste de l’Europe, sortirent de la guerre avec une économie en ruines. Je laisse de côté une discussion plus approfondie sur le cycle de crise et de prospérité pour un troisième article, mais je veux seulement faire remarquer ici que la renaissance de l’économie capitaliste après cette longue période de dépression économique et de destructions matérielles correspondait, en gros, au schéma des précédents épisodes d’effondrement et de régénération économique.

Selon Angus Madisson, dans son rapport sur L’Economie mondiale au XXe siècle (3) écrit en 1989 pour ce club des nations capitalistes avancées qu’est l’OCDE, « les années 1950 à 1973 furent un “âge d’or” [témoin] d’une croissance inégalée du PNB (produit national brut, c’est-à-dire la valeur totale des marchandises et services produits en une année donnée exprimée en prix, comme une somme d’argent) et du PNB par tête dans tous les secteurs de l’économie mondiale, d’une croissance rapide du commerce mondial, d’une réouverture des marchés mondiaux de capitaux et des possibilités de migration [de la main-d’œuvre] internationale. » Ceci n’est pas le point de vue personnel d’un individu : tous les commentateurs s’accordent à décrire cette période comme un âge d’or du capitalisme. Toutefois, cette réussite est moins limpide qu’il n’y paraît (même si nous laissons de côté les années de misère économique et la guerre et ses dizaines de millions de morts, qui en sont le fondement).

Pour citer encore Madisson, « un des traits principaux de l’âge d’or fut la proportion croissante des dépenses des Etats dans le PNB, » qui « passèrent de 27 % du PNB dans les pays de l’OCDE en 1950 à 37 % en 1973 ». Dans la plupart des pays, ceci reposait largement sur l’augmentation des dépenses de l’Etat-providence dans des secteurs tels que la sécurité sociale, l’éducation et la santé. Aux Etats-Unis, ceci incluait des sommes assez considérables destinées à la guerre et ses préparatifs. Selon l’économiste Philip A. Klein, qui écrivait pour le conservateur Institut des entreprises américaines, « la “plus longue période d’expansion en temps de paix” de l’Amérique – de 1961 à 1969 – fut grandement influencée par la redéfinition du terme “temps de paix”, afin d’y inclure la guerre du Vietnam et l’augmentation du budget de la défense, qui est passé de 50 milliards de dollars au cours de l’année fiscale 1965 à 80 milliards de dollars en 1968. » C’est cette expansion américaine qui, à son tour, a contribué à alimenter la croissance globale grâce, notamment, à la renaissance du Japon et au décollage de la Corée, particulièrement stimulés pendant la période de guerre du Vietnam.

En d’autres termes, l’économie capitaliste proprement dite – le système d’entreprises privées – n’était pas capable par elle-même de produire un niveau de bien-être suffisant, aux yeux des décideurs de l’Etat, pour satisfaire la société de façon politiquement souhaitable. Ainsi, par exemple, lorsqu’un gouvernement Républicain, agissant selon son idéologie anti-dépenses et pro-libre entreprise, réduisit les dépenses de défense après la guerre de Corée sans compenser par des augmentations des dépenses intérieures, les Etats-Unis connurent une baisse brutale de leur production et, lui correspondant, une augmentation du chômage. Contrairement à ses intentions, l’administration Eisenhower s’empressa de baisser les taux d’intérêt et d’augmenter les dépenses du gouvernement, comprenant les travaux publics (à l’échelle du système d’autoroutes inter-Etats) autant que des projets militaires. Aux Etats-Unis, en effet, l’économiste politique Joyce Kolko a remarqué en 1988 qu’« à peu près la moitié de tous les nouveaux emplois [américains] après 1950 ont été créés par les dépenses de l’Etat, et une réorientation comparable a eu lieu dans les autres nations de l’OCDE. »

L’idée de Keynes était que le gouvernement emprunterait de l’argent en période de dépression pour remettre l’économie en marche ; lorsque le revenu national augmenterait, de ce fait, on pourrait instaurer un impôt indolore pour rembourser la dette. En réalité, la gestion de la crise se transforma en « économie mixte » permanente entre l’Etat et le privé, et la dette nationale, loin d’être remboursée, ne cessa de s’accroître, à la fois dans l’absolu et par rapport au PNB. La croissance de la dette nationale se fit sentir par une tendance à l’inflation, alors que les entreprises augmentaient leurs prix (et que les travailleurs essayaient de suivre) pour compenser l’augmentation des prélèvements sur le revenu national effectués par le gouvernement, et alors que le Trésor imprimait des dollars pour financer les opérations de l’Etat américain. En vertu de l’accord d’après-guerre qui liait les nations du monde capitaliste, le dollar, qui représentait une quantité d’or fixe, servait d’étalon pour mesurer la valeur des autres monnaies, ce qui facilitait le commerce et les investissements internationaux. Dès 1971, on avait fabriqué tant de dollars que les Etats-Unis durent rompre le lien entre le dollar et l’or, afin d’éviter toute éventualité de vider Fort Knox (4) de son or, au cas où les autres nations décideraient de convertir leurs billets verts.

Tandis que ce changement, contrairement à ce que pensaient de la plupart des gens, n’altérait pas radicalement la nature de l’argent, il marqua bien à quel point l’économie mondiale s’était éloignée du mécanisme autorégulateur imaginé par les partisans enthousiastes du libre marché, pour s’acheminer vers un système dépendant de la gestion constante par les autorités de l’Etat – et dans lequel tout relâchement de l’administration aurait des conséquences graves.

Quelles qu’en furent ses limites, l’âge d’or fut réel. On s’en rend compte par le fait qu’il se termina aux alentours de 1973, quand la croissance mondiale se ralentit de façon spectaculaire. A l’époque, on mit ceci sur le compte d’un « choc » produit par une hausse rapide du prix du pétrole, manigancée par les pays de l’OPEP de concert avec les compagnies pétrolières, pour tenter d’accroître leur part des profits mondiaux et compenser la perte de valeur du dollar, monnaie dans laquelle était fixée les prix du pétrole. Mais lorsque l’économie mondiale se fut adaptée à ce changement (même lorsque les prix du pétrole baissèrent à nouveau), on ne revit pas la forte croissance qu’on avait connue, ce qui prouve qu’une modification fondamentale de l’économie globale était à l’œuvre. On en pouvait distinguer les signes avant-coureurs depuis un moment. Comme l’a observé l’économiste William Nordhaus dans un article publié par la Brookings Institution en 1974, « il est généralement admis que les bénéfices des entreprises ont plongé depuis 1966 », même en tenant compte des profits record des compagnies pétrolières en 1973. « La maigre performance des bénéfices des entreprises n’est pas limitée aux Etats-Unis, » poursuivait-il, « une baisse séculaire [à long terme] de la quote-part des profits s’est aussi produite dans la plupart des pays d’Europe occidentale. »

L’entreprise capitaliste est vouée au profit. C’est l’attente d’un bénéfice futur qui décide du niveau d’investissement et des formes que prend cet investissement. Avec le déclin de la rentabilité, il n’est pas étonnant que les entreprises aient utilisé les fonds dont elles disposaient moins pour construire de nouvelles usines et produire plus de marchandises que pour extraire plus de profits de la production existante en investissant dans des équipements économes en énergie et en main-d’œuvre et en installant des chaînes de montage dans des régions à bas salaires. (Entre autres conséquences, ceci entraîna un fort accroissement du chômage en Europe de l’Ouest et dans ce qui est devenu la Ceinture de rouille aux Etats-Unis, lorsque les usines devinrent plus productives et qu’on les délocalisa dans le sud du pays et à l’étranger.) En outre, le démantèlement accéléré des mesures de sécurité professionnelle, partout observé, et l’allongement de la semaine de travail ainsi que le recours croissant au personnel temporaire et à temps partiel, ont aussi favorisé la baisse du salaire moyen et donc l’augmentation de la rentabilité.

Aux Etats-Unis notamment, les facilités toujours plus grandes accordées à l’endettement des ménages, depuis les cartes de crédit jusqu’à l’emprunt immobilier facile, furent d’autres moyens, au côté de l’inflation, de baisser les salaires en augmentant les prix : le coût supplémentaire de ces outils financiers est récupéré par les institutions sous la forme d’intérêts. Les plans d’épargne retraite firent partie des revenus des travailleurs mis à la disposition des organismes de crédit, des banques et des autres institutions financières ; leur remplacement par [de nouvelles dispositions connues sous le nom de] 401(k)s (5), comme l’affaiblissement ou l’élimination des plans d’épargne santé, fit encore baisser le coût de la main-d’œuvre.

En même temps, les entreprises commencèrent à dépenser des sommes considérables, qu’elles auraient autrefois consacrées à l’augmentation de la production, pour racheter et réorganiser des entreprises existantes, revendant certaines de leurs activités pour en tirer un profit immédiat et manipulant le prix des actions pour faire de l’argent en Bourse. A la fin des années 1980, on a calculé que l’augmentation de la valeur des actions de l’index Standard & Poor était due pour environ 70 % aux effets des absorptions et des rachats. Au cours des vingt années suivantes, l’écart entre le prix des actions et la valeur latente des entreprises n’a cessé d’augmenter. Aussi le boom des fusions-acquisitions des années 1980 s’est-il fondu dans un paysage plus vaste de spéculation financière plutôt que d’investissements dans des entreprises productives. Contentons-nous d’examiner un seul aspect de cette spéculation : la valeur des fonds impliqués dans le commerce des devises – achat et vente de différentes monnaies nationales pour profiter de petites modifications des taux de change – est passée de 20 milliards de dollars en 1973 à 1 250 milliards de dollars en 2000, une augmentation bien plus importante que la croissance du commerce des marchandises réelles et des services.

Expliquer l’augmentation des acquisitions financées par l’emprunt ou d’autres modes de spéculation par la cupidité, comme on le fait souvent aujourd’hui, est doublement stupide : non seulement cela n’explique pas l’augmentation soudaine de la cupidité dans les dernières décennies, mais cela passe aussi sous silence la motivation fondamentale des investissements capitalistes, qui doivent toujours être guidés par l’attente de profits maximums réalisables dans un temps raisonnable. De même que jouer au loto, malgré une chance de 1 contre plusieurs millions, représente pour le travailleur moyen la façon la plus probable de s’enrichir, la spéculation offre tout simplement aux hommes d’affaires de meilleures chances de gros bénéfices que l’investissement productif.

La « globalisation » du capital s’inscrit dans ce schéma. Bien qu’on imagine souvent qu’elle consiste en une expansion mondiale de la production et du commerce, elle s’est surtout définie par des flux commerciaux et financiers au sein des pays de l’OCDE et par la délocalisation de quelques opérations de production dans un petit nombre de régions à bas salaires. Les Etats-Unis étaient encore en 2006 le premier producteur mondial, avec presque un quart de la production globale (bien que de plus en plus d’usines aux Etats-Unis appartiennent à des entreprises étrangères).

Par contraste, examinons le dernier sujet d’excitation économique : la production de la Chine représente toujours moins de la moitié de celle des Etats-Unis et consiste en grande partie en assemblage final de composants fabriqués ailleurs. Comme l’investissement intérieur, l’exportation de capitaux – qui, de toute façon est resté majoritairement à l’intérieur des économies capitalistes développées de l’OCDE – a été dirigée, selon les termes de l’économiste Paulo Giussani, « par des secteurs plus ou moins directement liés à la finance et à la spéculation à court terme. »

Et toute cette activité en est venue à reposer de plus en plus sur la dette. En général, un environnement économique inflationniste encourage l’emprunt, puisque la baisse de la valeur de l’argent entraîne une baisse des taux d’intérêt. Au moment où l’âge d’or prenait fin, le ralentissement de l’investissement productif impliquait une disponibilité croissante de l’argent qu’on pouvait prêter à d’autres fins. Aux Etats-Unis, l’expansion des entreprises avaient été traditionnellement financée par leurs propres bénéfices, mais en 1973, l’endettement des entreprises dépassait le financement sur leurs fonds propres, et ce n’était que le début. (A peu près au même moment, la France connut, sur le modèle américain, un fort mouvement d’endettement, mode de financement traditionnel des entreprises en Allemagne.) L’incertitude croissante de la situation économique a conduit en particulier à l’augmentation de la dette à court terme, bien qu’en elle-même celle-ci ait alimenté un taux croissant de faillites d’entreprises, alors que de brusques revers de fortune pouvaient rendre impossible le remboursement des prêts à courte échéance. De plus en plus fréquemment, on empruntait pour financer des fusions et des acquisitions et pour spéculer sur les différents marchés financiers. Les perspectives de spéculation furent multipliées par l’invention de nouveaux « instruments financiers » tels que les produits dérivés, les échanges financiers (swaps), et la « titritisation » maintenant décriée de diverses formes de dettes, y compris des hypothèques immobilières.

Pour se représenter jusqu’où est allé ce reflet plein d’imagination de l’argent réel investi qu’est la création de nouveaux titres négociables, considérons le fait qu’au moment de la crise de la mi-septembre [2008], les actifs financiers mondiaux estimés à 167 000 milliards de dollars avaient donné naissance à 596 000 milliards de dollars en produits dérivés, simples paris sur les mouvements à venir des prix des actifs.

Dans les années 1970, on avait assisté à une croissance rapide des prêts aux pays sous-développés, alors que les banques commerciales devenaient les principaux prêteurs, à la place des agences gouvernementales et internationales. Entre 1975 et 1982, par exemple, la dette de l’Amérique latine auprès des banques commerciales a augmenté de plus de 20 % par an. Le service de la dette a même augmenté encore plus vite, alors que le refinancement ajoutait les intérêts à payer aux intérêts à payer. Le résultat en fut une succession de crises qui submergea l’Amérique latine dès le début des années 1980. Finalement, on dut reconnaître qu’il était tout simplement impossible de rembourser ces dettes ; une conséquence fut l’abandon des projets de développement économique interne de ces pays en faveur de stratégies économiques orientées vers l’exportation, exigées par les autorités économiques internationales qui présidaient à la restructuration de la dette (Banque mondiale et FMI). Un destin semblable attendait les prêts consentis aux économies à planification centralisée d’Europe de l’Est. Leur implication désastreuse dans le système de la dette, qui semblait à l’origine capable de les sortir du déclin de leurs systèmes contrôlés par l’Etat, fut une étape importante sur le chemin de l’intégration de l’ancien monde « communiste » au système capitaliste global. (Il y a quinze ans, je me souviens avoir suggéré à un dissident hongrois, György Konrád, qui venait de terminer l’éloge de l’intégration dans le marché mondial comme solution aux problèmes de son pays, qu’il se pourrait bien que l’Est rejoigne l’Ouest au moment même où les beaux jours de l’économie capitaliste prendraient fin ; il me répondit qu’il avait enfin rencontré avec moi quelqu’un de plus pessimiste qu’un Hongrois.)

Dès 1984, l’Amérique rejoignit ce club, important plus d’investissements étrangers qu’elle n’en exportait, et un an plus tard, les Etats-Unis étaient devenus débiteurs. Ils devinrent peu à peu le premier bénéficiaire d’investissements au monde, et le premier débiteur de la planète, très dépendants des prêts étrangers pour financer à la fois leurs guerres et leur consommation délirante d’une bonne partie de la production mondiale.

Sous tous ces aspects donc, la dette – promesse de payer un jour – a pris la place de l’argent que l’économie capitaliste ralentie ne pouvait pas produire. De telles circonstances sont forcément changeantes, livrées aux perturbations de forces résultant d’activités spéculatives individuelles, comme en 1992 lorsque George Soros provoqua une dévaluation de la livre britannique (ce qui lui a rapporté environ 1,1 milliard de dollars) ; et à la merci de la décision d’un tas d’entreprises de placer leur argent ici ou là, dans ou hors des économies nationales et régionales, comme lorsque, en 1997, l’affaiblissement du marché immobilier thaïlandais entraîna la chute de la monnaie thaïlandaise, le baht, et des crises du crédit dans des pays aussi lointains que le Brésil et la Russie.

En attendant, les réalités profondes à l’origine des variations brutales de fortunes spéculatives – l’insuffisance des bénéfices générés par l’argent investi dans la production, par rapport au niveau de croissance économique nécessaire à l’intégration de la population mondiale dans un capitalisme prospère – ont eu de multiples répercussions. Parmi celles-ci, la dépression née de l’éclatement d’une bulle immobilière qui afflige le Japon depuis 1990 ; la permanence d’un taux de chômage élevé dans une Europe relativement prospère ; la stagnation de l’économie américaine, avec des salaires en baisse, des niveaux de pauvreté en hausse et une dépendance à l’égard d’une dette toujours croissante – dette des ménages, des entreprises et nationale – pour maintenir un simulacre du légendaire « niveau de vie américain » ; le perpétuel retour des pays d’Amérique centrale et d’Amérique du Sud dans les difficultés économiques, malgré des réussites périodiques (bien qu’irrégulières) dans les tentatives de les surmonter ; la relégation d’une grande partie de l’Afrique, malgré ses immenses ressources naturelles, dans un état de misère tenace, sauf pour la poignée de dirigeants qui planquent les revenus du pétrole et des minerais dans les banques suisses ; les limites analogues des capitalismes russe et chinois face aux intrigues des anciens apparatchiks du parti devenus millionnaires ; et l’entassement, sans précédent dans l’histoire, de centaines de millions de chômeurs et de travailleurs pauvres dans les bidonvilles gigantesques où vit désormais la majorité de la population mondiale. Voici la réalité qui persiste sous l’alternance de récession et d’expansion, de crises de la dette et de leurs solutions temporaires, de chutes de la monnaie et de paniques financières qui se répercutent d’un bout à l’autre du monde depuis trente ans.

Et c’est cette réalité qui a enfin attiré l’attention des Américains en cette fin septembre 2008. Les Américains ont été déstabilisés par l’attaque d’Al Qaida contre le World Trade Center il y a sept ans, et surpris d’apprendre que les Etats-Unis ont des ennemis capables de leur infliger de réels dommages et décidés à le faire. Mais ils en sont vite revenus. La menace actuelle est bien plus sérieuse et aura un impact bien plus important, parce qu’elle ne vient pas de l’extérieur, d’un ennemi étranger qui déteste « nos valeurs », mais de l’intérieur, des ces valeurs mêmes, de l’amour de la liberté, en tout cas de la liberté de faire des affaires.

C’est exactement pour cette raison que la nature du problème est difficile à comprendre, même pour ceux qui le souhaiteraient. D’où ces dénonciations constantes, de la part des hommes politiques, des experts, des chroniqueurs économiques et des simples citoyens de la rapacité, de l’irresponsabilité des entreprises, du contrôle insuffisant du gouvernement. Notre étude de l’économie d’après-guerre confirme la thèse défendue dans le premier de ces articles : le démantèlement des régulations mises en place lors de la Grande Dépression afin de limiter les fantaisies financières – sur l’ordre des plus grandes banques qui voulaient contrôler des opérateurs marginaux mais compétitifs – rendit possible le niveau de bien-être connu pendant plus de vingt ans ainsi que sa distribution de plus en plus inégale. Sans l’exubérante expansion du crédit au cours de ces années, nous aurions depuis longtemps été confrontés au déclin économique qui se profilait au milieu des années 1970. Aujourd’hui, les gains économiques d’autrefois fondent comme les glaciers sous l’effet du réchauffement climatique, tandis que des milliers de milliards de dollars s’évanouissent sur les marchés du monde entier et que les neuf plus grandes banques américaines ont perdu plus d’argent en trois semaines qu’elles n’avaient réalisé de bénéfices en trois ans depuis 2004. Malgré la promptitude de publications comme The Economist (dont le numéro du 18 octobre 2008 était titré « Le capitalisme aux abois ») à reconnaître que le système économique est en grand danger en raison des désordres actuels (sans parler de l’horreur qu’éprouvent les politiques Républicains purs et durs en découvrant l’aspect « socialiste » de l’aide du gouvernement aux établissements bancaires), il est toujours difficile pour les gens de comprendre que la présente crise est une conséquence non de la rapacité et de la dérégulation, mais bien de la dynamique à long terme du capitalisme lui-même.

Le prochain article explorera cette dynamique dans le but d’aider à saisir la situation dans laquelle nous nous trouvons – situation qui nous met en danger tout en nous offrant la possibilité de changer pour un meilleur système.

P. M. Jr

NOTES

(1) Traduction française de Jean de Largentaye dans la « Bibliothèque Scientifique Payot », 388 pages, 23,50 €. Cet ouvrage est aussi publié en ligne à l’adresse http://dx.doi.org/doi:10.1522/cla.k...

(2) Voir Echanges n° 126 (automne 2008), ou en anglais : www.brooklynrail.org/2008/10/expres...

(3) L’Economie mondiale au XXe siècle, Etudes du Centre de développement, OCDE, 1989, épuisé. Angus Madisson a aussi écrit : L’Economie mondiale : une perspective millénaire, OCDE, Paris, 2001, et L’Economie mondiale : statistiques historiques, Editions de l’OCDE, 2003. (NDE.)

(4) Ce camp militaire construit en 1936 et situé dans l’Etat du Kentucky, au sud-ouest de Louisville, abrite la réserve d’or des Etats-Unis depuis 1937.

(5) « 401(k)s » : en 1978, fut ajoutée au code fiscal américain une disposition permettant à un salarié d’épargner pour sa retraite tout en différant ses prélèvements fiscaux jusqu’au retrait de son épargne.. Différentes modifications ultérieures firent que ces cotisations concernaient aussi bien les contributions salariés et employeurs, qu’elles pouvaient faire l’objet d’accords d’entreprise, que les placements garantissant ces retraites pouvaient faire l’objet de fonds spéciaux souscrivant des actions de l’entreprise (voir l’affaire Enron). Ce système de retraite, compliqué, était particulièrement intéressant pour les employeurs qui pouvaient en se mettant sous cette législation échapper à des obligations contractuelles. Pour plus de détails on peut consulter l’article « 401 K » sur le site Wikipedia.


De Paul Mattick Jr, outre les articles sur la crise En plein brouillard, Des hauts et des bas et Que faire ?, voir aussi Entretien avec Paul Mattick Jr.

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