Ce texte signé "Venemous Butterfly and Willful Disobedience" (Papillon vénéneux et Désobéissance volontaire) fait partie d’un ensemble de traductions réalisées par nos soins pour le prochain numéro de la revue "Ni patrie ni frontières". C’est notamment parce que nous avons des désaccords profonds avec les théories de "l’insurrectionisme" (théories dont on retrouve des bribes et des fragments dans d’autres courants radicaux spontanéistes ou gauchistes postmodernes) que, conformément à l’objectif de cette revue, nous traduisons ces textes fortement inspirés par ceux d’Alfredo Maria Bonanno, militant anarchiste, condamné à 18 mois de prison pour sa brochure « La Joie armée » et à 6 ans de prison en 2004 pour une prétendue participation à bande armée. Ils nous ont semblé plus intéressants que certains écrits français récemment promus pour leurs prétendues qualités littéraires.... Ni patrie ni frontières.
(Publié dans Killing King Abacus No. 2, été 2001)
L’anarchisme insurrectionnel n’est pas une solution idéologique à tous les problèmes sociaux, une marchandise sur le marché capitaliste des idéologies et des opinions, mais une pratique en cours visant à mettre fin à la domination de l’État et à la perpétuation du capitalisme, pratique qui exige des analyses et des discussions pour progresser. Nous ne recherchons pas une société idéale et ne souhaitons pas offrir une image de l’utopie destinée à la consommation publique. À travers l’histoire, la plupart des anarchistes, à l’exception de ceux qui pensaient que la société allait évoluer jusqu’au moment où elle se débarrasserait elle-même de l’Etat, ont été des anarchistes insurrectionnels. Plus simplement, cela signifie que l’État ne s’éteindra pas tout seul, que les anarchistes doivent donc attaquer, car attendre conduit à la défaite ; ce dont nous avons besoin, c’est d’une mutinerie ouverte et de l’extension de la subversion parmi les exploités et les exclus. Dans ce texte, nous exposons quelques conséquences de notre réflexion (la nôtre et celle de quelques autres anarchistes insurrectionistes) sur ce problème vital : si l’Etat ne disparaît pas de lui-même, comment mettre fin à son existence ? L’anarchisme insurrectioniste est donc essentiellement une pratique, et il se concentre sur l’organisation de l’attaque. Ces notes ne sont absolument pas une réflexion close ou un produit fini ; nous espérons alimenter une discussion en cours, et nous serons heureux de connaître vos réactions (les réponses les plus intéressantes seront publiées dans le prochain numéro de Hot Tide). Une grande partie des réflexions qui suivent proviennent des numéros précédents d’Insurrection et de brochures parues chez Elephant Editions.
1. L’Etat ne disparaîtra pas tout seul. Il faut l’attaquer
L’État du Capital ne « disparaîtra » pas, comme semblent le croire de nombreux anarchistes, qui non seulement se retranchent dans une position abstraite d’ « attente », mais dont certains ont même ouvertement condamné les actes de ceux pour qui la création d’un monde nouveau dépend de la destruction de l’ancien. L’attaque est le refus de la médiation, de la pacification, du sacrifice, des accommodements et des compromis. C’est en agissant et en apprenant à agir, et non par la propagande, que nous allons ouvrir la voie à l’insurrection, même si la propagande peut servir à clarifier notre façon d’agir. Attendre ne nous enseigne qu’à attendre davantage ; en agissant, nous apprenons à agir. La force d’une insurrection est sociale, et non militaire. La mesure dont nous nous servons pour évaluer l’importance d’une révolte généralisée n’est pas l’affrontement armé, mais, au contraire, l’amplitude de la paralysie de l’économie, de la normalité.
2. Auto-activité contre gestion de la révolte : de l’insurrection à la révolution
En tant qu’anarchistes, la révolution est notre point de référence constant, peu importe l’activité ou le problème qui nous préoccupe. Mais la révolution n’est pas un mythe qui nous servirait simplement de point de référence. Précisément parce qu’il s’agit d’un événement concret, elle doit être construite quotidiennement par des tentatives plus modestes qui n’ont pas toutes les caractéristiques libératrices de la révolution sociale dans le vrai sens du terme. Ces tentatives plus modestes constituent elles aussi des insurrections. En leur sein, le soulèvement des individus les plus exploités et les plus exclus de la société et le soulèvement de la minorité la plus sensible politiquement ouvrent la voie à la possible implication de couches exploitées de plus en plus vastes au cours d’un flux de révolte qui pourrait conduire à la révolution. Nous devons développer nos luttes, à moyen et à long terme, en même temps. Il nous faut adopter des stratégies claires afin de pouvoir utiliser des méthodes différentes d’une façon coordonnée et féconde. Autonomie de l’action : l’autogestion de la lutte signifie que ceux qui se bagarrent sont autonomes dans leurs décisions et leurs actions ; une telle démarche s’oppose à une organisation de synthèse qui essaiera toujours de prendre le contrôle de la lutte. Les luttes synthétisées au sein d’une seule organisation qui exerce le contrôle sont facilement intégrées dans la structure du pouvoir de la société actuelle. Les luttes auto-organisées sont, par nature, incontrôlables à condition qu’elles se diffusent sur l’ensemble du terrain social.
3. Incontrôlabilité contre gestion de la révolte : l’extension de l’attaque Il n’est jamais possible de prévoir l’issue d’une lutte. Même une lutte limitée peut avoir les conséquences les plus inattendues. Aucune méthode ne peut garantir à l’avance le passage des diverses insurrections – limitées et circonscrites – à la révolution. Ce que craint le système, ce ne sont pas ces actes de sabotage en eux-mêmes, mais leur propagation à toute la société. Tout individu prolétarisé qui dispose même des plus modestes moyens peut se fixer des objectifs, seul ou avec d’autres. Il est matériellement impossible à l’État et au Capital de contrôler, de façon policière, l’ensemble du territoire social. Toute personne qui veut vraiment contester le réseau de contrôle social peut apporter sa propre contribution théorique et pratique à cette contestation. L’apparition des premiers liens et des premières chaînes brisés coïncide avec la diffusion des actes de sabotage. La pratique anonyme de l’auto-libération sociale pourrait s’étendre à tous les domaines, et ainsi briser les codes mis préventivement en place par le pouvoir. De par leur simplicité et leur spontanéité, les petites actions, facilement reproductibles, qui reposent sur des moyens simples et à la disposition de tous, sont incontrôlables. Elles se gaussent des développements technologiques les plus avancés de la contre-insurrection.
4. Conflictualité permanente contre médiation avec les forces institutionnelles La conflictualité doit être considérée comme un élément permanent dans le combat contre les détenteurs du pouvoir. Quand cet élément est absent d’une lutte, nous sommes poussés à la médiation avec les institutions, nous nous habituons à la délégation de pouvoir et nous mettons à croire en une émancipation illusoire qui se réaliserait grâce à un décret parlementaire, au point de participer activement nous-mêmes à notre propre exploitation. Il existe peut-être des raisons individuelles de douter lorsque l’on tente d’atteindre ses objectifs avec des moyens violents. Mais lorsque la non-violence est élevée au niveau d’un principe inviolable, et que la réalité se ramène à une distinction entre ce qui est « bon » et ce qui est « mauvais », alors les arguments perdent toute valeur, et nous nous mettons à tout analyser en termes de soumission et d’obéissance. Les responsables du mouvement altermondialiste, en prenant leurs distances avec certaines actions et en dénonçant d’autres, ont clarifié au moins un point : leurs principes – qu’ils se sentent tenus de respecter – les amènent à revendiquer un pouvoir sur l’ensemble du mouvement.
5. L’illégalité : l’insurrection ce n’est pas seulement dévaliser les banques
L’anarchisme insurrectionnel n’est pas une morale de survie : nous avons tous des façons différentes de survivre, souvent en faisant des compromis avec le Capital, selon notre position sociale, nos talents et nos goûts. Nous ne sommes certes pas opposés, pour des raisons morales, à l’utilisation de moyens illégaux pour nous libérer des chaînes de l’esclavage salarié afin de vivre et de mener à bien nos projets, mais nous ne fétichisons pas l’illégalisme, pas plus que nous ne le transformons en une sorte de religion avec ses martyrs ; pour nous, il représente simplement un moyen, et souvent un bon moyen.
6. Organisation informelle : ni révolutionnaires professionnels, ni militants, ni organisations permanentes
Du parti (ou du syndicat) à l’auto-organisation : De profondes divergences existent au sein du mouvement révolutionnaire : le courant anarchiste privilégie la qualité de la lutte et son auto-organisation ; le courant autoritaire privilégie la quantité et la centralisation. L’organisation sert à des tâches concrètes : ainsi, nous sommes contre les partis, les syndicats et les formes d’organisation permanente, qui ont pour fonction de synthétiser la lutte et deviennent des éléments d’intégration pour le Capital et l’État. Leur but devient d’assurer leur propre existence ; dans le pire des cas, ils construisent d’abord l’organisation pour ensuite trouver ou créer la lutte. Notre tâche est d’agir, l’organisation n’est pour nous qu’un moyen. Nous sommes donc opposés au fait de déléguer une action ou une pratique à une organisation : nous avons besoin d’une action généralisée qui conduise à l’insurrection, pas de gestionnaires des luttes. L’organisation ne devrait pas servir à défendre certains intérêts, mais à attaquer certains intérêts. L’organisation informelle repose sur un certain nombre de camarades liés par une affinité commune ; son élément moteur est toujours l’action. Plus l’étendue des problèmes auxquels ces camarades doivent faire face est importante, plus grande sera leur affinité. La véritable organisation, la capacité effective d’agir ensemble, c’est-à-dire de savoir où se trouver les uns les autres, l’étude et l’analyse collectives des problèmes, et le passage à l’action, tout cela dépend du degré d’affinité atteint et n’a rien à voir avec des programmes, des plates-formes, des drapeaux et des partis plus ou moins camouflés. L’organisation anarchiste informelle est donc une organisation particulière qui rassemble des individus autour d’une affinité commune. La minorité anarchiste, les exploités et les exclus Nous faisons partie des exploités et des exclus, et notre tâche est donc d’agir. Pourtant, certains critiquent toute action qui ne s’intègre pas dans un grand mouvement social visible et ils nous reprochent d’« agir en lieu et place du prolétariat ». Ils conseillent d’analyser et d’attendre, au lieu d’agir. D’après eux, nous ne serions pas des exploités aux côtés des exploités, nos désirs, notre rage et nos faiblesses ne feraient pas partie de la lutte de classe. Ce discours n’est rien d’autre que la justification d’une séparation idéologique entre les exploités et les partisans de la subversion. La minorité active anarchiste n’est pas esclave des majorités, elle continue à agir contre le pouvoir, même lorsque l’affrontement de classe descend à un niveau très bas au sein des exploités. L’action anarchiste ne devrait donc pas viser à organiser et à défendre l’ensemble de la classe des exploités dans une seule grande organisation pour que celle-ci puisse surveiller le combat du début à la fin. Elle doit déterminer plutôt certains aspects spécifiques de la lutte et les mener jusqu’à la conclusion de l’attaque. Nous devons également abandonner les images stéréotypées des grandes luttes de masse, ainsi que le concept de la croissance infinie d’un mouvement qui un jour dominera et contrôlera tout. La relation avec la multitude des exploités et des exclus ne peut être conçue comme quelque chose qui doit supporter le passage du temps, c’est-à-dire être fondée sur une croissance à l’infini et sur la résistance contre l’attaque des exploiteurs. Elle doit avoir une dimension plus réduite, plus spécifique, qui est précisément celle de l’attaque et non pas une relation d’arrière-garde. Nous pouvons commencer à construire notre lutte de façon à ce qu’émergent les conditions de la révolte latente et que des conflits latents puissent se développer et être mis en avant. De cette façon, un contact s’établit entre la minorité anarchiste et la situation spécifique où la lutte peut être développée.
7. L’individu et le social. Individualisme ou communisme, un faux dilemme Nous nous saisissons de ce qu’il y a de meilleur dans l’individualisme et de meilleur dans le communisme. L’insurrection commence avec le désir des individus de sortir de situations limitées et contrôlées, le désir de se réapproprier la capacité de créer sa propre vie, comme chacun le souhaite. Cela suppose qu’ils surmontent la séparation entre eux et leurs conditions d’existence. Lorsqu’une minorité, les privilégiés, contrôlent les conditions d’existence, il n’est pas possible, pour la plupart des individus, de déterminer vraiment leur existence selon leurs critères. L’individualité ne peut s’épanouir que lorsque l’égalité d’accès à des conditions d’existence est la réalité sociale. Cette égalité d’accès est le communisme, ce que les individus en font dépend seulement d’eux et de ceux qui les entourent. Les individus impliqués dans le véritable communisme ne sont pas tous identiques et n’ont pas tous la même identité. Ce sont les rôles sociaux imposés par le système actuel qui nous enferment dans une identité ou une façon d’être identique. Il n’y a pas de contradiction entre l’individualité et le communisme.
8. Nous sommes les exploités, nous sommes la contradiction : nous n’avons pas le temps d’attendre Le capitalisme est certes soumis à des contradictions profondes qui le poussent à adopter des procédures d’adaptation et d’évolution visant à éviter les crises périodiques qui le frappent ; mais nous ne pouvons pas nous réfugier dans le berceau de l’attente jusqu’à ce que ces crises surviennent. Quand elles arriveront, elles seront les bienvenues si elles contribuent à accélérer les éléments du processus insurrectionnel. En tant qu’exploités, cependant, nous sommes la contradiction fondamentale du capitalisme. Ainsi, la situation est toujours mûre pour l’insurrection, de même que nous pouvons constater que l’humanité aurait pu mettre fin à l’existence de l’Etat à n’importe quel moment de son histoire. Une rupture dans la reproduction continue de ce système d’exploitation et d’oppression a toujours été possible.
Annexe : Choisir de servir
Plus un système social pratique la participation, plus total est le contrôle qu’il exerce de sorte que chaque individu s’identifie à son rôle à l’intérieur du système. En d’autres termes, une structure démocratique se révèle la plus efficace lorsqu’elle se développe au point d’intégrer les individus au sein d’un système social, afin qu’ils aient l’impression d’être un rouage essentiel de la machine sociale. Les révoltes partielles, qui se donnent des objectifs « radicaux », qui utilisent des méthodes démocratiques ou qui exigent davantage de justice, d’égalité ou de participation aux processus démocratiques, lubrifient les engrenages du contrôle social. Ceux qui se révoltent contre le contexte social dans sa totalité, tel qu’ils l’affrontent dans leur vie quotidienne, sont traités de « hooligans », de « délinquants », d’ennemis du « peuple ». Le système démocratique ne peut pas les tolérer, mais ils sont aussi rejetés par les processus de décisions fondés sur le consensus, processus prônés par des groupes soi-disant radicaux et anarchistes. En effet, leurs actions minent la base idéologique de tels systèmes car ils montrent que la liberté individuelle émerge de l’activité auto-déterminée, et non d’un quelconque processus de prise de décisions. Les groupes révolutionnaires se contentent d’exclure de leurs rangs de tels fauteurs de troubles, mais dans le contexte social général, ces derniers doivent être punis, réhabilités ou détruits si le système les attrape. La démocratie n’est jamais anarchiste, quel que soit son degré de démocratie directe. Les décisions démocratiques ne sont ni des décisions ni des actions prises par des individus libres. Ce sont simplement des choix entre des options offertes par le contexte social, choix séparés des actions des individus et utilisées pour les contrôler, les soumettre à la volonté du groupe, de la société. Choisir, dans le cadre d’un processus démocratique, c’est choisir de servir, choisir d’être l’esclave d’une volonté extérieure à soi-même. Aucun esprit libre n’acceptera la volonté issue d’une majorité ou du consensus d’un groupe comme une façon de déterminer comment vivre, pas plus qu’il n’acceptera la volonté d’un dictateur ou d’un Comité central. Je ne veux pas simplement avoir mon mot à dire sur la façon dont la société crée ma vie, je veux que ma vie m’appartienne afin de créer comme je le désire. Venemous Butterfly (Papillon Vénéneux)
Traduit de l’anglais par Ni patrie ni frontières