mondialisme.org

ASIE

Evolutions du travail salarié au Japon

lundi 5 janvier 2009

Le mythe d’un modèle japonais fondé sur l’emploi à vie a cessé de fonctionner. En fait, ce modèle n’a jamais existé. Aux anciennes formes de précarité s’en sont ajouté de nouvelles, qui ont pour effet d’ébranler la dévotion des travailleurs à leur entreprise et les relations entre employeur et employé

Le Japon a longtemps préservé son économie du capitalisme international bien que la prospérité du pays reposât essentiellement sur l’importation de presque toutes ses matières premières et l’exportation de ses produits manufacturés. Le rôle de l’Etat se limitait, jusqu’à il y a quelques années, à protéger le marché intérieur au profit des entreprises japonaises et aider celles-ci à s’implanter sur les marchés extérieurs.

Or, depuis le début des années 1990, le capitalisme japonais est confronté aux conséquences de l’interdépendance économique mondiale sur son organisation du travail salarié et des rapports sociaux, à une explosion du travail précaire et aux bouleversements sociaux qui l’accompagnent, l’une et les autres se conjuguant au gré des besoins du patronat et des résistances des salariés présents ou futurs.

L’emploi à vie

La vulgate d’une spécificité d’un « capitalisme à la japonaise », répandue dans le sillage du décollage économique du Japon dans les années 1960, prétendait entre autres qu’il assurait l’emploi à vie à ses salariés.

En fait, l’emploi à vie n’a jamais concerné qu’une minorité de travailleurs : essentiellement les hommes employés par de grandes entreprises. Le concept d’emploi à vie avait surtout valeur de propagande. L’emploi à vie n’est pas garanti par le droit du travail japonais, tout travailleur pouvant être licencié avec un préavis de trente jours. Et le départ volontaire des employés concernés ou leur externalisation, assez fréquente au Japon, en réduit aussi la portée.

Une étude de l’OCDE datant de 1991 montrait, par exemple, que les employés japonais n’étaient guère plus nombreux que leurs congénères français à passer toute leur vie de travail dans une même entreprise : le pourcentage de ceux ayant plus de vingt ans d’ancienneté était alors de 19,3 % au Japon, et de 15,8 % en France. Il est vrai, toutefois, qu’en cas de crise les grandes entreprises japonaises hésitaient autrefois à licencier leurs personnels en période de récession et les gardaient, même sous-occupés. Quant aux employés des petites et moyennes entreprises (PME), ils sont exclus de l’emploi à vie à cause de la fragilité économique de ces entreprises, et les femmes parce que leur travail est généralement considéré au Japon soit comme un appoint financier aux finances d’un ménage, soit comme une période d’attente avant de se marier et de faire des enfants.

Les journaliers

Il y avait, en outre, dans le Japon de l’après-deuxième-guerre mondiale, des travailleurs qui ne pouvaient prévoir de quoi le lendemain serait fait. Ils appartenaient aux plus basses couches des exploités : travailleurs du bâtiment, manutentionnaires de toutes sortes, ouvriers sur les chantiers routiers, etc. Travailleurs à la journée (hiyatoi rôdôsha), ils étaient généralement sélectionnés à potron-minet par des sous-traitants. Les plus âgés restaient ordinairement sur le carreau et les plus jeunes profitaient du plein emploi pour s’accorder des pauses de plusieurs jours, parfois même de plusieurs semaines, de temps à autre.

Vers la fin des années 1980, on trouvait encore des lieux d’embauche (yoseba), qui pouvaient recouvrir tout un quartier dans les grandes villes, où se rassemblaient, et parfois vivaient, ces travailleurs. Selon un Rapport annuel sur les mesures contre le chômage (Shitsugyô taisaku nenkan) du bureau pour l’emploi du ministère du Travail (Rôdôshô shokugyô kyoku) pour l’année 1990, on comptait, par exemple, 24 000 journaliers fréquentant le quartier de Kamagasaki, dans l’arrondissement de Nishinari à Ôsaka ; 15 000, dans le quartier de San.ya, arrondissement de Taitô à Tôkyô ; 5 000, dans le quartier de Kotobuki à Yokohama ; plusieurs centaines à Nagoya, Amagasaki ou Fukuoka. Chiffres critiqués par plusieurs observateurs pour être approximatifs et sous-estimés.

Se regroupaient dans ces quartiers de nouveaux arrivants de la campagne, des chômeurs, des travailleurs sans qualification et des gens rejetés par la société du fait de leurs origines géographiques ou sociales, ou bien encore qui avaient fui, ou toujours refusé, la normalité du système du travail japonais. Ces quartiers, où résidait une population turbulente, étaient quadrillés par la pègre (yakuza) et la police, et fréquemment secoués par des révoltes, principalement en hiver au moment où la température obligeait les journaliers à faire des feux dans la rue, hors la loi.

Les gauchistes tentaient de s’y implanter à leurs risques et périls. Le 22 décembre 1984, par exemple, Satô Mitsuo était assassiné à San.ya par un yakuza lié à l’extrême droite, onze jours après avoir commencé le tournage d’un documentaire sur les conditions des travailleurs de ce quartier, le système d’embauche et leur lutte contre la police, la pègre et l’extrême droite. Yamaoka Kyôichi, membre d’un collectif de syndicalistes et d’humanitaires, Groupe pour la lutte à San.ya (San.ya sôgidan), achèvera le film en décembre 1985 et lui donnera pour titre Yama – yararetara yarikaese (Yama – coup pour coup ! [l’idéogramme san peut aussi se lire yama]). Yamaoka sera lui-même assassiné à Shinjuku, un quartier de Tôkyô, le 13 janvier 1986, par un autre yakuza.

Les rabatteurs ne viennent plus à San.ya depuis la récession qui a touché le Japon au début des années 1990 après une longue période de bulle financière, principalement nourrie par des crédits gagés sur l’immobilier. Le quartier n’attire plus que des touristes, japonais et étrangers, qui n’en connaissent souvent même pas le nom, ou ne font pas le lien avec l’ancien quartier des journaliers. Les Japonais lisent aujourd’hui fréquemment les deux idéogrammes composant le nom de ce quartier Yamatani au lieu de San.ya (le japonais possède plusieurs prononciations par idéogramme,). Il est maintenant connu pour ses nombreuses auberges peu onéreuses : autour de 3 000 yen (environ 20 euros) la nuit pour une chambre de trois tatami (environ 5 m2), ce qui est trois fois moins cher que le prix d’une chambre dans les Bijinesu hoteru (Business Hotel), hôtels de basse catégorie. Les anciens habitants, vieux et sans travail, ne peuvent plus se loger dans le quartier. Quelques-uns en sont partis, d’autres campent dans les parcs, voire dorment dans la rue.

Les immigrés

Les migrants ont peu à peu remplacé les journaliers sur les chantiers du bâtiment et des travaux publics dès les années 1980. Pendant les années 1990, les Iraniens formaient le gros de cette main-d’œuvre surexploitée grâce à des accords avec l’Iran, fournisseur de pétrole au Japon, qui leur permettaient d’obtenir à la frontière japonaise un visa touristique de trois mois sans visa préalable. Ce privilège fut supprimé sous le prétexte que ces pseudo-touristes travaillaient et que certains outrepassaient la durée de leur visa ; il le fut surtout parce que ces travailleurs clandestins se regroupaient en fin de semaine dans le quartier commerçant de Harajuku, en plein centre de Tôkyô, près du temple dédié à la mémoire de l’empereur Meiji. Les Iraniens y occupaient par centaines un espace libre près de la piscine de Yoyogi où des stands offraient une nourriture de leur pays et où des groupes, uniquement constitués d’hommes, se répandaient en palabres interminables. Ils ont été depuis remplacés par des Chinois, des Asiatiques du Sud-Est ou des Pakistanais, plus discrets.

A partir du début des années 2000, une autre vague d’immigrants, moins défavorisés, est venue s’ajouter à la précédente, par suite du peu d’intérêt manifesté par les jeunes Japonais pour les études scientifiques ; la concurrence d’ingénieurs venus de Chine ou d’Inde, de haut niveau et disponibles à moindre coût, accentuant ce désintérêt, malgré l’assurance d’un choix de 4,26 postes une fois sortis de l’école, contre en moyenne 0,98 emploi par diplômé dans les autres branches. Pour compenser les vides, les agences de placement recrutent de plus en plus d’ingénieurs sud-coréens, profitant de ce que ces jeunes diplômés pâtissent d’un taux de chômage élevé dans leur pays qui les incite à tenter leur chance au Japon et le ministère de l’Economie, du Commerce et de l’Industrie a créé, un fonds spécial doté de 30 millions de yens (environ 180 000 euros) par an, afin d’offrir des formations en japonais et des stages à des étudiants d’Asie. Le gouvernement espère ainsi porter à 300 000 en 2015 le nombre de diplômés étrangers hautement qualifiés employés au Japon, alors qu’ils n’étaient que 158 000 en 2006.

Notons que le Japon ne compte encore, officiellement, que 2 millions d’étrangers sur 128 millions d’habitants : les Coréens, autrefois première minorité par le nombre (593 000), sont aujourd’hui dépassés par les Chinois (606 800) ; viennent ensuite les Brésiliens (300 000), descendants des immigrés japonais en Amérique latine à la fin du xixe siècle, et les Philippins (200 000).

Précarités nouvelles

Le gouvernement et le patronat ont longtemps hésité, comme toujours au Japon, avant de se résoudre à adopter des mesures de flexibilisation du travail, en partie parce qu’ils en appréhendaient les répercussions sociales. C’est le gouvernement de Koizumi Jun.ichirô (2001-2006) qui a inscrit dans la loi des mesures que la période exigeait : privatisations, plus grande ouverture des entreprises japonaises à l’actionnariat international, précarisation du travail, aides aux délocalisations, etc.

Les salaires des travailleurs sous contrats à durée indéterminée ont été réduits. Ce fut assez facile du fait de la composition du salaire au Japon, divisé entre salaire de base et primes (bonus), l’une versée en été et l’autre en hiver, qui peuvent, surtout dans les grandes entreprises, parfois équivaloir à un mois ou plus du salaire de base chacune : il a suffit de geler les salaires et de diminuer le montant des primes, sinon les supprimer.

Puis, le licenciement fait dorénavant partie de la gestion du personnel des entreprises japonaises, ce qui explique en partie la hausse du taux de chômage depuis quelques années. Officiellement autour de 4 %, il est certainement en réalité plus élevé si l’on considère la méthode de calcul de ce taux et la pratique, certes moins étendue qu’autrefois mais toujours appliquée par les plus grandes entreprises, du maintien d’effectifs pléthoriques.

Surtout, l’emploi précaire, qui avait commencé à se répandre dès la fin des années 1990, s’est considérablement accru. Le Keidanren, le plus important des syndicats patronaux, a fait pression sur le gouvernement, et les garde-fous qui encadraient l’emploi précaire ont peu à peu disparu. En 2003, l’éventail des métiers accessibles aux intérimaires a été élargi à l’industrie et la limite de durée des contrats est passée de un à trois ans. La réalité de cette précarisation du travail se retrouve dans la floraison du vocabulaire la désignant : arubaito (Arbeit, mot allemand pris dans un sens détourné, qui vaut notre job en France, emprunté à l’anglais), furîtâ (freeter, contraction de free, emprunté à l’anglais, et de ter, fin d’Arbeiter, emprunté à l’allemand), pâtotaimâ‚ (de l’anglais part timer), kikankô (travailleur temporaire, lorsque l’on parle d’un ouvrier d’usine), hakenshain (détaché par une agence d’intérim).

Selon des chiffres du Bureau des statistiques du ministère des Affaires publiques (Sômushô tôkeikyoku) datant du début de cette année 2008, 34 % des salariés avaient un travail précaire contre 15,3 % en 1984 ; en 1999, ce taux n’était encore que de 25,6 %. Notons, toutefois, que les données pour 2008 témoignent, avant tout, d’un accroissement des disparités entre hommes (18,7 %) et femmes (54,2 %). Faute de précisions, je n’ai pas pu savoir comment cette précarité se répartissait entre les trois secteurs de l’activité économique : agriculture, industrie et services.

Nombre de précaires souffrent de leur situation et d’une rémunération à peine supérieure au salaire minimum. En général, le salaire horaire d’un travailleur sous contrat à durée déterminée équivaut à 60 % de celui d’un salarié en contrat à durée indéterminée, et, bien que le pays connaisse une pénurie de main-d’œuvre, peu d’employés non réguliers peuvent espérer obtenir un emploi stable, réservé aux jeunes recrutés à la sortie de l’école et formés par l’entreprise. Depuis avril 2008, une loi sur le temps partiel interdit toute discrimination, notamment de salaire, entre travailleurs occupant des postes similaires ; mais elle n’est quasiment pas respectée. Inquiet de la multiplication des travailleurs pauvres et de ses effets imprévisibles sur l’ensemble de la société, le gouvernement a, le 6 août 2008, incité les 47 préfectures du pays à augmenter de 15 yen (0,08 euros) le salaire horaire minimum, variable selon les préfectures sans être inférieur à 687 yen (4,07 euros).

Mentalités nouvelles

Ces mutations dans l’organisation du travail ont pour effet d’ébranler un des piliers de la réussite économique des entreprises japonaises : la dévotion des travailleurs à leur entreprise, qui reflétait une conception du travail et de la relation paternaliste entre employeur et employé, a sombré avec la disparition des protections que les entreprises offraient à leurs personnels. Aujourd’hui, les travailleurs japonais n’hésitent plus à intenter un procès pour compensation d’un excès de travail ; et la fréquence des suicides (81 cas en 2007) en raison des conditions de travail augmente, elle aussi. Jusqu’à présent, quel que soit le nombre d’heures passées en sus des heures de travail normales, les employés ne portaient que rarement plainte en justice et préféraient négocier avec leur employeur. Aidés par de nouveaux petits syndicats et des avocats bénévoles, les travailleurs abusés n’hésitent plus à demander réparation. En novembre 2007, la famille d’un salarié mort par excès de travail (karôshi) chez Toyota obtenait ainsi un jugement d’un tribunal de Nagoya en sa faveur qui obligeait le constructeur automobile à l’indemniser. Après quoi, Toyota décidait de rétribuer l’ensemble des heures passées par ses employés à réfléchir sur les améliorations de la production. D’autres groupes tels que Seven-Eleven (supérettes), Uniqlo (magasins de vêtements), ou bien encore McDonald’s, ne jouant pas sur le traditionnel esprit maison mais sur les lacunes du droit du travail et les tensions du marché de l’emploi, avaient innové : l’employeur promouvait un salarié au statut de cadre, ce qui lui permettait de ne pas lui payer d’heures supplémentaires. Ces cadres sur le papier (nabakari kanrishoku), comme la presse les a baptisés, se sont rebellés et, en janvier, McDonald’s a été condamné à payer 7,5 millions de yens (45 000 euros) à un de ses managers. Le souci d’éviter des procès qu’elles ont toute chance de perdre et la mauvaise publicité poussent depuis les entreprises à dédommager au plus vite leurs salariés lésés.

Depuis les années 1980, les jeunes générations de cols bleus japonais ne cherchent du travail que pour gagner l’argent qui leur permettra de vivre et n’éprouvent plus qu’un faible attachement sentimental à l’entreprise, contrairement à leurs aînés. Ils refusent le plus souvent d’assumer les tâches dites 3 K : kiken (dangereuses), kitanai (sales) et kitsui (pénibles), auquelles se sont ajoutées d’autres raisons de rejet : kyûryô (le salaire, quand il est trop bas) et kekkon (le mariage, rendu difficile par les conditions de travail), ainsi que, plus tard, kyûka ga sukunai (pas assez de temps libre) et kakkô warui (un métier dévalorisant). Certains jeunes, hostiles au modèle traditionnel du salaryman (salarié fidèle à son entreprise), choisissent de ne vivre que de petits boulots (freeters). Depuis une trentaine d’années, l’industrie, principalement, a du mal à recruter et connaît une forte instabilité du personnel.

Par ailleurs, hors de l’entreprise, une nouvelle forme de résistance, apparue il y a une vingtaine d’années, tend à se répandre et pourrait, à terme, mettre la société en danger : ceux qui vivent par ordinateur interposé. Ceux-là entrent en contact avec leurs pairs grâce aux technologies de l’information et font généralement preuve d’une totale absence d’intérêt pour le vulgum pecus, une forme de contestation que nos sociétés modernes n’ont pas encore appris à gérer efficacement. Ils ont leurs propres lieux de rencontre dans la ville et s’adressent les uns aux autres par un mot signifiant tu : otaku. Les Japonais en sont donc venus à les désigner de ce même mot ; en anglais, on les appelle geek.

Akihabara, quartier de Tôkyô célèbre pour ses magasins d’informatique, est un de ces lieux de rencontre. Le 8 juin 2008, Katô Tomohiro, un garçon de 25 ans, a tué sept personnes et en a blessé dix avec un couteau de survie, justement dans ce quartier. Ce fait divers a été amplifié dans les médias japonais qui relient cette montée de la criminalité à la précarisation croissante des salariés, soulignant que Katô Tomohiro était intérimaire bien que diplômé de mécanique automobile, et ne parvenait pas à décrocher un poste fixe.

J.-P. V.

SPIP | squelette | | Plan du site | Suivre la vie du site RSS 2.0