Il y a quelques années, la police américaine est tombée sur un DVD de fabrication artisanale, apparemment mis en circulation par des dealers et largement répandu dans la banlieue ouest de Baltimore (Maryland). Il contenait des menaces non voilées, non seulement contre les mouchards mais aussi contre tous ceux qui pouvaient être suspects d’avoir « parlé » avec la police. Même si cette dernière parvint à remonter à la source de cette diffusion et à mettre sous les verrous ses auteurs à l’occasion d’autres affaires délictueuses et à diffuser de son côté son propre DVD encourageant les habitants de la ville à « continuer à parler », toute l’affaire a soulevé et soulève encore un débat sur les causes et les conséquences du refus de « moucharder », profondément ancré maintenant à Baltimore.
Cette attitude – le refus de participation avec les autorités – a pris rapidement une telle dimension et a de telles conséquences, que malgré la contre-offensive de la police, non seulement elle n’a pas disparu mais au contraire elle a empiré. Quand par exemple se produit un échange de coups de feu, personne n’a rien vu, même si la fusillade a eu lieu dans une rue surpeuplée. Les témoins oculaires, effrayés, refusent de témoigner. Et bien des affaires litigieuses n’ont aucune suite et doivent être classées, ce qui devient particulièrement frustrant pour les autorités.
Alors que se développe cette « non-coopération » largement répandue, on a pu voir l’usage récurrent, heureusement encore peu fréquent, de bombes incendiaires lancées sur les maisons de ceux qui avaient tenté de faire quelque chose contre le trafic de drogue dans leur communauté. Le cas le plus tragique fut l’incendie, en 2002, d’une maison au bas de Greemont Avenue, qui vit périr les six membres de la famille Dawson. Depuis lors, des attentats semblables ont eu lieu à Harwood Waverly et ailleurs, apparemment dans le but non de tuer ou de blesser, mais d’envoyer un avertissement.
Quelques-uns voient dans cette campagne « Arrêter de moucharder » rien d’autre qu’une saine méfiance de la police. Les communautés ouvrières, historiquement, n’ont-elles pas, partout dans le monde, été très méfiantes à l’égard de la police, et avec d’excellentes raisons ? Les policiers sont perçus de façon quasi viscérale comme les défenseurs de lois dirigées contre les pauvres et contre ceux qui luttent ; bien peu de gens se sentent obligés de coopérer avec elle, ni même y voient un intérêt quelconque. Bien souvent, dans le passé, on a pu voir une sympathie de base bien affirmée pour les prétendus « criminels ».
Il n’y a pas si longtemps, dans les « zones de non-droit » des républicains irlandais, quand certains propriétaires bien connus de taudis faisaient du porte-à-porte pour ramasser les loyers, ils étaient parfois accueillis à la sortie du bloc d’immeubles par un républicain irlandais qui, à la pointe du fusil, le délestait de son argent pour ensuite le redistribuer aux locataires. Le propriétaire déposait plainte, la police enquêtait, mais personne n’avait vu quoi que ce soit.
Mais cette attitude envers la police dans des communautés ouvrières fortement politisées, qu’elles soient nationalistes ou gauchistes, a toujours eu une autre contrepartie rarement mise en lumière. Si, par exemple, quelqu’un vole quelque chose dans cette même communauté, on s’en occupe, parfois très durement. Les paysans espagnols qui coopéraient très rarement avec l’Etat, lui remettaient immédiatement ceux des leurs qui les avaient volés. Si vous étiez un voleur dans de telles circonstances, il était entendu par tous ceux que cela concernait que le bouclier de protection de la communauté serait levé ; une frontière était nettement tracée entre les différents délits antisociaux et cette frontière faisait partie d’une solide solidarité sous-jacente. Cela dit non pour donner une aura romantique à quelque passé mythique ni pour signifier que les zones pauvres fussent exemptes de délits ou de crimes. Nous en sommes loin. Mais cela signifie que ces sanctions informelles étaient plus fortes que contre les délits et crimes si destructeurs dans les zones ouvrières et/ou pauvres.
Pour en revenir aux Etats-Unis, un exemple de ce que ces sanctions pouvaient signifier peut être trouvé à Detroit au début des années 1980, quand le crack commença de se répandre dans les rues. Plusieurs refuges de drogués au crack, sources de violence pour le voisinage, furent incendiés lorsque des résidents anonymes prirent la question en main et n’attendirent pas la réaction des autorités. C’est seulement alors que, et ce n’était nullement surprenant, que ces autorités réagirent en dénonçant ces « vengeurs » et en passant infiniment plus de temps à tenter de démasquer (sans succès) ceux qui étaient passé à l’action, qu’ils n’en avaient passé à tenter de virer les amateurs de crack.
Je voudrais dire qu’il y a une différence cruciale entre la morale de « arrêter de moucharder » d’aujourd’hui et la méfiance d’autrefois de la police. La situation à Baltimore aujourd’hui ressemble moins à celle d’une communauté unie pour se protéger contre la police et plus à celle des forteresses de la maffia dans l’Italie du Sud où la population se sent si impuissante qu’elle est réduite au silence, prise entre des forces qu’elle ne peut influencer. Ceci se dégage bien d’un article du Baltimore Sun (2 septembre 2007) où les mêmes mots apparaissaient dans les entretiens recueillis par le journaliste : désespoir, apathie et cynisme.
Dans de telles zones, les gens ne veulent pas voir les « flics tueurs racistes hors du ghetto » comme le proclament les slogans de quelques gauchistes sans cervelle, ils veulent « plus de police » Ce qu’ils souhaitent, c’est que la police joue fair play et abandonne le racisme. En fait, à New York, dans les années 1970, un des moyens utilisés pour permettre la « gentrification » d’un secteur et encourager les incendies criminels, fut d’en retirer toute présence policière.
Cette double conscience envers la police, pour élargir une réflexion de W. E. B. Du Bois (1), emprunte différents canaux : quelques-uns, très en colère, réclament plus de police après avoir été cambriolés par d’autres du quartier, les mêmes qui vendent librement dans la rue des objets, probablement volés dans une maison du voisinage.
J’ai vu moi-même bien souvent des gens qui jamais n’auraient appelé la police alors qu’ils savaient qui avait tiré ou volé, le faire lorsque eux-mêmes avaient été victimes de petits larcins domestiques. D’autres, qui n’arrêtent pas de se plaindre des dealers qui trafiquent au coin de la rue, piquent en douce une poignée de billets dans la poche de leur môme adolescent qui participe à ces trafics.
La drogue et la criminalité renforcent finalement le sentiment d’impuissance, celui d’être une victime et de subir l’absence de soutien social qui prévaut déjà partout aujourd’hui. L’espace public s’amenuise, les gens se renferment et la méfiance prévaut. En dépit d’une contradiction superficielle avec l’Humain, « arrêter de moucharder » n’est pas tant de la méfiance mais le reflet de la division, de la paralysie et de la peur.
C. P.
(1) William Edward Burghardt Du Bois (1868-1963), afro-américain originaire d’Haïti, milita pour la reconnaissance des droits civiques des Noirs aux Etats-Unis. Il fut sociologue, éditeur et poète. Il fut naturalisé ghanéen en 1963.