Impérialisme, « anti-impérialisme »,
et pertinence actuelle
de Rosa Luxembourg
« La classe ouvrière et la classe patronale n’ont rien en commun. » (Industrial Workers of the World, 1905)
En février 2006, la Bourse chinoise, que l’on soupçonnait depuis longtemps d’être dans une phase de bulle fugitive plongea, et dans les jours qui suivirent, ce frémissement fut ressenti sur tous les marchés boursiers mondiaux. Au cours des derniers mois, la Chine a atteint la phase « ci-reur de chaussures » de la spéculation sur le marché populaire (un investisseur américain impor-tant prit la célèbre décision de se retirer de la Bourse juste avant le krach de 1929 lorsqu’un ci-reur de chaussures le conseilla sur les actions), et après une correction (pas très bien accueillie), le marché chinois reprit sa course ascendante vers de nouveaux sommets, suivi partout avec soula-gement par les investisseurs.
Dans une perspective historique à très court terme, nous voyons que le choc mondial déclenché par ce hoquet sur un marché encore relativement réduit (ce que les personnes perspicaces appellent la « ca-pitalisation totale du marché ») est un élément tout à fait nouveau, impensable il y a seulement quelques années. Le marché chinois est capable d’avoir un tel impact parce que les spécialistes savent que toute pause, pour ne pas dire toute tendance à la baisse, dans le boom économique du pays (en moyenne plus de 10% de croissance du PNB pendant plusieurs décennies consécutives, alors que la Grande-Bretagne à son apogée au XIXe siècle semblait très impressionnante à 3 ou 4%) pourrait entraîner la fin de l’euphorie financière mondiale de notre époque. Les initiés et les experts parlent ouvertement et de plus en plus du moment (et non plus de l’éventualité) où se produira une baisse globale, ou même pour cer-tains, un cataclysme. En élargissant un peu la perspective historique, nous nous souvenons du mythe du poids lourd économique japonais de la fin des années 1980, lorsque le Palais impérial à Tokyo fut briè-vement estimé à une valeur supérieure à tout l’immobilier de Californie. Et nous nous rappelons que ce poids lourd se heurta à un mur en 1990 : la dégringolade immobilière et boursière dura quelques seize années. Il ne semble pas impossible que nous puissions un jour nous remémorer la désintégration du poids lourd chinois actuel de la même manière, mais les conséquences en seront beaucoup plus profon-des.
Toutefois, ce sont là des observations presque journalistiques et relativement superficielles sur des phénomènes découlant de réels problèmes dans le fonctionnement de l’économie actuelle ou, plus pré-cisément, de son non-fonctionnement pour une bonne partie de l’humanité.
En fait, ce que nous voyons aujourd’hui n’est que la partie émergée d’un processus en cours depuis la fin des années 1950 (on pense à l’expression proverbiale « d’une égratignure au danger de gangrène » – qui est aussi le titre d’un célèbre texte de Trotsky, NdT). Une masse sans cesse croissante de dollars nomades, ne correspondant à aucune richesse réelle dans l’économie mondiale, passent de main en main comme une patate chaude, car les Banques centrales comptent toujours sur « plus idiot » qu’elles pour les détenir lorsque ces dollars finiront par se dégonfler. Les Banques centrales d’Asie (Chine, Ja-pon, Corée du Sud et Taiwan) détiennent en ce moment plus de deux mille milliards de ces dollars no-mades, et on pense que la Chine en détiendra deux mille milliards à elle seule vers 2008.
Nous pouvons nommer « capital fictif » ces dollars, qui représentent avant tout les dettes impossibles à recouvrer durant cinq décennies de déficits chroniques de la balance des paiements américaine. Une fois décomposé, ce concept nous mène droit au cœur de cinquante ans d’histoire capitaliste et éclaire notre propre présent précaire.
Cet article tente de démontrer que, loin d’être un concept « économique » vague, le capital fictif nous entraîne directement vers les questions politiques essentielles d’aujourd’hui, et par-dessus tout vers cel-les que doit affronter la gauche révolutionnaire internationale. Pour y voir plus clair, nous devons relier ces dollars nomades et fictifs aux dynamiques géopolitiques contemporaines et à la lutte de classe qui s’y rattache.
Il y a environ 90 ans, V.I. Lénine écrivit un livre L’Impérialisme (1916), afin d’expliquer les origines de la Première Guerre mondiale, la capitulation abjecte des Partis socialistes en 1914 (à quelques no-bles exceptions près) et le soutien de ces « sociaux-patriotes » à leurs propres bourgeoisies durant ce conflit. Lénine décrivait une économie mondiale dominée par des « monopoles capitalistes » et des car-tels géants se battant pour le contrôle de la planète. Mais la conséquence politique de l’analyse de Lé-nine (tout à fait distincte de son analyse économique discutable) était multiple : il soutenait que les puis-sances impérialistes (l’Europe et les États-Unis, et plus tard le Japon, nouveau venu) « exportaient les capitaux » (idée empruntée au Britannique Hobson, membre du courant travailliste des Fabiens) qui ne pouvaient pas être profitablement investis dans les centres capitalistes ; selon Lénine, les « super profits » de cette exportation de capitaux servaient à acheter une « aristocratie ouvrière » dans les classes ouvriè-res occidentales, expliquant ainsi dans chaque pays la compromission de cette « aristocratie » avec sa propre bourgeoisie nationale.
On aurait probablement oublié le petit livre de Lénine si celui-ci n’avait pas dirigé la révolution russe un an plus tard et aidé à fonder la Troisième Internationale (communiste) dans laquelle, après sa mort en 1924, ses thèses furent conservées religieusement comme parole divine et eurent des répercussions pendant des décennies en raison de l’impact international du stalinisme.
Lénine avait déjà eu maille à partir, et en général en sa défaveur, avec une personnalité révolution-naire de son époque, Rosa Luxembourg. Dans son Accumulation du Capital (1913), ouvrage beaucoup plus fondé sur la problématique de Marx que le pamphlet de Lénine, Luxembourg soutenait que l’impérialisme exprimait la présence continue de ce que Marx avait appelé l’« accumulation primitive », un certain accroissement du « pillage » dont le capitalisme avait besoin pour compenser un déséquilibre interne généré de l’intérieur par sa dynamique. Selon Rosa Luxembourg, les marchandises et les ma-chines exportées par le capitalisme vers les paysans et les petits producteurs dans les centres capitalis-tes et dans le monde colonial en expansion étaient en fait échangées contre un énorme accroissement de richesse non rémunérée (cf. ses descriptions inoubliables du pillage des fermiers américains, des tribus africaines, des paysans égyptiens et chinois). D’après Luxembourg, ce pillage s’étendait à la classe ou-vrière elle-même par l’intermédiaire de l’impôt prélevé pour la course aux armements avant 1914, en-traînant le montant des salaires réels à passer sous le niveau nécessaire à la reproduction de cette classe. Loin de constituer une « aristocratie » pour Luxembourg, la classe ouvrière était de plus en plus soumise à une forme complémentaire d’accumulation primitive que le système imposait aux petits producteurs et au monde non capitaliste. Ces aspects complémentaires, vers l’intérieur et vers l’extérieur, du « pil-lage » anticipaient en réalité le fascisme qui émergea en Allemagne et ailleurs vingt ans plus tard.
J’ai des désaccords peu importants avec Luxembourg (comme on le verra plus loin), mais sa façon de poser le problème nous mène beaucoup plus loin que celle de Lénine dans notre compréhension du monde actuel.Ce débat vieux de 90 ans est important parce qu’en dépit des platitudes postmodernes d’individus tels que Hardt et Negri, ou des protestations de marxistes orthodoxes beaucoup plus rigou-reux qui gravitent autour de Paolo Guissani en Italie, l’impérialisme est toujours bien présent parmi nous. Alors qu’il pourrait sembler à certains que nous enfonçons des portes ouvertes, la grave amnésie théorique et la régression de la gauche révolutionnaire internationale au cours des trente dernières an-nées nous obligent à évoquer rapidement un peu d’histoire récente.
L’invasion de l’Irak, bien sûr, ne nécessite aucune explication supplémentaire. Commençons donc par nous intéresser à la présence militaire américaine, officielle et secrète, dans 110 pays ; à la contre-insurrection étatsunienne qui a largement fait ses preuves en Amérique latine et dans les Caraïbes dans les années 1980 (du Nicaragua et du Salvador jusqu’à la tentative ratée de 2002 pour renverser Cha-vez). Nous pouvons y ajouter les différentes « révolutions » soutenues « ouvertement » ou « secrètement » par les Etats-Unis en Serbie, en Géorgie et en Ukraine (l’ambassade de Kiev compte 750 employés). Encore une fois, tout cela est relié à une stratégie géopolitique qui vise à contrôler les régions frontaliè-res de la Russie et de la Chine, une réédition classique du « grand jeu » du XIXe siècle. Dans cette pers-pective, les Etats-Unis ont soutenu l’extension de l’OTAN afin qu’il englobe la plupart des anciens Etats du Pacte de Varsovie, juste aux portes de la Russie. Les Etats-Unis (pardon, l’OTAN) sont inter-venus dans les guerres en ex-Yougoslavie et ont militairement humilié la Serbie. Tout à fait dernière-ment, les Etats-Unis ont assuré que leur proposition d’installer des systèmes antimissiles en Pologne et en République tchèque ne menace en rien la Russie, et ils poussent à l’indépendance du Kosovo malgré l’opposition croissante de la Russie.
Les Etats-Unis, officiellement et non officiellement, sont en même temps « très inquiets » de la pré-sence récente de la Chine en Afrique et ailleurs dans le tiers-monde, particulièrement là où il y a du pé-trole. Une rivalité entre grandes puissances autour des matières premières en Afrique, en Asie et en Amérique latine ? Cela n’évoque-t-il pas pour nous une autre époque ?
En Asie orientale, les Etats-Unis maintiennent 35 000 hommes de troupe en Corée du Sud, des bases importantes (et une alliance étroite) au Japon, des flottes navales prêtes à défendre Taiwan, le tout ayant pour but de contenir ce que la CIA a officiellement identifié comme le principal rival des Etats-Unis dans l’avenir : la Chine. Lorsque la Chine a dernièrement montré au monde l’efficacité de ses nouveaux missiles antisatellites, les Etats-Unis, avec leurs centaines de têtes nucléaires pointées sur elle, ont grondé contre l’hypocrisie des prétentions chinoises à la recherche d’une « émergence pacifi-que ».
Au Moyen-Orient, la domination actuelle des Etats-Unis sur la production de pétrole, arme essen-tielle pour obliger les rivaux potentiels à maintenir un profil bas, décide de tout, du soutien sans faille à Israël à l’aide accordée pour fomenter la (brévissime !) « Révolution du Cèdre » anti-syrienne au Liban, et au maintien de liens très étroits avec la Turquie partenaire de l’OTAN comme contrepoids à l’Iran. Les Etats-Unis ont davantage d’armements au Qatar, petit Etat du Golfe, que dans le reste du monde, hormis en Allemagne.
Jusqu’ici, je me suis limité principalement au niveau géopolitique et militaire. Mais n’oublions pas les 200 et quelques multinationales, pour la plupart américaines, qui constituent toujours la part du lion (et elle a grossi) de la production mondiale.
A cela, nous pouvons ajouter le poids des Etats-Unis grâce à des institutions « internationales » comme les Nations unies, le FMI et la Banque mondiale, ces deux dernières imposant des programmes « d’ajustement structurel » à 100 pays en voie de développement, engendrant ainsi plus de 60 Etats dé-faillants ou au bord de la faillite. Ajoutons-y le « fait » que le ratio entre les revenus en Occident et les revenus dans le monde en voie de développement a fortement augmenté au cours des trente dernières années, malgré le développement important de pays comme la Chine, le Brésil et plus récemment l’Inde pendant la même période. Ce n’est un secret pour personne que la surenchère militaire décrite ci-dessus est le prolongement au XXIe siècle des canonnières proverbiales de temps plus reculés pour faire respecter les édits du FMI et de la Banque mondiale. Sauf dans le fantasme du « libre marché », le Capital n’existe jamais sans un Etat et sans ce « corps spécial d’hommes armés » qui recouvrent les det-tes pour l’Etat en cas de nécessité.
Certains sceptiques se demandent ce que signifie l’impérialisme quand un pays comme la Chine, avec un revenu moyen annuel de 1200 dollars par tête, a prêté environ un milliard de dollars à « l’Unique Superpuissance ». Cela nous ramène immédiatement à Lénine et à Rosa Luxembourg.
L’excellent livre de Michael Hudson Super Imperialism. The Origin and Fundamentals of U.S. World Dominance (1972 ; édition révisée en 2002, Pluto Press), anticipe et répond à cette question. Hudson démontre que l’impérialisme américain depuis la Seconde Guerre mondiale n’imite pas, en ré-alité, le modèle de Lénine (qui a toujours été défectueux), mais perfectionne la stratégie de « gouverne-ment de l’empire par la banqueroute ». Les 1 à 2 milliards de dollars détenus par la Banque de Chine sont de petits morceaux de papier vert échangés contre de vraies marchandises chinoises produites en exploitant les travailleurs chinois ; ces morceaux de papier sont ensuite prêtés à nouveau au « consom-mateur américain » afin qu’il puisse acheter ces marchandises. Cet argent ne sera jamais réellement remboursé, surtout si ceux qui décident de la politique américaine font ce qu’ils veulent et si les Chi-nois réévaluent au niveau souhaité de 4 renminbi pour 1 dollar, diminuant de moitié la valeur de leurs réserves. Les Japonais, qui ont vu leurs réserves en dollars diminuer en valeur après la dissolution du système de Bretton Woods par Nixon en 1971, auraient bien des choses à raconter, à ce sujet, aux Chi-nois ; quant à ceux-ci, ils connaissent très bien les enjeux et en ont discuté publiquement.
Mais la simple énumération des manifestations de l’impérialisme aujourd’hui ne rend pas compte de manière adéquate de la dynamique du système, à la fois « géopolitiquement » mais, par-dessus tout, en termes de la lutte de classe internationale. Car nous vivons actuellement un passage potentiel du « re-lais » de l’empire des Etats-Unis à l’Asie, très semblable au glissement de l’accumulation mondiale cen-trée en Grande-Bretagne vers l’Amérique entre 1914 et 1945 (accumulation qui était l’enjeu véritable des guerres, des dépressions et des bouleversements sociaux de ces années-là).
C’est au moment où le système impérial mondial « s’est lézardé », juste après la Première Guerre mondiale, qu’a eu lieu, entre 1917 et 1921, la plus grande offensive révolutionnaire dans l’histoire de la classe ouvrière mondiale. Nous pouvons dire, avec un optimisme raisonnable, que la « fêlure » de l’hégémonie mondiale des Etats-Unis confrontée à la montée de l’Asie (transition dont la réussite est loin d’être assurée) pourrait bien engendrer une offensive de la classe ouvrière encore plus importante. Il faut espérer que l’issue en sera plus heureuse. Voici ce qui est en jeu aujourd’hui sous les apparen-ces : le pouvoir hégémonique américain et toute une constellation de forces (de la Chine à l’Amérique latine en passant par les Talibans sous la bannière de « l’anti-impérialisme ») s’opposent clairement au succès d’une telle offensive.
Enfin, tout comme l’affaiblissement de la domination mondiale des Britanniques (et en second lieu des Français) au début du XXe siècle s’est usée et finalement brisée sur le « maillon faible » russe et ses deux révolutions (1905, 1917), aujourd’hui la ligne de faille du « jeu pour la conquête du monde » de notre époque se trouve le long des frontières de la Russie et de la Chine, de la Baltique à la Corée et au Japon.
Ce sera au cours de cette confrontation imminente entre l’Asie et les Etats-Unis que la future révolte de la classe ouvrière émergera et triomphera – ou sera écrasée par l’émergence d’un nouveau centre d’accumulation mondiale.
Mais pour percevoir les dimensions réelles des enjeux contemporains, il nous faut pénétrer dans les questions d’économie « profonde ». Rien de ce qui précède n’aurait de sens sans être relié à la crise de l’accumulation capitaliste mondiale en cours depuis le début des années 1970.
De nos jours, les sceptiques et les amnésiques volontaires qui se demandent si l’impérialisme a en-core un sens aujourd’hui jettent L’Accumulation du Capital de Luxembourg dans la même poubelle de l’histoire que le livre de Lénine. Quels que soient ses petits défauts (dont on peut discuter), Rosa avait parfaitement perçu la permanence de l’accumulation primitive – qui constitue une grande partie de l’impé-rialisme et du monde contemporain – dans le capitalisme. L’accumu-lation primitive viole la « loi capitaliste de la valeur », c’est-à-dire le non-échange d’équivalents, à commencer par la dépopula-tion de la campagne anglaise au début de l’histoire moderne (du XVIe au XIXe siècle) au moyen de ce qu’on appellerait aujourd’hui des « réformes économiques ».
Une grande partie de « l’économie » marxiste des années 1970 (un oxymore car la critique marxiste de l’économie politique s’attachait à un « objet d’étude » différent de « l’économie ») et même de certains auteurs actuels se concentrent sur les formules mathématiques de la première section du livre III du Capital pour décrire correctement la cause profonde de la crise capitaliste. Et aussi importants que puissent être ces chapitres sur le taux de profit, ils font le pari osé que les processus concrets de la re-production sociale auxquels ils se réfèrent sont en fait en train de se reproduire. (Pour faire court, la re-production sociale consiste, d’une part, à remplacer, à défaut de les développer, les machines usées, les matériels et les infrastructures ; et d’autre part à permettre à la population travailleuse d’aujourd’hui d’élever une nouvelle génération capable de travailler avec les technologies contemporaines.)
Dans sa réfutation (intitulée l’Anti-Kritik) des critiques de son chef-d’œuvre de 1913, Rosa Luxem-bourg soutenait avec raison que ce n’était pas un problème mathématique mais une question d’analyse concrète de processus réels. Quand le Capital occidental suce la moelle de la force de travail du tiers-monde dont il n’a pas payé la reproduction dans la division mondiale du travail, que ce soit en Indoné-sie ou à Los Angeles, c’est de l’accumulation primitive.
Quand le Capital pille l’environnement naturel et ne paie pas les coûts de ces dégâts, c’est de l’accumulation primitive. Quand le Capital use usines, matériels et infrastructures jusqu’à la corde (c’est l’histoire d’une grande partie de l’économie américaine depuis les années 1960), c’est de l’accumulation primitive.
Quand le Capital donne des salaires qui ne permettent pas la reproduction de la force de travail (des salaires trop bas pour produire une nouvelle génération de travailleurs), c’est aussi de l’accumulation primitive. Lénine n’a jamais parlé de ces phénomènes-là (si j’ai bonne mémoire, il a rarement fait allu-sion à la reproduction sociale), mais Rosa Luxembourg a consacré un livre à ce sujet. Aux critiques qui veulent balayer ces « vieilles » idées d’un revers de main suffisant, je ne peux que répondre qu’ils pas-sent à côté de l’essentiel.
Des années qui ont précédé et suivi la Première Guerre mondiale la gauche révolutionnaire interna-tionale contemporaine a hérité un cadre théorique qui est devenu actuellement un « état d’esprit » très problématique. La vision erronée de Lénine, vulgarisée par des décennies de distorsions dues au stali-nisme, au maoïsme, au tiers-mondisme et maintenant à « l’altermondialisme », a presque totalement éclipsé celle de Luxembourg. Cela concerne particulièrement sa description de la classe ouvrière du secteur capitaliste avancé (à mon avis toujours la principale force capable de renverser le capitalisme), considérée comme quantité négligeable au sein des forces internationales qui luttent pour un change-ment positif.
La théorie de l’impérialisme de Lénine et son rejeton bâtard ont exercé leur plus grande influence lors des années 1960 et 1970. À l’époque, plusieurs luttes de libération nationale (Algérie, Indochine, Angola, Mozambique) et la révolution cubaine constituaient une constellation « tricontinentale » ; la pré-diction, selon laquelle le « socialisme » était la seule manière d’avancer dans le monde sous-développé, paraissait sur le point de se réaliser. Ce ferment avait été activé en 1955 à partir de la Conférence de Bandung (Indonésie) pour les nations « non alignées » (non alignées dans la guerre froide) avec l’aval de protagonistes de l’anticolonialisme naissant tels que Nkhruma (Ghana), Soekarno (Indonésie), Nehru (Inde) et Nasser (Égypte). Malheureusement, les régimes bureaucratiques de développement qui triom-phèrent dans les pays de la constellation « tricontinentale » n’étaient pas socialistes ; quant à la classe ouvrière occidentale, qui aurait pu les débarrasser du poids de l’impérialisme, elle n’était pas au rendez-vous. Le monde « tricontinental » tiers-mondiste fut sens dessus dessous en 1978-1979 lorsque le Cam-bodge, le Vietnam, la Chine et l’Union soviétique, qui avaient tous, à des époques différentes, prétendu être « anti-impérialistes », en arrivèrent presque à se faire la guerre. La conséquence immédiate de cette débâcle fut le triomphe du « consensus de Washington » néolibéral de ces trente dernières années, qui déclara non viable le développement contrôlé par l’Etat fondé sur l’ancien modèle. Pendant la période triomphale du « consensus de Washington », le monde a assisté à la fois à une attaque généralisée contre la classe ouvrière et à une attaque contre le vieux bloc « anti-impérialiste » qui a modifié les deux élé-ments en profondeur.
Après 1977, les anciennes lignes de démarcation entre le monde « développé » ou « en voie de déve-loppement » ont été considérablement brouillées. Pendant les années du « consensus de Washington », la Chine et plus récemment le Vietnam (à partir d’un niveau très inférieur) ont connu une croissance à des taux sans précédent dans l’histoire du capitalisme. L’Inde (à partir d’un niveau tout aussi bas) est en train de suivre le même chemin. De « Nouveaux Pays Industriels » comme la Corée et Taiwan ont fait leur apparition. Des pays tels que la Malaisie et la Thaïlande (que l’on assimile à des « oies sauvages ») et peut-être aussi maintenant le Bangladesh (le pays du monde où les salaires sont les plus bas, mais qui est devenu une puissance textile) ont été entraînés dans le boom asiatique. Le bloc soviétique s’est écroulé et l’Union européenne a absorbé la plupart de ses anciennes colonies d’Europe de l’Est. Les migrations internationales de travailleurs africains et latino-américains vers l’Occident ont atteint des niveaux sans précédent. Et les producteurs de pétrole du Moyen-Orient investissent une plus grande part de leurs revenus dans le développement régional.
Mais, et c’est encore plus important, le fondement de l’économie mondiale s’est déplacé, passant de la connexion Atlantique Nord/ Europe d’après 1945 à une connexion Pacifique/Etats-Unis, consomma-teurs américains et producteurs asiatiques, surtout chinois. A son tour, le boom chinois, parce que ce pays a un besoin urgent de pétrole et de matières premières, a déclenché un boom en Amérique latine et dans certains pays d’Afrique.
En même temps, la classe ouvrière américaine puis la classe ouvrière européenne – qui de 1965 à 1977 avaient traversé la plus longue période de grèves sauvages de l’histoire – ont été refoulées par un mélange implacable de désindustrialisation, d’externalisations et de chômage induit par les technolo-gies de pointe.
Si, globalement, ces trente dernières années ressemblent à une période de boom en termes capitalis-tes, elles témoignent en réalité partout d’une précarité toujours plus grande pour les travailleurs, les paysans et les populations marginalisées (même la Chine en plein boom a perdu 20 millions d’emplois industriels ces dix dernières années). Dans le sillage tape-à-l’œil des nouvelles « classes créatives », de la Californie à Londres, Varsovie, Shanghaï et Mumbai, on a vu apparaître une énorme déplacement vertical de la richesse. Et encore une fois, la clé qui permet de comprendre cette période est le capital fictif.
Voyons comment cela est possible.
Je me suis servi du travail de Rosa Luxembourg comme le cadre théorique le plus proche de mon in-terprétation de Marx surtout en raison de son insistance, dans et hors du système capitaliste pur sur le problème de la reproduction et de la non-reproduction. Mais comme je l’ai dit plus haut, mon cadre dif-fère quelque peu du sien, et une clarification s’impose. Comme on le verra, son cadre est indissociable du phénomène de l’impérialisme et de « l’anti-impérialisme » durant la période postérieure à la Seconde Guerre mondiale.
Passons en revue ce que je considère comme des bases, bases qui ne sont pas toujours évidentes. Nous pourrons ainsi aller et venir entre l’histoire contemporaine et la théorie abstraite et voir le présent sous un autre jour. Mais il nous faut commencer par examiner les idées de base de Karl Marx.
Le livre I et la plus grande partie du livre II du Capital de Marx constituent une phénoménologie d’un système capitaliste fermé où il n’y a que des capitalistes et des travailleurs salariés, et où l’accent est mis surtout sur l’entreprise en elle-même, isolée des autres. Quand, dans la dernière section du livre II, Marx passe au « capital social total » et à la reproduction élargie, il va au-delà de ce modèle heuristique.
Pour la clarté du propos, il est essentiel de délimiter l’interaction du « système pur » (capitalistes et sa-lariés)
– avec d’un côté, l’énorme population moderne de consommateurs improductifs qui vivent de la plus-value et ne produisent pas – par exemple le secteur FIRE = Finance, Insurance, Real Estate (finance, assurance, immobilier, NdT), les fonctionnaires d’Etat, les couches managériales, l’armée, la justice, la police et l’administration des prisons,
– et, de l’autre, la nature et les petits producteurs (que l’on trouve aujourd’hui surtout dans le tiers-monde).
Aucune de ces populations n’est mentionnée dans les livres I et II du Capital, sauf dans quelques di-gressions intéressantes et dans les chapitres importants au milieu du livre II qui traitent de l’assurance, de la comptabilité et autres « faux frais » de production (le dernier s’étant développé de façon incroyable par comparaison avec l’époque de Marx).
Dans les livres I et II du Capital (où l’on a affaire à la reproduction simple et à l’hypothèse abstraite d’une « croissance zéro »), le capital est un circuit alors que, dans la reproduction élargie, le capital est une spirale. Toute marchandise produite dans la section I (moyens de production) ou la section II (biens de consommation) et qui ne termine pas le circuit, donc n’est pas consommée de façon productive dans la section I (nouveaux moyens de production), ou la section II (nouveaux travailleurs) n’est plus du ca-pital. Un tank, un missile téléguidé, une McRésidence ou une Ferrari n’appartiennent à aucune de ces deux sections, mais ils sont consommés par la classe capitaliste.
On a exclu ces définitions, en les ridiculisant, des théories dominantes de « l’économie ». Il est éton-nant qu’elles attirent très peu l’attention, même celle de certains marxistes autoproclamés. Elles nous permettent pourtant de reconceptualiser l’économie mondiale contemporaine et d’effectuer des distinc-tions claires entre la richesse réelle et des coûts qui ne proviennent que du maintien du statu quo.
Rosa Luxembourg a aussi eu le grand mérite de désigner le capitalisme comme un mode de produc-tion transitoire entre la féodalité européenne et le socialisme. Cette affirmation peut ressembler à un truisme, mais sa signification est beaucoup plus importante.
Dans son étude sur la montée et la chute de l’économie politique classique, des physiocrates à l’école de Ricardo, Luxembourg fait remarquer que seul un socialiste (c’est-à-dire Marx) pouvait résoudre le problème de l’origine du profit et de la reproduction élargie. A savoir : on doit considérer que le capita-lisme est nécessairement un mode de production incomplet, passager, qui se nourrit en partie des mo-des de vie précapitalistes qu’il a pillés et continue à piller, et dont la crise n’est visible qu’à celui qui peut voir « au-delà ».
Donc, le capitalisme est un système dans lequel aucun point de vue pratique, ni celui d’un capitaliste individuel, ni celui du capital social total ou enfin de la force de travail comme marchandise (la-classe-en-soi) ne peut prétendre à une « universalité concrète », c’est-à-dire être capable d’agir concrètement sur des problèmes réels.
Tous les points de vue sur le capital « à l’intérieur » du système, y compris les luttes de « la-classe-en-soi » menées par des groupes isolés de travailleurs, sont des points de vue « négation de la négation ». Seul le point de vue qui offre une vision sur l’avant et l’au-delà du capitalisme peut être « positif et au-tosubsistant » et avoir un programme universel (la classe pour soi).
Des pirates italiens du IIe siècle à la main-d’œuvre des esclaves en République dominicaine, en pas-sant par le Brésil actuel, le capitalisme n’a jamais mis fin à son « pillage » de la force de travail et des ressources « externes » au système fermé de l’échange d’équivalents (livres I et II du Capital).
Ainsi pour Luxembourg, l’existence toujours actuelle du pillage initial qu’opère le capitalisme sur les sources de richesse non capitalistes nous amène à considérer comme possible sa fin barbare (dont le fascisme de l’entre-deux-guerres nous a « offert » plus qu’un avant-goût) s’il n’est pas renversé de ma-nière positive par une révolution prolétarienne.
Ensuite, et cela est fondamental, le capitalisme n’apparaît pas aux capitalistes comme une « valeur auto-extensive se valorisant » ou un « rapport social de production » (termes de base chez Marx qui n’ont pas de sens pratique ni même d’existence pour les points de vue « négation de la négation » à l’intérieur du système) ; il leur apparaît comme des titres de propriété, c’est-à-dire des droits au profit, à l’intérêt et à la rente foncière, dont la valeur est déterminée au cours d’un cycle de transactions, non pas selon les points détaillés des chapitres d’ouverture du livre III du Capital, mais comme la capitalisation anticipée d’une trésorerie future.
Bien sûr, Marx n’introduit ces titres de propriété (actions, obligations, baux) qu’après avoir présenté le pur système heuristique et après l’avoir mis en mouvement dans les derniers chapitres du livre II (re-production élargie), et après avoir ensuite examiné la détermination du prix et du taux de profit dans les premières sections du livre III du Capital. Le capital, tel que le connaissent les capitalistes, et tous les nouveaux « produits financiers » des 25 dernières années (produits dérivés et hedge funds, fonds spécu-latifs) sont des droits de rétention sur les flux totaux de trésorerie et représentent en dernière analyse la plus-value totale produite dans le « système pur » augmentée du pillage (échange non reproductif) à l’extérieur et parfois à l’intérieur du système. Nous savons très bien qu’au cours des longues périodes d’un cycle capitaliste, ces droits de rétention peuvent différer énormément des déterminations prix/valeur qui régulent au final les flux de trésorerie qu’ils ponctionnent jusqu’à ce qu’ils se dégon-flent lors des krachs périodiques.
Mais l’origine de ce profit total, de cette plus-value totale, est un problème empirique qu’il ne faut pas résoudre en ayant recours de façon abstraite aux différentes hypothèses sur « la transformation de la valeur en prix » (un débat important mais surjoué par les marxistes universitaires) ou aux défauts possi-bles du schéma de reproduction du livre II du Capital.
Les usines du Capital (moyens de production, infrastructures) et la force de travail se reproduisent-elles ou pas ? La « consommation » d’un champ de bataille électronique, d’une nouvelle prison ou d’un yacht élargit-elle ou contracte-t-elle la reproduction sociale ? De telles questions nous entraînent im-médiatement loin du royaume de la théorie pure (aussi importante soit-elle) vers le fonctionnement his-torique concret du système.
La relation entre la myriade de titres de propriété, d’un côté, la plus value et le pillage dont ils se nourrissent, de l’autre, n’est, bien entendu, pas arbitraire.
Revenons au système pur, avec uniquement des capitalistes et des travailleurs, pas de banques, pas de « titres de propriété » qui le déforment. Imaginons ensuite que le monde entier soit capitaliste et que tout s’échange à sa valeur.
Dans un tel monde, où la productivité croît au fil du temps, une masse de capitaux de plus en plus importante est mise en mouvement par une quantité totale plus petite de travail vivant, l’exploitation de ce dernier étant, pour Marx, l’origine de tout profit. A partir de là (avec des hauts et des bas en cours de route), le taux de profit capable de soutenir tous ces titres de propriété décline historiquement, à moins qu’il ne soit correctement complété par ce que j’appelle le « pillage ».
Mais, comme Luxembourg le fait remarquer dans son Anti-Kritik, le déclin du taux de profit ne pousse pas les capitalistes à « donner à la classe ouvrière les clés de leurs usines ». Son cadre théorique lui a permis de voir comment le capitalisme pouvait finalement détruire la société – par la barbarie, ce sont ses termes, ou par la « destruction mutuelle des classes opposées », comme le Manifeste commu-niste l’affirme en 1847 – en étant contraint de recourir de plus en plus à l’accumulation primitive et à la non-reproduction, prophétie que nous voyons se matérialiser sous nos yeux.
Pour Marx, (et ici nous ouvrons une perspective que Luxembourg n’a pas examinée), le Capital, au cours de sa recherche du profit par une myriade de capitalistes individuels, finit par se détruire lui-même. Il devient sa propre limite, poussant les forces productives jusqu’au point où le temps de repro-duction socialement nécessaire, fondé sur la valeur reproductive de la force de travail, ne peut plus ser-vir de « numéraire », de dénominateur commun, au fonctionnement quotidien du système. Pour exister, le capital a besoin que le travail vivant existe et que la valeur de la force de travail soit le numéraire. En même temps, à travers l’innovation, il rejette le travail vivant hors du procès de production et mine le numéraire. Telle est la contradiction fondamentale du système pur.
Bien entendu, le modèle pur du capitalisme n’a jamais existé et n’existera jamais. Comme nous le savons, les titres de propriété (profits, intérêts, baux), les banques centrales qui régulent les marchés de ces titres et un Etat qui les valide, tout cela préexistait au triomphe total du capitalisme, qui a transfor-mé les moyens de production et de la force de travail en marchandises comme source dominante de ri-chesse.
Si on ajoute les titres de propriété au modèle pur, comme le fait Marx dans les sections du milieu et de la fin du livre III du Capital, on obtient une image différente. C’est précisément à cause de ces titres de propriété et de la capacité du capitalisme à piller les populations non capitalistes et la nature que nous nous n’assistons pas, sur de longs cycles, à la moindre baisse mécanique du taux de profit capita-liste. Ces titres tendent à correspondre à la valeur sous-jacente, ou tombent en dessous, surtout à la fin d’un cycle (à cause de la déflation) et au début du suivant.
La crise déflationniste agit comme une forme de « planning rétroactif » qui rééquilibre les titres de propriété des capitalistes avec le taux de profit sous-jacent généré à l’intérieur du système pur. Cela était évident au XIXe siècle, où une crise de ce genre se produisait à peu près tous les dix ans (1808 – 1819 – 1827 – 1837 – 1846 – 1857 – 1866 – 1873, etc.) C’est moins évident depuis 1914 : l’Etat a es-sayé, de façon plus volontariste, de préserver les actifs capitalistes contre la dévalorisation par des techniques que l’on associe généralement avec le « keynésianisme ». Bien sûr, nous sommes en 2007, au milieu de ce qui est sans doute la plus grosse bulle de crédit fictive dans l’histoire du capitalisme. Nous traversons, surtout depuis le début des années 1970, une énorme opération de crédit pyramidal, contrô-lée par les Banques centrales du monde. Elle est destinée à préserver la valeur papier des titres existants et à assurer un transfert important des salaires de la classe ouvrière et des capitaux non investis dans les usines ou les infrastructures pour aider à soutenir ces titres. Ce dernier phénomène est ce que j’appelle « l’auto-cannibalisation » du système, quand le mécanisme « d’accumulation primitive » se retourne vers l’intérieur, c’est-à-dire la non-reproduction, comme on l’a vu ci-dessus.
Bien sûr, Luxembourg n’a pas vécu assez longtemps pour voir, après 1933, les versions américaine et allemande d’une production militaire soutenue par l’impôt de la classe ouvrière, et encore moins le système de Bretton Woods d’après 1944. Grâce à ce système, les marchés financiers américains et l’Etat américain acquirent la capacité de pomper la richesse dans tous les coins du monde capitaliste (jusqu’à ces derniers temps, sans la Russie et la Chine) grâce à la domination du dollar (cette dernière étant « le repas gratuit » acquis grâce au « maintien [par les Etats-Unis] de l’empire par la banqueroute »). Et il est très clair que le crédit a pris mille fois plus d’importance depuis l’époque de Rosa Luxem-bourg, car il prolonge momentanément les cycles de transactions, sans rien changer aux contradictions fondamentales à l’œuvre.
La phase finale implicite de ce processus est, encore une fois, l’auto-cannibalisation du système, au cas et au moment où les sources du pillage hors du « système fermé » seraient épuisées. Nous n’avons pas encore vu cela sous sa forme dramatique dans le cas de l’ère de l’hégémonie mondiale américaine. Mais l’histoire nous fournit l’exemple de la période nazie en Allemagne, pendant laquelle Hjalmar Schacht, ministre des Finances de Hitler, créa une énorme dette pyramidale pour financer le réarme-ment de l’Allemagne entre 1933 et 1938, tout en maintenant les salaires réels à 50% de leur niveau de 1929. La différence entre l’Allemagne d’alors et les Etats-Unis d’aujourd’hui est que l’Allemagne avait été séparée de la plupart de ses sources de pillage après sa défaite de 1918, et dut donc s’emparer mili-tairement de nouvelles sources après 1938.
Un événement semblable pourrait arriver au système centré sur les Etats-Unis, au cas et au moment où les Etats-Unis perdraient leur capacité à pomper la richesse du monde entier par l’accumulation do-minée par le dollar ; on peut sans exagération analyser la politique étrangère américaine d’aujourd’hui comme une extension mondiale de la dynamique sous-jacente de l’extension allemande sous Hitler, moins – jusqu’à présent – l’implosion complète de la société américaine.
Ainsi, je voudrais « corriger » Luxembourg dans la mesure où les relations externes du « système pur » ne concernent pas tant la vente d’un produit surnuméraire sur le modèle de la vente des biens indus-triels à des fermiers indépendants ou à des paysans (bien que cela arrive aussi, bien entendu) que la cir-culation plus importante d’une bulle fictive en augmentation constante (le capital fictif) grâce à des prêts internationaux en échange de tout le pillage qu’il est possible d’imposer à la force de travail des petits producteurs et à la nature. Je soutiens que cette bulle fictive est d’abord générée légalement à l’intérieur du système pur et est analysée par Marx dans les chapitres centraux du livre III du Capital. C’est la raison nécessaire, générée en interne, pour laquelle le système a besoin de l’accumulation pri-mitive permanente.
Voyons pourquoi il en est ainsi.
Revenons au système fermé auquel nous avons ajouté les droits capitalistes à la richesse, les capitali-sations d’une trésorerie anticipée. Bien entendu, ces titres vont de pair avec un marché des capitaux, une Banque centrale et un Etat qui les cautionne, et finalement avec une dette de l’Etat (encore une fois, ces phénomènes sont présents dans tout le livre III du Capital).
Parce que le capitalisme est un système anarchique (un système « hétéronomique » au sens de Kant), une vision pratique du capital social total qui maintiendrait ces capitalisations (et en priorité les actions) rigoureusement alignées sur la valeur sous-jacente (coût reproductif actuel) des actifs, trésorerie dont elles dépendent, est une chimère. Les augmentations de la productivité du travail, particulièrement cel-les qui se répercutent rapidement dans le système tout entier, telles que la construction de canaux et de chemins de fer au XIXe siècle, ou bien les innovations dans le transport aérien, maritime et dans les communications de ces dernières décennies, ne sont pas immédiatement enregistrées dans la valeur ca-pitalisée de tous les actifs. Au fil du temps, ces innovations créent plutôt une augmentation fictive « f » de capitalisations surévaluées (titres de trésorerie) qu’il faut épurer périodiquement lors d’un effondre-ment déflationniste, comme nous l’avons constaté lors de la frénésie point.com des années 1990 et le krach point.com de 2000. Lors de la régulation du marché des crédits, les agissements de la Banque centrale visent à préserver au moins quelques-uns des titres capitalisés de la dévalorisation (déflation) exigée par la productivité accrue du travail. Les marchés du crédit, la Banque centrale et la dette de l’Etat sont tous destinés à « gérer » la disparité croissante entre le total des titres – la bulle fictive – et leur système de valeur pure aussi longtemps que possible, mais l’idéologie officielle évoque rarement – voire jamais – ce problème de façon aussi directe.
Je soutiendrai donc que cette bulle fictive issue d’un « système pur », ce capital fictif autoproduit (fic-tif par rapport à la véritable valeur reproductive des actifs à un moment donné) est, plus que les mar-chandises réelles, ce qui est « exporté » en échange du pillage. Tant qu’un pillage suffisant compense l’écart fictif, l’accumulation peut continuer. C’est mon (léger) désaccord avec Luxembourg.
La bulle fictive dans le monde contemporain est d’abord l’énorme dollar overhang (3 à 4 mille mil-liards de dollars détenus à l’étranger, selon les prudentes estimations actuelles), la dette extérieure amé-ricaine nette (11 à 12 000 milliards de dollars détenus à l’étranger, moins 8 000 milliards de dollars en actifs américains à l’extérieur du pays), détenue surtout par des Banques centrales. Du point de vue du capitaliste, tout doit être fait pour empêcher sa déflation. Le gouvernement américain s’emploie à la déprécier en « gouvernant l’empire par la banqueroute », et ses créditeurs étrangers s’inquiètent de l’érosion de leurs avoirs. Mais ils reprêtent l’argent au gouvernement américain et aux marchés finan-ciers américains, ce qui permet aux Etats-Unis eux-mêmes d’augmenter les crédits, la consommation et les importations en provenance des créditeurs de l’Amérique, parce que, pour l’instant la chute du dol-lar signifierait aussi la leur et qu’ils n’ont pas encore trouvé de solution alternative.
Si ce qui précède est correct, cela offre une vision alternative de l’impérialisme par rapport à celle de Lénine (toujours valable aujourd’hui aux yeux, notamment, de nombreux trotskystes). A mon avis, le problème politique pour la gauche révolutionnaire n’est pas tant l’impérialisme, que je considère comme acquis, que l’idéologie de « l’anti-impérialisme ». On retrouve cette idéologie dans un sentiment diffus « Porto Alegre/Forum social mondial » et elle recrute de nos jours des forces aussi « progressistes » que Hugo Chavez, le Hezbollah, le Hamas, les mollahs iraniens, les Talibans, la « Résistance » ira-kienne, et peut-être demain Kim Jong-Il ; hier, elle enrôlait Saddam Hussein. Les événements d’après 1945 et surtout d’après 1973 ont brouillé les lignes sur la vieille carte routière « anti-impérialiste ».
Nous voyons l’hégémonie mondiale américaine se désintégrer plus vite que nous aurions cru possi-ble (cela rappelle presque l’écroulement rapide du bloc soviétique). Que va-t-il émerger de cette désin-tégration ? La révolution prolétarienne ? Je l’espère. Mais ce qui pourrait aussi émerger, comme les Etats-Unis ont émergé en 1945 des ruines de l’empire britannique, est un nouveau centre d’accumulation mondiale, et il est fort probable, comme nous l’avons dit, qu’il se trouvera en Asie.
Supposons, dans un scénario qui reste à imaginer, que la Chine et le Japon (qui, malgré la rhétorique, n’ont jamais été aussi liés économiquement), avec les Tigres (par exemple la Corée et Taiwan) et les « oies sauvages » (la Malaisie, la Thaïlande, etc.) réussissent à constituer un bloc économique, une mon-naie asiatique. Étant donné les réalités géopolitiques, et surtout l’opposition des Etats-Unis (comme on l’a constaté lors de la crise asiatique de 1997-1998, quand ils ont bloqué la création d’un Fonds moné-taire asiatique proposé par le Japon), il est difficile d’imaginer que cela ne provoquerait pas un conflit semblable à une sorte de Seconde Guerre mondiale. Si cette réorganisation devenait la base d’une nou-velle phase d’expansion capitaliste, comparable à l’expansion qui est partie des Etats-Unis de 1945 à 1975, serait-elle plus « progressiste » que la phase dominée par les Etats-Unis ?
Pas du tout.
Alors, on doit se demander comment situer les différentes forces mondiales en jeu dans le déclin des Etats-Unis.
Chavez, le héros « anti-impérialiste » le plus récent, a effectué dernièrement un tour du monde, y compris dans des Etats aussi progressistes que le Bélarus, la Russie, l’Iran et la Chine. L’Amérique la-tine est actuellement en plein boom grâce aux exportations vers la Chine. Certains pays d’Afrique se portent un peu mieux pour la même raison. Pour l’instant, tout cela nous ramène au « consommateur américain endetté » et au fait que l’écroulement de l’empire du dollar arrêterait la musique … momen-tanément. Mais comme l’a déclaré, il n’y a pas très longtemps, un ministre japonais, las des réserves en dollars qui s’accumulent à la Banque du Japon : « Donnez-nous 15 ans et nous n’aurons plus besoin des Etats-Unis. » Alors que le dollar décline de jour en jour sur les marchés boursiers mondiaux, combien de temps encore les Chinois, les Coréens, les Japonais, les sheikhs producteurs de pétrole au Moyen-Orient, les Russes, les Vénézuéliens et le cartel des drogues de Medellin – tous détenteurs de grandes quantités de dollars – vont-ils accepter de s’accrocher à un capital en train de se déprécier ? Et si de cette débâcle émerge un nouveau pôle d’accumulation capitaliste, qu’il inclue ou non les « vieilles » puissances impérialistes (Japon et Russie par exemple), sera-t-il « progressiste » ?
Telle est, pour moi, LA question à laquelle doivent répondre les théoriciens de « l’anti-impérialisme » qui ne se sont pas encore débarrassés du modèle léniniste. Combien de temps encore la gauche révolu-tionnaire internationale peut-elle offrir un « soutien critique » ou un « soutien militaire » aux Talibans avant de se retrouver, comme cela a si souvent été le cas dans le passé, dans le rôle de sage-femme idéologique d’une nouvelle constellation réactionnaire ?
(2006)
(Traduit par Echanges et mouvements)
1. D’après Alternatives économiques (n° 246, avril 2006), le modèle développement dit des « oies sauvages » aurait été inventé par Kaname Akamatsu (1896-1974). « En 1924-1926, il séjourne en Allemagne, se familiarise avec les théories du nationalisme économique de List et de l’école historique allemande, mais aussi avec la philosophie de Hegel (…). De retour au Japon, en 1926, il (…) cherche à étayer le nationalisme économique à l’allemande par la rigueur théorique et mathématique anglo-saxonne. Il se plonge dans des recherches statistiques sur le développement industriel japonais, et plus particulièrement sur l’essor de son industrie textile (…). Il en déduit un modèle de développement ("en vol d’oies sauvages") de ce secteur (…). En 1940, il se retrouve à Tokyo comme directeur de recherche du Centre d’études sur l’économie de l’Asie de l’Est. Il est envoyé en 1943 à Singapour (occupé par les Japonais) pour poursuivre ces recherches. (…) C’est à Saburo Okita que l’on doit la popularisation de l’image du modèle de développement en "vol d’oies sauvages". Cet "économiste bureaucrate" japonais, partisan de toujours de l’intégration économique régionale, devenu ministre des Affaires étrangères, en fit l’apologie (…) au printemps 1985. Fondé sur la substitution aux importations, puis sur la promotion des exportations, ce modèle aurait permis au Japon de se développer en remontant les filières. Il aurait de la même façon induit le développement de l’Asie orientale dans les années 1960. Commençant à la fin du XIXe siècle, le Japon rattrapa son retard de développement d’abord dans les produits de consommation courante, puis dans les produits de consommation durable ; enfin, dans ceux à forte intensité capitalistique. Maintenant, les nouveaux pays industriels d’Asie et les pays de l’Asean [Association des nations d’Asie du Sud-Est] suivent les mêmes étapes que le Japon. » (NdE)
2. Concept inventé par le sociologue canadien Richard Florida. Ces classes constitueraient une force économique déterminante pour stimuler le développement économique dans les cités post-industrielles américaines. Elles engloberaient les « professions libérales créatives », ou « travailleurs de la connaissance » y compris les médecins et les avocats, et aussi un noyau « super créatif » censé regrouper 12% de la main d’œuvre : architectes, salariés de l’éducation, programmeurs, artistes, dessinateurs, employés des médias sans oublier les bobos et les yuppies (NdE) !
3. Ce secteur FIRE est aujourd’hui dominé par les mêmes « classes créatives » dont nous parlons à la page précédente.
Ce texte fait partie d’un des deux recueils de Loren Goldner publiés aux Editions Ni patrie ni frontières, Demain la révolution, dont le premier tome paraîtra le 20 octobre 2008. Prix : 12 € chaque volume, ou 18 € les 2 volumes si vous souscrivez avant le 15 décembre.
Pour tout renseignement écrire à
yvescoleman@wanadoo.fr