Prenez un globe terrestre et marquez-y tous les pays qui connaissent ou ont connu récemment des affrontements sociaux et/ou politiques et des violences dans un cycle infernal action-répression. Vous verrez qu’ils forment autour du monde une bande centrale courant sur les cinq continents, une sorte de ceinture de pays dans lesquels se jouent maintes tragédies qui ont explosé dans la décennie. Et presque chaque jour ajoute un maillon à cette chaîne tragique.
Nous donnons ci-après une liste succincte d’émeutes ou de guerres, civiles ou étrangères, survenues ces derniers mois. La plupart concernent des pays, souvent d’ex-colonies, que l’on appelle « sous-développés » ou, par euphémisme, « en développement ». Certains ont pu connaître après la décolonisation des périodes de relative prospérité, mais ont ensuite sombré dans un chaos économique, produit de la compétition capitaliste internationale : par exemple la Côte-d’Ivoire, le Zimbabwe ou, plus récemment, le Kenya. D’autres ont le malheur d’avoir dans leur sous-sol des -richesses convoitées comme le pétrole, le minerai d’uranium ou d’autres métaux, objets d’accaparement par les multinationales qui y entretiennent, dans leur compétition, un climat de terreur, de corruption et conflits ethniques ou politiques intérieurs : par exemple le Nigeria ou le Soudan, pour ne pas parler de tout le Moyen-Orient.
Dans la plupart de ces pays, l’irruption d’un capitalisme mondialisé a accentué la destruction des structures indigènes par le colonialisme, les faisant passer de chasses gardées protectionnistes des pays colonisateurs à une dépendance étroite du marché mondial. Cette ouverture à la compétition capitaliste mondiale a généré des conflits internes, des guerres civiles ou étrangères s’appuyant sur des oppositions religieuses ou ethniques et, par dessus tout, un chaos total. Des millions de dépossédés ont été contraints à l’émigration, pour se retrouver empilés dans les bidonvilles à la périphérie des mégalopoles de la planète ou dans les camps pour « personnes déplacées ».
Ce phénomène mondial, lié au développement capitaliste, d’une armée de réserve de plus en plus importante, a pris dans ces pays une énorme dimension. La caractéristique commune à toute cette marginalité (mais vu son importance, peut-on parler de marginalité ?), c’est une absolue précarité des occupations et des conditions de survie. Suivant les pays et les conditions locales physiques ou politiques, le capital a pu faire de ce « prolétariat jetable » soit des salariés exploités dans des conditions précapitalistes, soit des assistés de l’aide gouvernementale ou humanitaire internationale (ces aides garantissant tout juste la reproduction de leur survie), soit les deux à la fois, ces exclus passant, selon les vicissitudes de la globalité capitaliste, d’un statut à l’autre.
Ces assistés sont d’ailleurs les plus touchés par ces hausses de prix, ne pouvant faire grand-chose pour en modifier les conséquences : les services mondiaux d’aide alimentaire (PAM) (1) se trouvent contraints, à ressources constantes, soit de nourrir 40 % de personnes en moins, soit de diminuer les rations de 40 %.
Il va sans dire que dans l’ensemble des pays concernés le simple coût des denrées de première nécessité conditionne cette survie (2). Cela concerne à la fois ce qu’on peut acheter avec un revenu de misère, et/ou la détermination du volume d’une aide internationale parcimonieuse souvent sous-tendue par des intérêts (capitalistes, politiques ou stratégiques). La base de ces besoins de première nécessité est d’une part les céréales, d’autre part le fioul domestique servant uniquement au chauffage culinaire.
Ce n’est pas un des moindres paradoxes de la domination capitaliste dans ces pays de voir que la richesse de la terre sert à produire des denrées rémunératrices exportées dans les pays évolués ou en évolution (à forte proportion de classes moyennes) au prix d’une élimination des cultures locales (l’arachide au Sénégal, le cacao en Côte-d’Ivoire, les fleurs, le thé ou le café au Kenya, etc.) contraignant à l’importation des produits alimentaires de base, bien sûr aux coûts du marché mondial. De même ce n’est pas un des moindres paradoxes de voir que les pays producteurs de pétrole, faute (intentionnelle) de capacité de raffinage suffisante, doivent importer, des mêmes multinationales qui absorbent leur production première de brut, le produit raffiné qui sert aux plus pauvres à faire cuire leur nourriture quotidienne. Bien sûr, là aussi, ce moyen de chauffage est revendu localement au cours mondial du pétrole et dans les deux sens, exportation et importation, les séides politiques locaux des multinationales prennent leur prébende de corruption.
Les variations du coût de ces denrées de première nécessité sur le marché mondial se répercutent directement et drastiquement sur la lutte quotidienne d’une survie déjà très précaire, car il n’existe pratiquement aucune possibilité de se sortir de ce cercle infernal par des substitutions (ce que pouvait éventuellement permettre la vie dans les campagnes). Nous essaierons ci-après de voir la dimension et le sens de cette envolée récente du coût de l’ensemble des matières premières. Notamment ce que cela signifie dans l’évolution globale du capital mondial.
C’est un problème pour le capital, pour ses perspectives, mais d’abord en raison de ses incidences sur le maintien de la paix sociale. Mais c’est un problème autrement plus immédiat pour l’ensemble des populations concernées, qui n’ont que faire de considérations dépassant leurs exigences vis-à-vis d’un système qui les accule pratiquement à la mort.
H. S.
LES TROUBLES DE LA MISÈRE SOCIALE
Un tableau non exhaustif des grèves, émeutes, tensions…
La longue liste des « troubles » liés à cette envolée des cours mondiaux des matières premières ne suit pas un ordre chronologique, mais un ordre géographique. Chacun pourra y ajouter ce que nous avons pu omettre ou les derniers développements d’une situation qui ne fait que s’aggraver. Cette liste non exhaustive se déroule depuis le Mexique et Haïti puis l’Afrique de l’Ouest vers l’Est pour faire ressortir à la fois cette ceinture explosive, la concomitance et les caractères similaires de ces réactions prolétariennes.
Ce qui frappe, lorsqu’on connaît (mal, d’après ce que les médias veulent bien livrer) ces réactions, c’est leur caractère immédiat de violence (on peut y trouver des similitudes avec les luttes « le dos au mur » qui éclatent dans nos propres cités). Ce caractère leur est commun, qu’il s’agisse de manifestations populaire spontanées ou de grèves dirigées à l’origine contre les exactions d’un employeur. On peut y voir une réponse à la violence de la répression qui s’exerce aussitôt pour réprimer ce qui est d’emblée une contestation globale d’un système plus que du pouvoir en place. On peut y voir aussi des utilisations des oppositions politiques dont l’intervention masque les réalités sociales de ces émeutes. On peut y voir aussi, découlant souvent de ces manipulations politiques, des conflits ethniques ou religieux.
Mais toutes ces évolutions, ces diversions, ne sauraient masquer le caractère initial et général, au-delà de tous les particularismes, d’une sorte de mouvement global, bien que non exprimé comme tel, contre un système qui enferme leur vie dans une prison dont ils ne peuvent s’échapper qu’en faisant sauter les murs.
Il est difficile à la fois de parler de tous ces mouvements de révolte qui peuvent se dérouler dans ces régions (le spectaculaire guidé par des intérêts capitalistes prenant le pas sur ce qui ne peut « servir ») ou d’en situer exactement les causes réelles des causes apparentes s’y substituant. Pour ces mêmes raisons, on ne peut en donner les détails, notamment comment ces mouvements naissent et se sont organisés.
Lors de la dernière rencontre annuelle internationale de capitalistes et de leurs divers séides à Davos en Suisse, une de ces sommités déclarait, en relatant des émeutes de la faim au Maroc, en Ouzbékistan, au Yémen, en Guinée, en Mauritanie et au Sénégal, émeutes liées à la hausse exorbitante du prix des produits alimentaires, que « Ces phénomènes inquiétait bien davantage les gouvernements que l’augmentation du prix de l’essence ». Une autre sommité pouvait aussi souligner que dans 36 Etats dont le Lesotho, la Somalie, la Zambie et le Mozambique, la plupart des habitants n’ont plus de quoi acheter leur nourriture et sont tout simplement menacés par la faim et qu’en Asie 2,5 milliards d’habitants dépendent d’une nourriture de base bon marché et abondante alors que la prix du riz a augmenté de 75% en 2007. L’organisation des Nations Unies pour l’agriculture (FAO) a lancé en février 2008 un avertissement que l’essor incontrôlé du prix des céréales constituait pour les « pays en développement » un lourd fardeau financier qui entraîne le déclin de la consommation alimentaire. Ces pays vont payer 35 % de plus (1) pour leurs importations de céréales même si les achats ont diminué de 2 % (2)
La Food and Agricultural Organisation (FAO) a signalé des émeutes au Mexique en 2007. Le 31 janvier 2007, des dizaines de milliers de manifestants, dont beaucoup de paysans et de syndiqués, ont défilé à Mexico, suite à la plus forte hausse du prix
de la tortilla, aliment de base des pauvres.
A Haïti, où la misère est telle qu’on y mange des galettes de terre, les 3 et 4 avril, les manifestants « contre la vie chère » s’en sont pris aux Casques bleus de l’ONU. Dans le sud de l’île, des camions de riz et un entrepôt
de vivres ont été pillés. On a compté quatre morts ce jour-là, puis
un cinquième dans de nouvelles manifestations le 7.
Au Maroc, le 24 septembre 2007, des émeutes ont éclaté
à Sefrou, suite aux dernières augmentations des prix des denrées
alimentaires de base. Au total plus de 300 blessés, et une quarantaine d’arrestations.
Le gouvernement a annulé la hausse (de 30%) du prix du pain qui venait d’être décidée au lendemain des élections législatives et à la veille du mois de Ramadan.
Après la Mauritanie – qui importe 70 % de ses besoins alimentaires et où le PAM
prévoit « une crise alimentaire sérieuse en 2008 » (la pénétration de l’islam radical dans ce pays ayant aussi un lien avec cette misère aggravée) et le
Sénégal – vingt-quatre personnes arrêtées le 31 mars à Dakar lors d’une manifestation contre la vie chère, qui avait été interdite et a été réprimée par la police –, on arrive
en
Guinée où
l’on a vu, en 2007,
des troubles liés à
la baisse du niveau
de vie ponctués de grèves
et de manifestations parfois violentes.
Le Burkina-Faso a vu en février et mars
de très importantes manifestations contre
la vie chère dans plusieurs villes. La vigueur
de la répression a entraîné une grève
générale de deux jours les 8 et 9 avril.
En Côte-d’Ivoire, le 31 mars, plus de dix personnes ont
été blessées à Abidjan au cours de manifestations sporadiques
contre la « vie chère » violemment dispersées par les forces
de l’ordre. Il n’est guère besoin d’insister sur la guerre civile
qui a secoué ce pays, autrefois un des fleurons de la décolonisation.
La concurrence mondiale ayant ruiné la monoculture du cacao
(qui dans son développement avait éliminé les cultures vivrières),
une crise économique a déclenché une guerre civile politique, le tout
exacerbé par la hausse des produits de base qui doivent être tous importés.
Au Nigeria, sur fond d’affrontements permanents dans la zone
pétrolière côtière, des populations ruinées par l’extraction sauvage
d’or noir mènent une guérilla faite de coupures (parfois meurtrières) de
pipelines, de séquestrations et de sabotages. Fréquemment des grèves
générales durement réprimées éclatent en réaction à des augmentations
de prix et devant lesquelles la junte militaire a dû plusieurs fois céder.
En février et mars, le Cameroun voit des émeutes de la faim dans la plupart des villes avec pillage des boulangeries. Leur cause est toute simple : hausse du prix des carburants, de la farine, du ciment, etc. La réponse du pouvoir : des balles – il y aurait plus de 100 morts – et une légère baisse du prix des carburants.
Comme ailleurs, ces émeutes de la misère s’accompagnent de manipulations politiques contre un gouvernement qui s’accroche au pouvoir.
Le Tchad et le
Sud du
Soudan
(Darfour), mais aussi la
Somalie en proie
à la guerre et à des
déplacements de populations
fuyant les combats, souffrent
évidemment de pénuries alimentaires sporadiques
et de pénurie sanitaire chronique (dans une région
où la prévalence duVIH-Sida est forte).
On peut se demander d’une part si l’origine profonde de tels troubles n’est pas dans la misère renforcée par ces hausse du prix notamment des céréales et s’ils ont une autre origine (par exemple le pétrole comme au Soudan) quel est l’impact de telles situations sur des approvisionnements alimentaires de plus en plus chers, qu’ils relèvent du commerce ou de l’aide humanitaire.
La situation du Kenya, l’un des derniers pays à être entré
dans la ronde infernale, n’est pas sans rappeler celle de la Côte
d’Ivoire. En janvier-février, ce pays autrefois présenté comme
un modèle de développement post colonial a soudain connu, surgissant
apparemment de fraudes électorales, une explosion de violence et de
massacres qui en quelques jours ont fait plus de 1 000 morts
et provoqué le déplacement de 250 000 réfugiées. La vallée fertile,
le Rift, qui sépare le pays en deux, a été le théâtre d’affrontements
sanglants qualifiés d’ethniques mais qui recouvrent les séquelles
de la colonisation dans une appropriation des terres fertiles et des emplois
agricoles (exportation de fleurs et cultures maraîchères) par l’ethnie
dominante.
Pour les plus pauvres ainsi éliminés de toute ressource paysanne, la pénurie alimentaire aggravée par l’envolée des prix est le moteur de la révolte qui, manipulée par l’opposition politique, prend ces formes de conflits de pouvoir et d’affrontements ethniques. Par contre-coup, les approvisionnements de carburant et de produits de base des pays voisins, Ouganda, Rwanda, Burundi, Congo, se sont raréfiés et les prix s’envolent.
Le Zimbabwe connaît depuis des années un chaos économique et l’inflation y est telle (240 % en décembre 2007 et 66 000% pour tout 2007) que nombre de travailleurs sont payés avec des paniers de provisions. Ce pays connaît une situation politique particulière, son président Robert Mugabe ayant décidé à la fin des années 1990 de redistribuer les terres à ses partisans, sans formation agricole. Depuis, ce pays autrefois surnommé « grenier à blé de l’Afrique » et fournisseur du Pam, en est devenu client. En mars-avril des troubles ont éclaté pour chasser le dictateur qui, bien qu’il ait organisé et perdu des élections, s’accroche au pouvoir.
En Égypte, où des manifestations contre la vie chère avaient encore lieu en avril, avec par exemple à Mahallah la participation des ouvriers de l’usine textile Misr Filature et Tissage (3), un ministre a déclaré : « Nous ne pouvons élever le prix des denrées déjà lourdement subventionnées et les variations resteront à la charge de l’Etat » (4). Le gouvernement a dû devant la récurrence de conflits depuis décembre 2006, céder à des revendications ouvrières portant essentiellement sur des augmentations de salaire pour faire face à la hausse du niveau de vie. L’un de ces conflits en février 2008 a débordé le cadre de ces revendications d’usine pour se transformer en manifestation radicale politique qui a contraint le gouvernement à des concessions globales sur les salaires. Courant janvier, le gouvernement avait déjà dû, pour freiner la hausse du prix du riz, en interdire l’exportation. Plus récemment, des cartes de rationnement pour se procurer à prix cassés de l’huile de palme et de la farine de blé ont été distribuées à plus de 7 millions de familles.
Si la déclaration de Davos parle d’émeutes de la faim au Yémen 17, elle ne fait pas allusion aux conflits sociaux qui ont éclaté récemment dans les émirats Arabes UNIS 18 et particulièrement marqués à Dubaï. Là, où la population est composée à 80% d’immigrés venus de toute l’Asie du Sud-est, les salaires stagnent depuis des années alors que la nourriture est de plus en plus chère. Des grèves des travailleurs du BTP ont conduit à l’expulsion d’un grand nombre de ces esclaves modernes ; bien qu’une convention avec des garanties minimales de salaires et de conditions de travail ait été conclue entre les Emirats et les pays exportateurs de main-d’œuvre, elle servira à garantir l’approvisionnement en chair fraîche plus qu’à modifier la réalité, Tout le Moyen-Orient est pris, on le sait assez, dans une tourmente de conflits internes et de guerres qui, à coup sûr, masquent les incidences que ces hausses de produits de base peuvent avoir soit sur des population luttant dans une économie totalement déstabilisée ou vivant dans des camps alimentés par des aides politiques ou humanitaires en subissant aussi les conséquences.
L’Iran a connu aussi récemment des grèves et manifestations – violemment réprimées - suite à la hausse du prix des carburants.
Le 10 janvier 2008, au Pakistan 20 les conflits politiques ont éclipsé des manifestations motivées par le manque de farine de blé. Des cartes de rationnement ont été rétablies distribuant à prix réduit farine et huile pour 7 millions des plus démunis.
L’Inde, qui compte 300 millions de pauvres (29 % des 1 100 millions d’habitants), souvent des paysans sans terres appartenant aux basses castes, connaît constamment des émeutes localisées, occasionnées manifestement par des situations extrêmes de pauvreté (exacerbées par les hausses de prix) mais qui souvent s’expriment par des affrontements ethniques ou religieux – comme, en décembre 2007, des attaques contre des minorités chrétiennes dans l’Etat d’Orissa (côte est de l’Inde) qui ont fait 5 morts et laissé 400 maisons incendiées. La population la plus pauvre manquerait, à cause de la hausse des prix, d’huile alimentaire, de blé, de riz et de haricots secs. A la suite de la sécheresse, la production de blé a diminué et les importations alimentaires ont crû de 54 % tout en restant insuffisante vu l’accroissement de la population.
Les réactions contre la pauvreté et l’appauvrissement au Bangladesh se sont manifestées, tout au long de l’année 2006 et au début de 2008 par des grèves surprises qui aussitôt deviennent des émeutes (voir p. 17) étendues à toute une zone, ceci malgré l’état d’urgence instauré en janvier 2007 (un gouvernement provisoire de technocrates, porté par l’armée, a pris alors le pouvoir ; cette autorité intérimaire a promis des élections d’ici à la fin 2008). Les dépenses alimentaires (dont la base est le riz) représentent 60 % du salaire moyen. Les 15 euros (inchangés) de salaire mensuel des usines textiles permettaient en 2000 l’achat de 6 à 7 kg de riz, aujourd’hui de seulement la moitié. La situation alimentaire catastrophique est aggravée par la violence des conditions climatiques (2,2 millions de sinistrés du cyclone Sidr qui a frappé le pays le 15 novembre, entraînant la mise en place d’un programme d’aide du PAM pour six mois).
En Birmanie, la junte militaire au pouvoir augmente brutalement, le 15 août 2007, le prix de l’essence de 66 %. Quatre jours plus tard, en protestation contre cette hausse et celle d’autres produits, des manifestations commencent à s’organiser autour d’une opposition politique. D’abord sporadiques elles prennent une énorme dimension associant la majorité de la population de l’ex-capitale Rangoon et l’ensemble du clergé bouddhiste. Comme elles se répètent et menacent de se transformer en émeutes, armée et police emploient les grands moyens, briser le mouvement par la force : 10 morts avoués, des centaines d’arrestations.
En Thaïlande, en février 2008, l’échec des militaires qui avaient pris le pouvoir suite à un coup d’Etat, incapables de résoudre les difficultés économiques engendrées par la hausse des cours mondiaux, sont contraints, sous la pression d’une tension croissante, de rendre le pouvoir aux civils qu’ils avaient évincés et qui doivent engager un programme de redressement de l’économie.
En Malaisie, par-delà des conflits ethniques latents, la hausse du prix du soja alimente les tensions entre communautés.
Le Vietnam, qui subit aussi ces hausse de prix (15,7 % d’inflation en février 2008, essentiellement due aux produits alimentaires) a connu 387 grèves en 2007 et de nouveau une vague de conflits début 2008, grèves qui se terminent généralement par des hausses de salaires.
On ne peut exclure de ce tableau la Chine, où les tensions sociales qui débouchent sur des grèves sont telles que le gouvernement central a promulgué un nouveau code du travail, applicable au 1er janvier 2008, contraignant les entreprises à améliorer les conditions d’exploitation. Seul le rapport de forces en décidera en fait. Mais dans le même temps, alors que l’inflation (8,7 % en 2007 contre 2% antérieurement) pousse de son côté à des revendications de salaires, le gouvernement tente d’établir un contrôle des prix sur des produits d’alimentation essentiels pour endiguer des revendications qui, si elles étaient satisfaites, perturberaient sérieusement l’économie chinoise, basée pour une large part sur les exportations à bas prix.
La Corée du Sud se trouve, comme beaucoup de pays industrialisés ayant peu de ressources naturelles, prise dans une contradiction quasi insoluble. D’un côté, pour éviter des revendications de salaire qui obéreraient les exportations, activité vitale pour le capital coréen, le gouvernement prend des mesures pour tenter de freiner la hausse des prix. Mais d’un autre côté, la récession américaine et l’instabilité du marché financier font qu’il ne peut vraiment endiguer cette hausse de prix.
Aux Philippines, en janvier 2008, pour prévenir une grève des transporteurs routiers, le gouvernement baisse le taux de la taxe sur les produits pétroliers. En mars 2008, le gouvernement cherche désespérément à importer 500 000 tonnes de riz alors que les pays producteurs ferment leurs exportations pour protéger le marché intérieur et la paix sociale.
Le problème du prix du soja (base du tofu, aliment courant), victime de l’expansion des cultures en vue de la production d’éthanol, se retrouve en Indonésie. L’huile de palme (dont le pays est un des premiers producteurs mondiaux) a vu son prix doubler en quelques mois du fait de son utilisation comme agrocarburant, d’où sa raréfaction dans son utilisation alimentaire (dans certains pays, le prix de cette huile est aligné sur celui du pétrole).
Le 16 janvier le gouvernement a dû décréter l’état d’urgence pour apaiser les tensions qui débouchaient sur des manifestations de masse notamment à Djakarta, à la limite de la violence ; en même temps était institué un contrôle des prix.
35 % du budget subventionnant déjà les produits alimentaires de base, le gouvernement tente de limiter les exportations et d’assurer les approvisionnements. D’autres manifestations ont tenté de faire baisser le prix du soja dont le prix a augmenté de 125 % en 2007 et de 50 % en janvier 2008.
Et l’on finit par Timor, où la situation économique a déclenché en février 2008 des affrontements politiques.
POURQUOILE PRIX DE L’ENSEMBLE DES MATIÈrRES PREMIÈRES S’ENVOLE-T-IL ?
Comment interpréter cette inflation eu égard au mode de production capitaliste ?
La tendance générale récente, chez les pays producteurs, est, afin de maintenir la paix sociale, de réduire voire fermer totalement les exportations, ce qui accroît d’autant les tendances à la hausse en restreignant l’offre mondiale : l’Argentine, l’Ukraine, la Russie et la Chine l’ont fait pour le blé en 2007, l’Inde, l’Egypte, le Cambodge et le Vietnam viennent de le faire pour le riz. Soulignons d’abord que ce n’est pas un phénomène nouveau, et qu’après des années de stagnation les prix ont commencé à monter, lentement d’abord pour s’envoler en 2007 et au début de cette année.
Ces hausses de prix de toutes les matières premières touchent l’ensemble des facteurs intervenant dans le procès de production et, à juste titre, inquiètent le monde capitaliste, tant par les bouleversements qu’elles entraînent du fonctionnement du système lui-même que par leurs répercussions sociales. Les pays industrialisés sont tout autant touchés que les pays « sous-développés », « en développement » ou « du Sud » (1). Les premiers possèdent plus ou moins des mécanismes politiques, financiers et économiques pour compenser, amortir les effets de ce dérèglement de l’économie capitaliste. Mais les mesures qu’ils peuvent prendre ainsi au niveau national (à celui, éventuellement, de l’Union européenne) restent limitées d’une part financièrement, vu l’ampleur du phénomène, et d’autre part en raison de leur dépendance plus ou moins grande à l’égard des échanges internationaux ; de plus, ils se trouvent inégaux devant les effets de cette situation, en fonction de leur propres productions et de l’importance des échanges internationaux dans leur économie. Personne ne peut dire, si la crise devait se prolonger, comment joueront ces mécanismes d’adaptation, particulièrement parce qu’une sorte d’effet boomerang déstabiliserait totalement les termes de l’échange qui assuraient l’équilibre économique antérieur.
Les seconds n’ont pas beaucoup de marges de manœuvre, en raison de leur dépendance étroite à l’égard du marché international (dépendance accrue par la destruction des structures primitives par le capital) et, parfois, de l’aide alimentaire internationale. Comme ces pays n’ont en général pas de dispositifs de protection sociale et comptent une grande masse de prolétaires précaires, les hausses des prix des produits de première nécessité déclenchent immédiatement des conflits sociopolitiques qui ne peuvent être résolus – dans l’immédiat – que par une répression violente.
Mais là aussi, cette forme brutale d’adaptation ne peut qu’entraîner une montée d’autres conflits si la situation de crise se prolongeait. Dans tous les débats sur l’envolée des coûts qui tentent d’expliquer l’inexplicable, on trouve des cause immédiates, des causes plus lointaines et des causes structurelles. Mais l’imbrication et l’interdépendance de toute l’économie capitaliste globalisée et mondialisée est telle qu’il est difficile de démêler des causes précises et uniques, d’en tracer l’évolution et, même pour les réformistes les plus radicaux, de trouver des « solutions » éventuelles au-delà des palliatifs nationaux. Un des facteurs retenus agit lui-même sur d’autres facteurs qui, à leur tour vont influer sur le facteur initial et fausser ainsi tout le discours sur les causes premières.
Nous allons limiter notre examen des causes aux éléments qui ont été déterminants dans les affrontements sociaux évoqués ci-dessus. C’est-à-dire au pétrole et aux denrées alimentaires de base. Mais ce faisant, on ne doit pas perdre de vue que les tentatives d’analyse de ces hausses de prix dans des secteurs limités pourraient tout autant s’appliquer à la hausse générale des prix d’autres secteurs comme l’énergie ou les minerais métalliques et par voie de conséquence à l’ensemble des produits semi-finis. De telles hausses dans un domaine spécifique interfèrent sur toute une chaîne de production, pas forcément d’une manière essentielle, mais le cumul de hausses de prix de différentes origines finit par être spectaculaire.
Par exemple une hausse de prix du minerai d’aluminium (la bauxite), par suite de l’accroissement de la demande mondiale d’aluminium, influe sur les prix de l’industrie automobile, de la construction aéronautique, de la construction, des équipements ménagers et de l’emballage alimentaire. On pourrait poursuivre de tels développements sur la hausse du prix des matières plastiques suite à l’envolée des cours du pétrole ; ou sur celle du prix de l’huile végétale alimentaire qui augmente le prix de tous les produits conditionnés car l’ensemble des additifs (conservateurs, colorants et parfums) en dépend.
Pour le pétrole, les causes de l’envolée des cours du brut, immédiates ou lointaines, ne manquent pas : sous réserve d’estimations assez fantaisistes sur les réserves non exploitées ou de l’ouverture de champs connus mais inexploités à cause de leur coût, ce marché n’est pas soumis, comme les productions agricoles à des aléas imprévisibles comme le climat (bien que ce dernier puisse jouer pour une brève période sur la consommation domestique, comme au mois de février-mars aux Etats-Unis).
A court terme, on incrimine la spéculation, l’appétit croissant des pays en développement, le maintien artificiel de quotas limitatifs (notamment de pays « pauvres » soucieux de garder l’avantage du pactole actuel), la hausse des tarifs du fret (un peu une histoire de poule et d’œuf, le fret grimpant à cause de la hausse des produits pétroliers et vice versa), le souci de garder des revenus constants, la hausse des prix compensant la baisse du dollar, monnaie de compte (voir graphique ci-dessous). A moyen et long terme, on peut citer l’épuisement des réserves et une exploration/exploitation de plus en plus difficile donc plus coûteuse.
Il est difficile dans cet imbroglio de causes de démêler ce qui prime et ce qui est tendanciel. Pour le moment, la spéculation globale semble jouer son rôle comme pour les autres marchandises : elle se greffe sur une hausse appartenant à d’autres facteurs parce que les capitaux spéculatifs refluant de secteurs qui ne fournissent pas de profit à court terme comme l’immobilier, cherchent à profiter de cette hausse conjoncturelle et en même temps la renforce.
Cette situation masque des tendances contradictoires, les unes, que nous avons mentionnées, incitant à une hausse, les autres, comme le climat ou la crise ou la hausse des prix elle-même, incitant au contraire à la réduction de la demande donc à la baisse des prix.
Quant au problème plus particulier des répercussions sociales immédiates de l’augmentation du prix du fioul domestique pour la cuisine, il découle à la fois de l’énorme accroissement mondial des concentrations urbaines et, notamment pour les pays producteurs de pétrole, de la carence des capacités de raffinage. Ce dernier problème est d’ailleurs général, à cause d’une insuffisance d’investissements des trusts pétroliers dans le passé et obère encore plus le coût des produits finis qui sont devenus dépendants des transports maritimes dont le coût, en augmentation, est encore plus onéreux pour les produits finis.
Pour les céréales dont le blé et le riz, malgré moult considérations sur des causes climatiques ou la concurrence des importateurs, la production mondiale est restée à peu près constante, ayant même légèrement progressé (voir tableau ci-dessus). Si la part consacrée à l’alimentation humaine et animale est restée constante, par contre, l’utilisation industrielle a progressé de 4% depuis 2005. Malgré ces constantes de production, le prix des céréales a pratiquement doublé depuis 2000 entraînant la hausse de l’ensemble des produits dérivés y compris produits laitiers et viande.
La lente progression des hausses des prix au cours des quatre ou cinq dernières années s’explique d’abord par l’accroissement de la demande résultant de l’accroissement de la population. Chaque année la terre compte 29 millions de têtes de plus à nourrir avec une production stagnante, les augmentations de production étant absorbées par des utilisations industrielles notamment vers les agrocarburants (on estime qu’en 2006, 14 % du maïs est parti en éthanol et que cette proportion atteindra 30 % en 2010). D’autres facteurs jouent aussi, mais de façon mineure, dans cette hausse relativement constante : le prix du pétrole entraînant une hausse des taux du fret maritime, du prix des engrais et des faux frais d’exploitation agricole. Comme on pense qu’en 2050 ans la population terrestre comptera 9 milliards d’habitants, on comprend que les spéculateurs se tournent vers des perspectives alléchantes. Des spéculations sur les modifications climatiques dues à l’effet de serre pronostiquent que la production agricole devrait diminuer dans les années à venir de 40 % en Inde, de 30 % en Afrique du Sud, de 20 % au Brésil. Une des causes de la moindre progression mondiale des productions alimentaires depuis cinquante ans vient des incitations, faibles par rapport aux investissements privilégiés dans le développement industriel : globalement, les organismes internationaux n’ont consacré que 4 % de la totalité de leurs incitations financières aux infrastructures rurales. Finalement, la hausse du prix des produits alimentaires de base, d’abord limitée, s’est surdimensionnée à cause de la spéculation (par exemple, en un an le prix du blé a bondi de 179 %, et dans la seule journée du 27 mars 2008, le prix du riz s’est envolé de 31 %). L’huile de palme, utilisée comme agrodiesel, a vu son prix s’accroître de 100 % en un an, provoquant une pénurie chez le plus gros producteur, l’Indonésie.
Les répercussions de ces spéculations sur l’ensemble des matières premières vont bien au-delà des effets nationaux et sociaux que nous évoquons ici : elles touchent l’ensemble de l’activité des entreprises capitalistes par des conséquences en cascade insoupçonnées (2), entraînant une augmentation des coûts de production. Les entreprises se trouvent contraintes de recourir au crédit à des taux élevés, en raison de la fuite des liquidités d’où une baisse de rentabilité. Le phénomène rejoint ici les problèmes centraux du capital : la baisse du taux de profit et la crise de la spéculation immobilière et financière née aux Etats-Unis, avec des répercussions dans le monde entier, font que les liquidités sont à la recherche de profits équivalents à ceux qu’ils pouvaient retirer des spéculations antérieures.
La hausse modérée mais constante des matières premières offre une opportunité pour tenter de retrouver des profits spéculatifs pour un capital flottant et qui s’investit peu dans le secteur de la production industrielle. Cette orientation récente des capitaux dans un autre secteur spéculatif pose nombre de problèmes pour le capital dans son ensemble. Dans l’immédiat et à court terme, se pose la question de savoir si les rigidités de la production agricole seront en mesure de permettre aux capitaux ainsi orientés de tirer les bénéfices espérés. Autrement dit : une nouvelle bulle spéculative n’éclatera-t-elle pas rapidement, développant la crise que ces capitaux tentaient de fuir ? D’autre part, indépendamment des réformes structurelles dans le secteur de l’agriculture et de l’agrobusiness que cette spéculation va engendrer dans son souci de rentabilité immédiate, l’augmentation des prix de base dans la reproduction de la force de travail va inévitablement déclencher (et déclenche déjà) des mouvements sociaux qui ne peuvent qu’influer sur le taux de profit.
On va ainsi se trouver devant un imbroglio de conséquences qui interféreront les unes avec les autres.
H. S.
NOTES
(1) Tous ces termes sont contestables, et même celui de « pays industrialisés », aujourd’hui que les délocalisations font de l’Inde, de la Chine ou d’autres contrées des pays avec des industries. On continue par habitude à employer ces termes correspondant à une période historique dépassée, tant le capital étendu sur toute la planète fait de la réalité des classes une vérité universelle. Tout au plus peut-on penser que la richesse reste concentrée dans les pays « du Nord », même si ceux-ci connaissent de plus en plus de « pauvres », qui sont toujours moins pauvres que les masses du « Sud ».
(2) Un exemple de ces conséquences en cascade peut être donné par l’huile de palme qui non seulement est intégrée dans le prix comme matière première mais aussi par l’usage qui en est fait pour la fabrication d’additifs alimentaires (conservateurs, parfums artificiels etc.).