Question : Edward Goldsmith, le directeur du fameux magazine L’Ecologiste, est-il vraiment un idéologue de la Nouvelle Droite ?
Oui, bien sûr. Nous avons décrit ses idées d’extrême droite dans deux articles récents [cf. dans cet ouvrage « Goldsmith et sa hiérarchie gaïenne » (p. 215-220), « Le millionnaire Goldsmith soutient la gauche et l’extrême droite » (p. 221-225)].
Q. Comment influence-t-il les mouvements politiques ?
Il a été impliqué dans la création de nombreuses organisations influentes comme Les Amis de la Terre et le Parti Vert au Royaume uni, Survival International, Ecoropa, The Ecologist/L’Ecologiste et le Forum international sur la mondialisation (IFG). Goldsmith peut se servir d’une partie du capital que son frère James a amassé. Jimmy Goldsmith était la 6e personne la plus riche du Royaume uni quand il est mort et il possédait 1,5 milliard de dollars. Edward Goldsmith a financé des dizaines de groupes militants et de lobbies pendant 30 ans. Maintenant que l’extrême gauche est très petite et dispose de peu de moyens financiers, les réseaux financés par Goldsmith et leurs thèmes de campagne sont plus visibles. Goldsmith finance surtout des actions contre les technologies génétiques, l’énergie nucléaire et la prétendue « mondialisation ». Autant que nous le sachions, il ne finance pas de groupes militants contre le racisme et le sexisme. Goldsmith contribue à ce que des questions intéressant la Nouvelle Droite attirent davantage l’attention et acquièrent plus d’influence dans les circuits militants. Mais ce n’est certainement pas ainsi que Goldsmith tire les ficelles, dans les coulisses. Au contraire, il semble distribuer de l’argent presque au hasard à des groupes qui travaillent sur ces questions, sans poser de conditions particulières.
Q. Comment les organisations ayant des contacts avec Goldsmith ont-elles réagi à vos critiques ?
Beaucoup ne semblent pas prêtes à critiquer leur attitude. Elles pensent que Goldsmith a un grand cœur, malgré ses idées conservatrices et patriarcales. Il s’oppose à la « mondialisation » et à la destruction de l’environnement, donc ce doit être un type bien, pensent-elles. Mais elles connaissent mal ses idées politiques réelles et, pour être honnête, la plupart n’ont guère envie d’en savoir plus. « Celui qui mange le pain de quelqu’un adopte son langage », dit un proverbe. Bien sûr, les organisations de gauche ne vont pas devenir partisanes de la Nouvelle Droite uniquement parce qu’elles reçoivent de l’argent de Goldsmith. Mais elles semblent avoir du mal à prendre leurs distances avec lui et n’ont aucune intention de le combattre lui et son idéologie de la Nouvelle Droite. Le flux d’argent se tarirait certainement, si elles prenaient cette position.
Q. Vous dites que Goldsmith joue un rôle important dans le Forum international sur la mondialisation. Considérez-vous que la plateforme de l’IFG exprime des idées de la Nouvelle Droite ?
Non, mais le Forum international sur la mondialisation n’est certainement pas de gauche. Ce club très élitiste ne combat ni le capitalisme ni le patriarcat. Il a surtout peur que les économies, les religions et les cultures locales disparaissent au contact de l’étranger (...).
Q. Vous n’avez pas l’habitude d’arrêter vos activités aussi brusquement.
Pendant plus d’une année, nous avons dénoncé les intérêts de la Nouvelle Droite dans les campagnes contre le « libre-échange ». Pratiquement personne, y compris nous-mêmes, n’a tiré de conclusions ou n’en a compris les conséquences pendant longtemps. (…)
Q. Comment votre critique a-t-elle été perçue par des organisations actives contre l’AMI et l’OMC ?
Leur réaction est étroitement liée à leur couleur politique. Celles qui s’occupent uniquement de lutter contre le « libre-échange » rejettent nos critiques. Les groupes qui combinent une vision anticapitaliste et une vision antisexiste reconnaissent le problème et comprennent la nécessité d’une discussion de fond.
Q. De telles discussions ne risquent-elles pas de provoquer la confusion et la division au sein de la gauche – ce qui, à son tour, provoquerait un nouveau déclin du militantisme ?
Sous l’influence du glissement à droite, la conception du monde de l’extrême gauche devient de plus en plus édulcorée. Pour que la gauche révolutionnaire survive et regagne de l’influence, il nous faut une idéologie cohérente. De Fabel ne court pas d’une action à une autre, ou d’un meeting à un autre, sans disposer d’un cadre de pensée et de référence et de buts clairs. Sinon nous courrons de plus en plus le risque de glisser tous vers la droite, peut-être même sans nous en rendre compte.
Q. Une position trop radicale de la gauche révolutionnaire ne la conduit-elle pas à s’isoler ?
À cause de la crise politique actuelle, peu de groupes révolutionnaires de gauche coopèrent ensemble. Mais nous ne pensons pas que ce soit une raison pour faire alliance avec la droite comme s’ils étaient des alliés de gauche. Si cela devait se passer, cela signifierait que nous surestimons notre importance actuelle et oublions la crise organisationnelle et idéologique de la gauche révolutionnaire. Les militants d’extrême gauche devraient se demander pourquoi leurs idées sont soudain tellement appréciées par les ONG alors qu’en réalité ces dernières ont des intérêts très différents des mouvements de base. Oui, quand, dans une période où la droite domine idéologiquement, des militants réussissent soudain à mobiliser un grand nombre de gens internationalement avec un nouveau thème comme la « mondialisation », il n’est pas impossible que la gauche devienne, de façon inattendue, plus populaire, mais il est très possible aussi qu’elle mobilise les gens sur des sentiments surtout nationalistes.
L’accord de l’AMI sur le « libre-échange » a été finalement abandonné à cause du nationalisme français…
Le gouvernement français a quitté les négociations. Il craint que les investissements étrangers lui fassent perdre l’influence qu’il exerce encore sur l’économie française et particulièrement sur la production nationale culturelle à travers l’industrie du film.
Q. Mais certains militants prétendent qu’il s’agit d’une victoire de la gauche.
Il faut souligner que les militants du Parti communiste français ont joué un grand rôle dans la décision du gouvernement français, c’est vrai, mais le nationalisme et la peur des multinationales jouent un rôle important dans les idées de ce parti.
Q. Est-il impossible d’être contre la « mondialisation » et le « libre-échange » à partir d’une perspective de gauche ? Voulez-vous laisser le champ libre à l’extrême droite ?
On peut analyser le système mondial d’oppression et d’exploitation à partir de différents angles. La gauche révolutionnaire emploie des concepts comme capitalisme, patriarcat, racisme et impérialisme. L’extrême droite se limite traditionnellement aux conflits nationaux, aux conspirations internationales et au « libre-échange ». Le terme très vague et branché de « mondialisation » fait partie de l’idéologie de la droite. Il suggère, quelle que soit l’intention de ceux qui l’emploient, que le capitalisme local, ou mieux national, repose sur la justice, et que les vrais problèmes viennent de l’extérieur.
Quand les militants d’extrême gauche écrivent dans leurs tracts contre la « mondialisation » et le « libre-échange » qu’ils s’opposent au nationalisme, cela ne sert à rien. En effet, leur concept central – la prétendue « mondialisation » – impose à leurs lecteurs un cadre de pensée, des concepts, de droite et nationalistes. Chaque action et chaque choix a un effet métapolitique et il est vital que les militants de la gauche révolutionnaire analysent sérieusement cet effet. La Nouvelle Droite est beaucoup plus consciente de cette question. Elle a compris depuis longtemps que, grâce aux actions des petits mouvements, l’impact « métapolitique » et donc indirect est, par définition, beaucoup plus large que l’influence directe sur les relations de pouvoir.
Donc, pour conclure, De Fabel van de illegaal laisse à l’extrême droite la prétendue « mondialisation » et la focalisation concomitante sur le « libre-échange ». Nous voulons analyser l’exploitation et l’oppression mondiales en utilisant un cadre conceptuel révolutionnaire et le combattre à travers des actions et des thèmes de réflexion totalement différents. Mais d’abord nous voulons contribuer à lancer une discussion internationale sur l’intrusion des idées de droite dans des campagnes censées être de gauche. Nous pouvons l’empêcher en reliant de façon conséquente l’anticapitalisme avec une analyse antiraciste et antipatriarcale, sans privilégier une dimension au détriment de l’autre.
Q. Certains militants pensent que combattre la « mondialisation » est déjà antiraciste. Ils disent que le racisme croît à cause de la pauvreté et de l’insécurité provoquées par la « mondialisation » et le « libre-échange ».
Le racisme n’est pas une réaction automatique ou naturelle contre la pauvreté et l’insécurité. Le racisme existe aussi chez des individus qui ne souffrent pas du tout de ces maux. On ne peut faire découler le racisme de l’ordre capitaliste. Il lui est certainement lié, mais il existe aussi par lui-même. Ce raisonnement a un autre défaut. La pauvreté et l’insécurité ne sont pas provoquées par le « libre-échange » ou par un phénomène vague comme la « mondialisation ». Elles sont causées par le système capitaliste. Les formes locales de capitalisme prônées par de nombreux militants altermondialistes seront tout autant fondées sur la productivité et les êtres humains souffriront autant d’insécurité. Et surtout, de nombreux militants altermondialistes rêvent de revenir à une ère féodale idéalisée quand on pouvait surveiller facilement la société et que tous les individus connaissaient leur place. Ils utilisent souvent une image conservatrice de la société où il n’y a pas de place pour les immigrés, les réfugiés et les autres « éléments étrangers ».
Q. Qu’y a-t-il d’erroné dans le terme de « libre-échange » ?
On ne peut pas analyser sérieusement la réalité du système capitaliste avec ce concept. La notion de « libre-échange » sous-entend que le capitalisme pourrait exister sans l’interférence de l’Etat, sans des Etats qui garantissent le droit de propriété, disciplinent les travailleurs, s’assurent que les routes sont construites, etc. Ce terme suggère un conflit entre l’Etat et le Capital, conflit qui n’existe pas en réalité. Les partisans et les adversaires du « libre-échange » utilisent la même analyse limitée du capitalisme. Nous pensons que le concept de la division internationale du travail est beaucoup plus approprié pour décortiquer le système international de circulation des capitaux et des marchandises.
Q. Les campagnes contre le « libre-échange » sont-elles antisémites ?
Non, elles sont potentiellement antisémites. Ce n’est pas la même chose. Pour des militants révolutionnaires, il devrait être absurde de se focaliser sur le « libre-échange » – à moins d’utiliser le cadre d’analyse traditionnel de l’extrême droite. L’antisémitisme en fera toujours partie. C’est une idéologie qui n’est pas historiquement très éloignée de l’altermondialisme, c’est pourquoi nous utilisons le terme de potentiellement antisémite. De nombreux militants d’extrême droite attirés par les campagnes internationales contre le « libre-échange » reconnaissent facilement ce potentiel antisémite. Auschwitz s’est déroulé il y a 55 ans et les militants d’extrême gauche ne sont déjà plus capables de reconnaître l’idéologie antisémite traditionnelle. Cela rend les campagnes contre le « libre-échange » encore plus dangereuses.
Q. Est-ce pourquoi, dans le dernier numéro de votre revue, vous comparez une récente affiche contre le « libre-échange » avec un vieux dessin antisémite ?
Nous voulions montrer les similitudes frappantes qui existent dans le langage des images utilisées. Ce n’est pas une coïncidence mais le résultat du choix stratégique qui consiste à souligner le rôle d’un groupe international invisible de capitalistes supposés tirer les ficelles du monde. Historiquement, ce type d’idées a toujours renforcé l’antisémitisme.
Merijn Schoenmaker
Eric Krebbers
Harry Westerink
(septembre 1999)