Les witte illegalen(1) à la croisée des chemins
De Fabel van de illegaal (printemps 2002)
Ellen de Waard et Eric Krebbers
Les witte illegalen (« clandestins blancs ») sont un groupe particulier de travailleurs migrants semi-légaux aux Pays-bas et qui ont mené beaucoup de campagnes d’agitation au cours des dernières années. Ils ont lancé une centaine d’actions, y compris trois grèves de la faim et deux longues campagnes, en commun avec les Eglises, pour le droit d’asile. Ces campagnes ont été efficaces, puisqu’elles ont permis d’obtenir plus de 2 200 permis de séjour. Cependant, des milliers de migrants sont restés sans papiers, et le large soutien dont ce groupe a bénéficié pendant un moment a beaucoup diminué. Geen mens is illegaal (Personne n’est clandestin) est un Comité national formé de plusieurs groupes autonomes de witte illegalen et d’associations de soutien. Ce comité veut évidemment continuer la campagne pour une amnistie générale. La seule question qui se pose est de savoir comment.
Tous les soirs, le groupe le plus actif des membres du Comité « Plus 6 moins 6 » se réunit dans les locaux de l’organisation turque TIOD à La Haye. Ils discutent des actions à mener, mais aussi de leur situation individuelle et de la façon dont ils devraient poursuivre leur campagne. Chaque fois qu’ils décident d’une action, ils peuvent appeler 290 personnes. OIB, un groupe d’Amsterdam, regroupe 550 travailleurs sans-papiers. Certains d’entre eux se réunissent deux fois par semaine au siège de l’organisation turque HTIB. Près de 40 witte illegalen marocains sont en contact avec un autre groupe de witte illegalen d’Amsterdam, l’ACWI. Ce comité dispose d’un bureau dans l’église de Chasse. À Utrecht et à Rotterdam il existe aussi des petits groupes de witte illegalen en contact étroit les uns avec les autres.
Désespoir
Durant les dernières années, les comités de witte illegalen ont connu de grandes difficultés. Certains de ceux qui ont finalement réussi à obtenir une carte de séjour essaient de prendre le contrôle de leur vie après avoir mené une existence incertaine pendant des années. Cela signifie travailler dur, essayer de gagner beaucoup d’argent pour rembourser ses dettes et rendre visite à la famille au pays, après de nombreuses années d’absence. Les witte illegalen restent en contact avec certains des travailleurs régularisés, mais généralement les comités ont perdu beaucoup de gens ayant de l’expérience pour mener des campagnes politiques et organiser leurs camarades.
Les tribunaux et les services de l’immigration ont rejeté les demandes de la plupart des sans-papiers. Un petit groupe d’entre eux attendent encore les résultats de leur procédure d’appel, mais, dans la plupart des cas, ils n’obtiendront rien. Beaucoup des witte illegalen en ont assez des procédures légales, ils en ont marre d’attendre. La plupart se sentent très frustrés et certains ont renoncé à tout espoir. Désespérés, certains sont prêts à faire la grève de la faim jusqu’à la mort. Ils ont l’impression d’avoir combattu en vain pendant toutes ces années. Parfois, ils sont aussi trompés par des gens qui prétendent avoir trouvé un moyen magique d’obtenir une carte de séjour. Heureusement les campagnes d’agitation dans la rue ont recommencé, et cela encourage la solidarité et les relations mutuelles.
Amnistie générale
La situation politique actuelle n’est pas favorable aux witte illegalen. Les politiciens sont de plus en plus à droite. Cela est évident depuis l’essor des idées du populiste Pim Fortuyn. Dans un tel climat de droite, on n’entend que des propos négatifs sur les migrants. À cela s’ajoute la disparition de la solidarité des syndicats et des Eglises. Le syndicat FNV a récemment déclaré qu’il ne soutiendrait plus jamais des groupes comme les witte illegalen. Les partis politiques, les Eglises chrétiennes et les syndicats ont perdu tout intérêt, et veulent croire que le problème des witte illegalen a été résolu par une commission spéciale créée à la suite des grèves de la faim. Pour renverser ce courant, les witte illegalen doivent continuer à s’imposer sur le terrain politique et social en manifestant et en faisant du lobbying. « Nous sommes encore là », tel devrait être le message. Il faut que l’on sache que les cas des witte illegalen que l’on a rejetés ne sont pas vraiment différents de ceux qui ont été légalisés, et que la loi sur la légalisation temporaire n’a pas été appliquée correctement. Il faut remettre en cause le mythe selon lequel toute l’affaire aurait été traitée correctement.
Cependant, une question se pose : les witte illegalen doivent-ils se concentrer sur les défauts d’une législation temporaire ? Peut-être serait-il plus sage de prôner une amnistie générale pour tous les witte illegalen, car une législation temporaire mieux appliquée exclurait encore beaucoup de travailleurs immigrés. Peut-on obtenir une réglementation meilleure dans le climat politique actuel ? Beaucoup de membres du comité « Personne n’est clandestin » pensent c’est improbable. Cependant, la situation peut changer. Cela dépend de la pression politique que l’on arrivera à créer – qui ne risque rien n’a rien. Dans les années qui précédaient les grandes grèves de la faim, personne n’avait le moindre espoir en la cause des witte illegalen. « Qui sait, quelques grandes actions peuvent réveiller l’opinion publique, pensent de nombreux witte illegalen. Supposons que Groenlinks, le parti de la Gauche verte, arrive au pouvoir. Ils disent, dans leur dernier manifeste électoral qu’ils veulent trouver une solution pour les witte illegalen. »
Le problème est que le thème d’une autre législation est souvent utilisé comme une carotte, chaque fois que l’on introduit de nouvelles lois répressives comme la Koppelingswet (elle permet aux services de l’immigration de se connecter à toutes sortes de banques de données). Cette loi a supprimé le statut semi-légal des witte illegalen. Un étranger qui veut avoir une couverture sociale, être enregistré à la mairie et payer des impôts doit désormais posséder obligatoirement une carte de séjour. Les witte illegalen se sont donc présentés pendant un moment comme des victimes de la Koppelingswet. Cependant, la protestation contre cette loi a diminué, et cette loi ne constitue plus maintenant un argument convaincant en faveur de la légalisation.
Nouveaux venus
Si l’on considère la question dans un cadre historique général, les witte illegalen ne sont qu’une des nombreuses générations de travailleurs migrants venus travailler aux Pays-Bas. Les migrations du travail sont des phénomènes aussi vieux que le capitalisme lui-même, et même plus anciennes que lui. Régulièrement les habitants des pays pauvres viennent chercher du travail dans les pays riches. De nombreuses générations de travailleurs migrants sont venus aux Pays-Bas avant les witte illegalen, et de nombreux groupes de migrants sont arrivés après eux. Certains membres du Comité « Personne n’est clandestin » se demandent s’il ne serait pas mieux que le cas des witte illegalen soit rattaché à ceux des autres groupes de travailleurs sans-papiers parce que, après tout, l’union fait la force.
Les migrants qui se sont organisés il y a quatre ans sous le nom des witte illegalen ont créé cette définition eux-mêmes.Mais il est possible de l’élargir afin d’inclure plus de gens. Certains witte illegalen, par exemple, disent que toute personne qui travaille et peut gagner sa vie peut être qualifiée de witte illegaal. D’un autre côté, on pourrait choisir d’abandonner entièrement ce concept. Quand la législation temporaire disparaîtra sous peu, le gouvernement ne reconnaîtra plus l’existence des witte illegalen. Tous les migrants sans-papiers (qu’ils travaillent ou pas) seront, à partir de là, égaux aux yeux de la loi. Pendant ce temps, de nouveaux sans-papiers auront rejoint le « Comité Plus 6 moins 6 » à La Haye et l’OIB à Amsterdam. 90% des membres du comité de La Haye et près de la moitié de ceux d’Amsterdam sont encore des witte illegalen.
Le gouvernement aime diviser les sans-papiers en différents groupes, chacun ayant son propre statut, sa nationalité spécifique et son nombre d’années de séjour diférent. Ces groupes luttent tous pour une carte de séjour, mais séparément, ce qui permet au gouvernement de diviser pour mieux régner. Les travailleurs sans-papiers devraient donc formuler les problèmes qu’ils ont en commun et s’organiser ensemble. Certains soutiens des sans-papiers pensent que l’exploitation et les mauvaises conditions de vie peuvent servir de terrain revendicatif commun. Cependant la plupart des sans-papiers soulignent qu’ils ont apporté une contribution importante à la société et l’économie néerlandaises. Les sans-papiers souffrent aussi d’une exclusion sociale et d’une répression policière croissantes. Ces éléments communs et plus larges devraient permettre aussi aux femmes de rejoindre ce mouvement. De nombreuses witte illegalen ne sont pas enregistrées auprès de la mairie et n’ont pas de numéro de Sécurité sociale, mais travaillent souvent à la maison ou au noir. Il y a de plus en plus d’employées domestiques sans-papiers, en ce moment surtout d’origine philippine, et elles pourraient facilement rejoindre un tel mouvement – s’il élargissait ses objectifs.
L’élargissement de l’Union européenne
En 2004, l’Union européenne s’étendra et intégrera probablement de nouveaux pays de l’Est. On s’attend à l’afflux de main-d’œuvre « bon marché » originaire de ces pays et venant légalement de Hongrie, de Pologne et de République tchèque. Les sans-papiers qui travaillent ici deviendront alors superflus aux yeux à la fois du gouvernement et des patrons. Le nombre de rafles et d’expulsions de sans-papiers augmentera encore. L’élargissement de l’Union européenne pourrait être (tout comme antérieurement l’introduction de la loi sur le couplage des données informatiques) une bonne occasion de lancer une nouvelle campagne de régularisation. En dehors des arguments formulés par les sans-papiers, on pourrait avancer l’idée que toute personne ayant contribué jusqu’ici à l’économie néerlandaise devrait recevoir une carte de séjour et ne pas être expulsée.
Les witte illegalen sont aujourd’hui surtout soutenus par des gens qui sympathisent personnellement avec les sans-papiers, et certaines organisations spécialisées comme Nederland Bekent Kleur, Prime et De Fabel van de illegaal. Selon certaines organisations de migrants et associations de soutien, nous pourrions regagner un large soutien si les witte illegalen combinaient leur lutte avec celle des autres sans-papiers. De plus, s’ils rejoignaient le combat des mouvements plus larges, par exemple le mouvement pour les droits des immigrés, le mouvement antiraciste, le mouvement pour une Europe sociale mené par les syndicats, cela donnerait plus de possibilités aux travailleurs migrants ayant un statut légal de rester impliqués dans ce combat.
Beaucoup de witte illegalen pensent qu’il est risqué de mélanger leur combat particulier avec la lutte des autres sans-papiers. Leur statut leur permet d’être plus respectés et connus que les autres migrants, car ils paient des impôts et sont enregistrés auprès de la mairie. Ils estiment avoir de meilleurs arguments pour obtenir une carte de séjour. La plupart des witte illegalen se déclarent solidaires des nouvelles générations de sans-papiers. Ils aimeraient les soutenir mais sans mélanger leur cas avec celui des autres, car dans ce cas ils craignent d’empirer leur propre position. De plus, ils croient que, vu le climat réactionnaire actuel aux Pays-Bas, plus un groupe d’étrangers est important, moins il a de chances d’être régularisé. Pourtant les witte illegalen sont soutenus par les autres sans-papiers. Ces derniers voient en eux une sorte d’avant-garde qui brisera le mur qui les emprisonne afin qu’eux-mêmes, ensuite, aient aussi une petite chance d’être régularisés. Le débat sur l’avenir de la campagne pour la légalisation des sans-papiers va certainement se poursuivre au sein du comité « Personne n’est clandestin ». En tout cas, une chose est sûre : la lutte des witte illegalen sera une grande source d’inspiration pour les futures générations de sans-papiers.
Ellen de Waard et Eric Krebbers
(2002)
(1) Littéralement les « clandestins blancs ». ll s’agit des travailleurs migrants venus aux Pays-Bas avant 1992, détenteurs d’un numéro de Sécurité sociale et qui paient des impôts depuis des années. Avec l’introduction, en 1998, de la « Koppelingswet » (loi selon laquelle le statut légal de résidence est lié au fait de bénéficier des services publics), ces personnes se retrouvent avec un statut irrégulier (Ni patrie ni frontières).